Jacques Rouché (1882), homme de théâtre et de musique
Personnalité hors du commun, Jacques Rouché a été un patron visionnaire, passionné de théâtre et de musique, sans doute le plus grand directeur que l’Opéra de Paris n’ait jamais connu à une époque où cette institution était assimilée à une entreprise privée. Il a été l’organisateur d’une myriade de spectacles qu’il a financée sur ses fonds propres. Discret et peu disert, il avait exigé que l’on n’écrive rien sur lui. Il est temps de lever le voile sur son étonnante histoire.
Né en 1862 à Lunel, Jacques Rouché entre à l’X en 1882. Il y côtoie Jean Cazemajou, explorateur ; Ferdinand Ferber, pionnier de l’aviation ; Charles Nollet, général et ministre de la Guerre sous Édouard Herriot ; et deux écrivains, Édouard Estaunié et Marcel Prévost.
Antécédents polytechniciens
Eugène Rouché (1852), père de Jacques Rouché, a été professeur à l’École centrale et à Polytechnique où il termine sa carrière comme examinateur de sortie. Auteur de plusieurs ouvrages de mathématiques dont un célèbre Traité de géométrie, écrit en collaboration avec Charles de Comberousse, il est élu à l’Académie des sciences en 1896.
Après Sciences politiques et l’inspection des Finances, il participe à l’Exposition universelle de 1889 en tant que chef du commissariat, ce qui lui vaut la Légion d’honneur à 27 ans.
De l’administration à la parfumerie
Réaffecté dans les ministères, il ne songe qu’à s’en évader. Il écrit des pièces de théâtre, visite les principales scènes lyriques européennes, est l’un des premiers abonnés de Bayreuth. En 1891, il postule sans succès à la direction du Théâtre de l’Odéon. Convaincu que seuls d’importants moyens financiers lui permettront de diriger une salle de spectacle, il épouse en 1893 Berthe Piver qui lui apporte en dot la plus ancienne maison de parfums française.
Pour assurer le succès des produits L.-T. Piver, il mène une politique commerciale dynamique : invention de la carte parfumée, modernisation du flaconnage avec les maisons Lalique et Baccarat, installation de comptoirs à l’étranger. En quelques années, l’entreprise retrouve une prospérité qu’elle n’avait pas connue depuis longtemps. Dès lors, Jacques Rouché reçoit dans l’hôtel particulier qu’il s’est fait construire non loin du parc Monceau, organisant concerts et soirées musicales.
Il se constitue un cénacle d’artistes
Pour les animer, il prend contact avec Claude Debussy, Reynaldo Hahn, Maurice Ravel, Ricardo Viñes, Albert Besnard, Maurice Denis et beaucoup d’autres. Il se constitue ainsi un petit cénacle d’artistes.
La Grande Revue
Portrait de Jacques Rouché, vers 1910. Coll. part.
En 1907, Jacques Rouché achète La Grande Revue à Fernand Labori, avocat d’Émile Zola. Voulant couvrir » le mouvement contemporain des idées et des faits », il convainc universitaires, politiques, scientifiques, écrivains de le rejoindre.
C’est cependant dans le domaine littéraire que ses résultats sont les plus spectaculaires : Gabriele d’Annunzio, André Gide, Jules Renard, George-Bernard Shaw, Alain- Fournier, Jean Giraudoux, Octave Mirbeau y font paraître romans, nouvelles, pièces de théâtre, essais, critiques. Les rubriques rendant compte de l’actualité sont signées Jacques Copeau et Léon Blum (théâtre), Romain Rolland et Louis Laloy (musique), George Desvallières et Maurice Denis (peinture), Gaston Doumergue (politique). André Suarès tient une chronique intitulée » Sur la vie « . Il réunit ainsi quelques- uns de ceux qui participeront plus tard à l’aventure de la Nouvelle Revue française (NRF).
Par la variété des sujets traités, la qualité de ses rédacteurs, le sérieux de ses analyses, La Grande Revue est un périodique généraliste à forte inflexion littéraire, occupant une place à part dans la presse française. Elle dispose rapidement d’un lectorat fidèle, sensible au pluralisme des idées. Jacques Rouché dirige La Grande Revue jusqu’en 1939, date à laquelle elle cesse de paraître.
Le Théâtre des Arts
Peintres décorateurs
Partisan d’une nouvelle approche de la scénographie consistant à « mettre le décor au service du drame », Jacques Rouché s’attache le concours de peintres qui, par leur sensibilité, sont susceptibles de traduire l’esprit du spectacle dont ils doivent réaliser décors et costumes. Une trentaine est ainsi mise à contribution parmi laquelle Maxime Dethomas, Jacques Drésa, René Piot, André Dunoyer de Segonzac, Georges d’Espagnat, Charles Guérin, André Hellé.
En 1910, il a l’opportunité de réaliser enfin un vieux rêve en louant pour trois ans le Théâtre des Arts (actuel Théâtre Hébertot). Il met aussitôt sur pied un programme étonnant de modernité : le théâtre contemporain est représenté par des écrivains français tels Jean-Louis Vaudoyer, Henri Ghéon, Georges Duhamel ; parmi les auteurs étrangers figurent Friedrich Hebbel avec Marie-Madeleine, Piotr-Ilitch Dostoïevski avec Les Frères Karamazov, où trois jeunes talents éclatent : Jacques Copeau qui en assure l’adaptation, Charles Dullin et Louis Jouvet qui jouent respectivement Smerdiakov et le père Zossima ; enfin, George-Bernard Shaw est à l’affiche avec La Profession de Madame Warren, pièce sulfureuse interdite en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Profondément impressionné par la nouveauté que constituent les Ballets russes, il monte leur équivalent français. C’est ainsi qu’en avril 1912 naissent quatre chefs-d’œuvre du répertoire chorégraphique français : Istar de Vincent d’Indy, La Tragédie de Salomé de Florent Schmitt, La Péri de Paul Dukas et Adélaïde ou le Langage des fleurs de Maurice Ravel.
Enfin, il propose des œuvres baroques qui n’avaient pas été jouées depuis plus d’un siècle : Idoménée de Mozart, Thésée de Lulli, Le Couronnement de Poppée de Monteverdi, Pygmalion de Rameau. La critique et le public font un triomphe à ces opéras que le XIXe siècle avait complètement éclipsés. Arrivant trop tôt, cette expérience est sans lendemain, et il faut attendre les années 1950 pour qu’une telle musique trouve ses admirateurs.
L’Opéra de Paris
Les trois saisons du Théâtre des Arts frappent si fort les esprits que le ministre des Beaux-Arts songe à Jacques Rouché pour succéder à André Messager et à Leimistin Broussan à la tête de l’Opéra de Paris :
Sa nomination à l’Opéra fait grincer bien des dents
une ascension prodigieuse pour cet homme qui, en quelques années, se retrouve à la tête de la plus prestigieuse institution culturelle française.
En septembre 1914, la fermeture des théâtres nationaux vient suspendre une mise en route à peine commencée. Suivent quinze mois d’inactivité durant lesquels Jacques Rouché mesure l’ampleur de la tâche qui l’attend.
Jacques Rouché, Éliette Schenneberg et Jean Cocteau. |
Si le chant a été maintenu à un haut niveau de qualité par ses prédécesseurs, le corps de ballet pèche par un recrutement marqué par le favoritisme et un enseignement très académique. Pour y porter remède, il cherche à s’adjoindre le talent de danseurs russes. Ainsi, dès 1914, il entre en pourparlers avec Vaslav Nijinski. Plus tard, il convie Michel Fokine, Ida Rubinstein, Nicola Sergueev, Anna Pavlova et Bronislava Nijinska à chorégraphier pour l’Opéra, espérant que l’un d’entre eux accepte de poursuivre une collaboration plus longue. En vain.
Finalement, le ballet ne retrouve son lustre qu’avec l’arrivée de Serge Lifar en 1929. Sous son impulsion, les initiatives se multiplient : interdiction faite aux abonnés de fréquenter le foyer de la danse ; création des mercredis de la danse, professionnalisation du métier, institution du titre de danseur étoile, programmation laissant une large place à cette discipline. Un des plus beaux symboles de cette rénovation est Icare où les séquences chorégraphiques dictent le rythme musical et concrétisent de manière singulière la fusion entre la musique et la danse.
Dans le domaine lyrique, les transformations opérées par Jacques Rouché sont tout aussi décisives. Il invite une génération de compositeurs français à créer pour l’Opéra tout en ouvrant très largement le répertoire aux œuvres étrangères.
Parmi les réalisations les plus remarquables, retenons Padmâvatî d’Albert Roussel, Le Jardin du Paradis d’Alfred Bruneau, Le Chevalier à la rose et Elektra de Richard Strauss, Mârouf, savetier du Caire d’Henri Rabaud, Turandot de Giacomo Puccini, La Tour de feu de Vittorio Rieti, Œdipe de Georges Enesco, L’Enfant et les sortilèges de Maurice Ravel, Le Marchand de Venise de Reynaldo Hahn, Médée de Darius Milhaud.
Le souci de l’innovation
Par sa formation, Jacques Rouché est très attentif aux innovations techniques pouvant améliorer la présentation de ses spectacles. Il met ainsi en place un cyclorama, adopte la scène tournante, les praticables et les décors projetés. On lui doit également les premières retransmissions radiophoniques et le bal de l’X.
En conviant Léo Blech, Bruno Walter et Wilhelm Furtwängler à venir diriger à Paris, il offre au public français l’occasion d’écouter des oeuvres étrangères dans leurs langues d’origine et de découvrir quelques stars de cette époque : Loritz Melchior, Frida Leider, Lotte Lehmann, Alexander Kipnis, Herbert Janssen. C’est également lui qui lance la carrière de Germaine Lubin, Georges Thill, Fanny Heldy, Ninon Vallin, José Luccioni, Géori Boué, Paul Cabanel et de beaucoup d’autres.
L’Occupation
Jacques Rouché se trouve à Cahors avec une partie de l’orchestre de l’Opéra quand, en juillet 1940, le gouvernement du maréchal Pétain l’enjoint de remonter sur Paris. Âgé de 78 ans il ne souhaite pas poursuivre ses fonctions à la direction de la RTLN. Dans les conditions imposées par l’Occupant, il refuse. C’est finalement son personnel qui, craignant d’avoir un administrateur allemand, arrive à le fléchir.
Le directeur de l’Opéra, qui a ordre de faire tourner son institution, doit alors faire face au même type de problèmes et de dilemmes que tous ses homologues des théâtres parisiens ou des sociétés de production cinématographiques : attention portée au choix du répertoire, exigences de l’occupant en matière de présence dans la salle, parfois plus que pesante, et surtout appui au personnel dont les conditions de vie sont de plus en plus difficiles. Si, à l’automne 1940, les lois d’exclusion à l’encontre des Juifs l’obligent à se séparer d’une cinquantaine de personnes, il maintient leur rémunération jusqu’en décembre 1942. Bien que la Charte du travail d’octobre 1941 ait dissous les syndicats, il continue à négocier avec eux des indemnités de vie chère, des secours pour les salariés mobilisés et l’obtention de cartes de travailleurs de force pour les machinistes afin de leur éviter le S.T.O. Enfin, il aide financièrement plusieurs artistes juifs à quitter l’Europe, notamment Darius Milhaud et Ernest Klausz.
Traduit devant une chambre civique en 1945, syndicalistes et résistants des deux scènes lyriques françaises viennent témoigner à son procès, affirmant qu’il a fait preuve d’une neutralité plus que bienveillante à leur égard. Lavé des soupçons de collaboration, il est acquitté et se retire en son hôtel particulier de la rue de Prony où il meurt en 1957.
Une aventure unique
Dans l’histoire de l’Opéra, les trente ans de direction de Jacques Rouché n’ont pas d’équivalent : 160 créations, 700 décors, 5 000 costumes, un répertoire largement renouvelé, une troupe de danseurs devenue l’une des plus prestigieuses au monde, une pléiade d’artistes sollicités, compositeurs, musiciens, peintres, chanteurs, danseurs, chorégraphes. À telle enseigne que Jean Cocteau a pu dire à son propos : « S’il fallait faire la liste des artistes que Jacques Rouché a aidés, encouragés, propulsés sur le devant de la scène, un dictionnaire n’y suffirait pas. »