La valeur cachée des musées
REPÈRES
Les actifs immatériels des musées peuvent se définir comme des actifs non monétaires qui ne peuvent être ni vus, ni touchés, ni parfaitement mesurés physiquement, mais qui participent néanmoins à la valeur et au rayonnement de l’institution à travers le temps et l’effort de ses ressources vives. On y compte principalement le capital intellectuel et humain, le capital de marque, le capital de créativité.
L’actualité des musées a connu ces dernières années des développements très riches où l’image de marque a été singulièrement mise en avant. Du Louvre-Abou Dhabi au Guggenheim de Berlin en passant par le nouveau musée King Abdulaziz Center for World Culture en Arabie Saoudite, une nouvelle génération de musées est en train d’éclore.
La valeur d’un musée
Un musée se caractérise par la rareté de ces ressources qui ne sont pas facilement reproductibles
Dans ce contexte, quelle est la valeur d’un musée ? Trouve-t-on cette valeur dans ses seules collections ? Dans l’attrait de son architecture ? Dans le savoir-faire de ses acteurs ? Ou encore dans ses réseaux, son public, ou la délectation des visiteurs découvrant ses œuvres ? On remarque intuitivement que la richesse des musées dépasse les seules collections et englobe tous les talents de l’institution. Henri Loyrette, président-directeur du Louvre, se plaît souvent à rappeler que son musée est aussi « un véritable conservatoire de tous les métiers des musées ».
L’évaluation de tout actif immatériel, particulièrement dans le secteur muséal, représente un véritable défi. Dans le secteur économique marchand, certaines approches théoriques invitent à une évaluation fondée sur le marché1 tandis que d’autres se fondent plutôt sur les ressources de la structure étudiée2. Toutefois, contrairement à une entreprise, le musée n’est pas dans un secteur marchand et se caractérise par la rareté de ces ressources qui ne sont pas facilement reproductibles.
Le développement du Guggenheim
D’un point de vue pratique, le Guggenheim a mené depuis des années une stratégie de développement qui l’a conduit dans des villes de tous les continents : New York, Berlin, Venise, Bilbao, Abou Dhabi, etc. L’exemple de Bilbao marque souvent les esprits avec le remarquable succès de son architecture signée par Frank O. Gehry. Créé en 1997 avec quelque 45000 m² de surface, ce musée a été le fruit d’un lourd investissement du gouvernement basque (166 millions d’euros) et a été conçu par le truchement d’une franchise de marque qui a rapporté 18 millions d’euros au Guggenheim.
Toutefois, certains commentateurs ont pu voir aussi la limite d’un tel système où trop d’expansion pouvait nuire à la qualité des contenus présentés dans les expositions.
La licence de la marque Louvre
De façon différente, l’aventure du Louvre à Abou Dhabi est d’abord l’histoire d’une opportunité issue d’une demande venant de prime abord de l’émirat même d’Abou Dhabi. La grande novation fut, en 2007, la négociation d’une licence de marque. S’est alors posée la question de savoir comment calculer le prix d’un nom aussi unique que le Louvre ?
Évaluer un projet précis
Pour l’évaluation des actifs immatériels des musées, que se serait-il passé si la négociation du Louvre-Abou Dhabi avait eu lieu après la crise financière de l’émirat voisin de Dubaï ? Nul doute que les résultats auraient été sensiblement différents. L’intérêt principal de la valorisation des actifs immatériels des musées est donc non pas de connaître la valeur même du musée, tâche aussi surhumaine qu’impossible, mais plutôt d’évaluer un projet précis et à négocier. Un tel projet s’inscrit nécessairement dans une temporalité spécifique et s’expose donc à une variation à l’aune d’un contexte différent.
Alors que les discussions sur la Sorbonne avaient conduit la France à céder gratuitement la licence de marque pour le nom prestigieux de cette université, le Louvre a étudié plus avant une évaluation si essentielle pour étayer la négociation entre la France et les Émirats arabes unis sur la question. Ce fut, tout d’abord, le lancement d’un parangonnage mondial des musées avec des initiatives antérieures : certes, le Guggenheim, mais aussi les actions du Louvre à Atlanta.
Toutefois, cette approche n’étant pas assez généralisée ni complète, il a aussi fallu trouver des comparatifs se rapprochant du caractère tout à fait exceptionnel du nom du Louvre. Le point de comparaison fut dès lors le secteur des industries du luxe où la rareté et l’image de marque sont des facteurs de succès particulièrement déterminants.
Il est à ce titre intéressant de noter que certains grands musées français (Louvre, Versailles) sont en France aussi membres du Comité Colbert qui regroupe justement les industries du luxe français pour mieux les promouvoir.
Après plusieurs mois de négociation, la valorisation de la licence de marque fut arrêtée à 400 millions d’euros, un véritable record historique dans l’univers muséal. Ce record fut d’autant plus noté que l’accord international de coopération qui s’en est suivi incluait un sousjacent contractuel évalué à un milliard d’euros, ce qui a conduit la presse à cette époque à qualifier l’ancien ministre de la Culture Renaud Donnedieu de Vabres « d’homme qui [valait] un milliard ».
La peur d’un malaise
Certains ont pu craindre que cet événement risque de banaliser l’exceptionnalité de la culture si un jour nous nous réveillions avec un musée du Louvre à tous les coins de rue.
D’où la peur d’un « malaise dans les musées » pour reprendre le titre éponyme d’un ouvrage de Jean Clair paru en 2007, à la même époque. En réalité, on est loin de cette eschatologie culturelle. La raison en est simple : le capital en hommes et en savoir-faire des musées est une ressource très rare. Ne faut-il pas plus de vingt ans pour former un conservateur de musée, de même pour avoir un spécialiste de la muséologie, de la médiation culturelle pour le public, de la sécurité ? De facto, il est impossible de reproduire à l’envi un modèle de développement des musées qui ne respecterait pas le caractère limité, et donc aussi précieux, du « capital humain » qui fait l’essence même des musées.
Comme dans l’industrie du luxe, la rareté et l’image de marque sont les facteurs du succès
Un problème de formation
Cette limite constitue du reste aujourd’hui une véritable difficulté de politique culturelle dans certains pays tels que les nations du Golfe (Qatar, Koweït, EAU, Bahreïn, etc.), mais aussi en Chine, au Brésil, à Singapour où des investissements culturels très importants ont cours, mais où la formation d’un nombre suffisant de personnes pour faire fonctionner ces nouveaux musées dans toutes leurs composantes reste un obstacle encore loin d’être surmonté.
La valeur cachée
Aujourd’hui, les actifs immatériels des musées sont sans doute à la croisée d’un nouveau paradigme de développement qui vient s’ajouter aux précédentes ressources telles que les subventions gouvernementales, les mécénats, les sponsors, etc., sans jamais s’y substituer. D’une certaine façon, les actifs immatériels des musées sont bel et bien la valeur cachée des musées, où seule l’excellence du talent, du savoir-faire et des plus hautes normes de qualité culturelle trouvera son effet miroir dans un niveau élevé de valorisation.
1. Porter (1991).
2. Barney (1991), Nonaka & Takeuchi (1995).