Albert Messiah (40) Résistant et physicien
Albert Messiah, reçu à Polytechnique, s’embarque le 21 juin 1940 à Saint-Jean-de-Luz pour Londres, sur le Batory, avec d’autres jeunes de vingt ans, comme François Jacob et Robert Saunal – ce dernier sera un des trente-trois Compagnons de la Libération polytechniciens.
Il participe en septembre à l’opération de Dakar avec de Gaulle, qui dut se retirer, refusant de riposter aux troupes de Vichy qui avaient ouvert le feu. Il débarque avec le Général en AEF et rejoint Brazzaville où il est affecté à diverses unités de soutien logistique – c’était une « drôle de guerre », y compris dans la France libre.
La règle d’Hitler
Albert Messiah. © A. MOATTI
Demandant à plusieurs reprises à rejoindre les unités combattantes, il participe à la libération de Strasbourg, réalisant avec Leclerc et son frère André Messiah (X 40 lui aussi) le serment de Koufra (« Jurez de ne déposer les armes que lorsque nos couleurs flotteront sur la cathédrale de Strasbourg »). Il fait partie des groupes avancés de la 2e DB qui prennent le « Nid d’aigle » de Berchtesgaden – il en rapporte la règle d’Hitler qu’il donne au musée de l’Ordre de la Libération.
Il évoquait avec malice ce menu larcin, comme une vengeance personnelle – dérisoire mais symbolique – contre Hitler et la barbarie qu’il avait fait subir à son peuple.
Une préfiguration de la théorie des quarks
Après Polytechnique, il entre au corps des Mines et s’oriente vers une carrière de physicien. Il se forme à la physique quantique au séminaire Bohr à Princeton en 1949–1950 – il racontait qu’Einstein y assistait, même s’il y arrivait un peu en retard –, puis passe trois ans à l’université de Rochester (New York).
« Le Messiah » sera considéré comme un apport majeur à la science mondiale
Cette formation lui permet de mettre en place à son retour le premier enseignement véritablement structuré et moderne de physique quantique en France, à partir de 1955 au CEA, qu’il rejoint à l’instigation d’Yves Rocard et de Pierre Guillaumat (28).
Ses propres travaux de recherche portent sur les parastatistiques quantiques, qui peuvent être considérées comme une préfiguration de la théorie des quarks. De l’ensemble, il tire un livre, Mécanique quantique, connu comme « le Messiah ».
Le monde scientifique l’attendait, sans jeu de mots : ce livre sera en effet considéré par la communauté de la physique quantique, dès sa traduction en anglais au début des années 1960, comme un apport majeur à la science mondiale. Réédité pendant trente ans, il sert encore aujourd’hui de fondement à de nombreux autres ouvrages et cours, et a participé à la formation de toute une génération de physiciens français, comme Roger Balian (52), les prix Nobel Pierre-Gilles de Gennes ou Claude Cohen-Tannoudji.
Directeur au CEA
Albert Messiah avec André Giraud (44). © CEA
Au CEA, qui constituait un formidable appel d’air en matière de recherche pour de jeunes physiciens, normaliens ou polytechniciens, il devient directeur du département de la Physique nucléaire en 1965, puis directeur de la Physique en 1972, après le décès prématuré de Claude Bloch (1923−1971, X42). Il contribue au développement de la recherche expérimentale, notamment dans les domaines de la physique nucléaire de basse et haute énergie.
Rompant les barrières qui séparaient le monde des ingénieurs et chercheurs de haut niveau de celui des premiers cycles universitaires, il devient professeur à l’université Pierre-et- Marie-Curie. Il y enseigne, aussi, que l’esprit scientifique consiste moins à savoir des choses qu’à se poser des questions ; que, dans la science, la démarche compte au moins autant que le résultat.
« L’Histoire est faite par ceux qui prennent des risques, pas par ceux qui vont dans le sens des événements »
En 2009, Albert Messiah intervenait devant les élèves de Polytechnique à Palaiseau. Un peu fatigué, mais l’œil malicieux il partageait, là encore, quelques enseignements. Raillant la stupidité de la phrase de Pétain « entre soldats, et dans l’honneur » (quel soldat, quel honneur, à propos d’Hitler ?), il faisait remarquer, au sujet des dirigeants et du corps social de 1940 : « Il est beaucoup plus facile d’être médiocre que d’être intelligent. » Et tout le monde avait compris que cela s’appliquait à toutes époques et toutes catégories, brillants élèves de grandes écoles notamment, à tout âge.
Il ajoutait : « L’Histoire est faite par ceux qui prennent des risques, pas par ceux qui vont dans le sens des événements. » Ces phrases résonnaient fort devant ces jeunes en uniforme, au seuil de leur vie et de leurs choix. Elles résonnent encore, même si Albert Messiah est parti.
Il a œuvré pour la patrie, il a œuvré pour les sciences – quant à la gloire, ce n’était pas sa priorité. C’est un autre bateau que le Batory qu’il a pris, mais le fanal qui le guide et qui nous guide, c’est celui de la résistance à la bêtise, celui de la volonté, de la connaissance, de la science – c’est aussi celui de son regard plein d’intelligence.
[Mes remerciements à Roger Balian pour la reconstitution de la carrière de physicien d’A. Messiah.]