Le sursaut et après…

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Michel CAMDESSUS

Au seuil de l’é­té 2004, M. Nico­las Sar­ko­zy, alors ministre de l’É­co­no­mie et des Finances, m’a deman­dé de pré­pa­rer avec un groupe d’ex­perts indé­pen­dants un rap­port qui « puisse contri­buer à éclai­rer… pour les Fran­çais et leur repré­sen­ta­tion natio­nale les choix éco­no­miques et bud­gé­taires à venir ».
Sa pré­pa­ra­tion m’a four­ni l’oc­ca­sion d’ap­pro­fon­dir et de débattre les pro­blèmes et les pers­pec­tives d’a­ve­nir de notre pays avec une ving­taine de femmes et d’hommes de qua­li­té. Ce tra­vail fut pour moi l’oc­ca­sion d’une double expé­rience très réconfortante.

La pre­mière fut celle-là même de ce groupe de tra­vail ; l’autre, plus inat­ten­due, celle des innom­brables réunions aux­quelles j’ai été invi­té à tra­vers la France pour le com­men­ter. Toutes deux m’ont fait tou­cher du doigt com­bien les Fran­çais étaient loin de la guerre de tran­chées idéo­lo­gique dans laquelle les forces poli­tiques s’en­lisent et le micro­cosme pari­sien trouve ses délices. Je sais mieux aujourd’­hui com­bien les Fran­çais aspirent à reprendre en main leur ave­nir et com­bien ils sou­haitent que le pro­chain débat pré­si­den­tiel le leur permette.

J’a­vais eu la chance d’a­voir carte blanche pour consti­tuer le groupe de tra­vail. Je l’ai fait en igno­rant déli­bé­ré­ment les options poli­tiques de ses membres. J’ai eu pour sou­ci de réunir des per­sonnes dont j’a­vais obser­vé le sens de la res­pon­sa­bi­li­té, la sen­si­bi­li­té aux drames humains de notre temps, l’es­prit d’i­ni­tia­tive, l’ex­pé­rience et la liber­té d’es­prit, dans la diver­si­té de leurs hori­zons pro­fes­sion­nels (entre­prises, banques, admi­nis­tra­tion, syn­di­cats, uni­ver­si­tés, presse ou socié­té civile). Tra­vailler avec eux fut pour moi une expé­rience inou­bliable. Je sou­hai­te­rais que beau­coup la par­tagent. Pre­nez vingt Fran­çais, de bonne foi et de bonne volon­té, met­tez à leur dis­po­si­tion l’in­for­ma­tion dis­po­nible. Invi­tez-les sim­ple­ment à réflé­chir ensemble à l’a­ve­nir de leur pays au cœur des bou­le­ver­se­ments actuels du monde, veillez à ce que toute approche idéo­lo­gique soit lais­sée au ves­tiaire et vous aurez la joie de décou­vrir, au moment de conclure, que vous par­ve­nez à construire un consen­sus solide témoi­gnant, il est vrai, aus­si, du cou­rage de cha­cun de ses membres.

Le jour venu, vers la fin du mois de sep­tembre 2004, nous avons remis notre rap­port. Vili­pen­dé dès l’ins­tant de sa publi­ca­tion par une par­tie de la classe poli­tique inquiète de l’u­ti­li­sa­tion « poli­ti­cienne » qui pour­rait en être faite, il a connu une for­tune inégale.

Le vaste débat de fond que nous sou­hai­tions sus­ci­ter sur les réformes néces­saires n’a pas eu lieu. Consi­dé­ré par les uns – dans les quelques heures qui ont sui­vi sa paru­tion, mais avait-il été lu ? – comme néo­li­bé­ral et alar­miste, salué en revanche, du côté du patro­nat, pour sa luci­di­té, ce rap­port avait tout, d’en­trée, pour être pul­vé­ri­sé au jeu de mas­sacre de la ker­messe média­tique. Par je ne sais quel miracle, cepen­dant, quelques esprits indé­pen­dants l’ont lu et ont sug­gé­ré qu’il ne méri­tait « ni cet excès d’hon­neur, ni cette indi­gni­té ». Mieux, quelques groupes de réflexion s’en sont sai­sis et l’u­ti­lisent comme cane­vas pour des recherches plus appro­fon­dies en sou­tien des enga­ge­ments divers de leurs membres. Le plus pres­ti­gieux, le mieux orga­ni­sé et le plus actif d’entre eux est évi­dem­ment X‑Sursaut. Que les poly­tech­ni­ciens se mobi­lisent ain­si est un signe clair que l’es­poir, en France, reste per­mis. C’est ain­si, fina­le­ment, que « Le Sur­saut » a fait son che­min, sans tam­bour ni trom­pette. Cela m’a four­ni l’oc­ca­sion d’une riche expé­rience : celle de ces innom­brables ren­contres, col­loques, confé­rences à tra­vers la France pour pré­sen­ter ses conclusions.

L’at­mo­sphère n’é­tait plus celle de ce long été au cours duquel nous l’a­vions pré­pa­ré. Nous étions en 2005–2006 ; la France allait de crise en crise. Au moins quatre en un an : le « non » au réfé­ren­dum euro­péen, la « crise des ban­lieues », le nau­frage du « contrat pre­mière embauche » (CPE), le bour­bier enfin de « l’af­faire Clears­tream »…, un temps oubliés grâce aux per­for­mances des Bleus en Allemagne.

Et voi­ci que l’é­chéance d’a­vril 2007 approche inexo­ra­ble­ment. Les can­di­da­tures se laissent enfin iden­ti­fier, mais les pro­grammes res­tent dans le flou. Se pliant pro­ba­ble­ment aux recom­man­da­tions de leurs conseillers en com­mu­ni­ca­tion, les prin­ci­paux acteurs se gardent de dévoi­ler leur vision d’en­semble et de mettre sous les yeux des Fran­çais les pro­blèmes que l’on ne peut plus nier, les efforts qu’ils appellent et les espoirs que des choix cohé­rents, arti­cu­lés en une poli­tique digne de ce nom, pour­raient faire renaître. Ils s’en tiennent encore aux petites phrases soi­gneu­se­ment dis­til­lées. Les médias se les dis­putent comme des moi­neaux quelques grains de millet dans les jar­dins publics. Quelques pages plus loin, leurs édi­to­riaux se contentent, pour l’ins­tant, de se lamen­ter sur la médio­cri­té de notre vie publique.

Il est urgent qu’il soit mis fin promp­te­ment à l’in­cer­ti­tude ain­si entre­te­nue et que les vraies ques­tions soient enfin posées. Pour l’ins­tant, à quelques mois des élec­tions pré­si­den­tielles, le débat tourne beau­coup plus sur le par­don qu’il nous fau­drait deman­der pour les crimes de la colo­ni­sa­tion, le sta­tut des unions homo­sexuelles ou la léga­li­sa­tion du can­na­bis, la carte sco­laire – ce qui d’ailleurs n’est pas une mince affaire – que sur les ques­tions dont dépen­dra très vite notre des­tin col­lec­tif. « Pour l’ins­tant, observe Nicole Maes­trac­ci, pré­si­dente de la Fédé­ra­tion natio­nale des asso­cia­tions d’ac­cueil et de réin­ser­tion sociale 2, la lutte contre l’ex­clu­sion est qua­si­ment absente des pro­grammes et cela nous inquiète. » Il y a de quoi. Dans un pays où, selon le der­nier rap­port de l’Ob­ser­va­toire natio­nal de la pau­vre­té et de l’ex­clu­sion sociale, 3,7 mil­lions de per­sonnes sont consi­dé­rées comme pauvres, leur sort fera-t-il par­tie de nos prio­ri­tés ? Des remarques iden­tiques pour­raient être faites sur l’en­vi­ron­ne­ment, l’é­du­ca­tion, la recherche et l’in­no­va­tion et tant d’autres pro­blèmes urgents. Prenons‑y garde : le monde change autour de nous et nous ne pou­vons plus impa­vi­de­ment nous en abs­traire. Le temps n’est plus d’une cam­pagne une fois encore détour­née de l’es­sen­tiel, étouf­fée par le rabâ­chage de vieilles ren­gaines, d’où n’é­mer­ge­rait qu’un vain­queur sans man­dat clair et sans un pays ras­sem­blé der­rière lui.

Je ne puis m’y rési­gner. Je suis encore tout habi­té par ce long périple, de ville en ville, à tra­vers la France. C’est une grande chance que j’ai eue là. Nul­le­ment recher­chée. Je n’ai pas entre­pris ce voyage pour « regar­der la France au fond des yeux » et m’ins­tau­rer son inter­prète. J’ai sim­ple­ment répon­du à des invi­ta­tions à par­ler et à débattre. J’en ai pro­fi­té pour écou­ter. Ce fut, de soir en soir, la même sur­prise de retrou­ver des cen­taines de per­sonnes dis­po­sées, après leurs jour­nées de tra­vail, à se pres­ser autour d’un incon­nu pour échan­ger avec lui dans l’ou­ver­ture d’es­prit et l’é­coute mutuelle. Par­tout les mêmes mots reve­naient : « Tout ceci nous dépasse, mais nous avons quelque chose à faire… Nous ne pou­vons pas lais­ser notre pays aller au fil de l’eau… » La France que j’ai ren­con­trée – et je ne me las­se­rai pas de pour­suivre ce pèle­ri­nage – n’est pas celle, bipo­la­ri­sée ou idéo­lo­gi­sée à l’ex­trême, de bien des cercles pari­siens. Elle est diverse, dési­reuse d’é­chan­ger, ouverte au monde et plus sûre d’elle-même qu’on ne le dit.

C’est une France inquiète certes, sévère pour des jeux de pou­voir qui l’exas­pèrent ou la consternent, mais elle veut gar­der confiance, elle sait com­bien le monde risque d’être dur pour les enfants qu’elle conti­nue d’a­voir. Elle est prête, selon ses mots, à « mouiller la che­mise », en aucune manière à se rési­gner au repli, ni à s’en remettre à un État-pro­vi­dence dont elle pressent déjà le poids pour la géné­ra­tion qui vient.

Oui, vrai­ment, j’ai retrou­vé avec bon­heur, comme le dit Andreï Makine, « ce quelque chose d’in­des­truc­tible » qu’est la France. Je le sais, il me faut me gar­der de trop lire dans cette expé­rience. Exas­pé­ré fré­quem­ment par les com­men­taires de la presse étran­gère sur notre pays, aga­cé par­fois par les api­toie­ments ou les silences enten­dus de tant d’in­ter­lo­cu­teurs à tra­vers le monde, j’en viens, peut-être, à trop savou­rer ce récon­fort. Pour­tant, je ne puis m’empêcher de l’of­frir en par­tage et d’es­sayer de contri­buer à ce que tant d’es­poirs se réalisent.

Nul n’est besoin d’ailleurs, fina­le­ment, d’un long périple à tra­vers la France pour en venir à des consta­ta­tions ana­logues. Il n’est que de par­ler avec les gens, où que l’on soit, pour décou­vrir une France las­sée de l’é­tat de choses actuel, sévère à l’é­gard de lea­ders qu’elle croit per­dus dans des manœuvres poli­ti­ciennes et cer­taine qu’il y a mieux à faire. D’ur­gence. Que des sacri­fices soient néces­saires, cha­cun le soup­çonne. Qu’il soit absurde de pré­tendre s’i­so­ler des chan­ge­ments du monde en se dres­sant sur les ergots d’un vieux natio­na­lisme pro­tec­tion­niste, nul n’en doute. Que dans l’Eu­rope d’au­jourd’­hui, il ne soit plus pos­sible d’at­tendre des hommes poli­tiques sub­ven­tions cor­po­ra­tistes ou baisses d’im­pôts si l’on veut construire un ave­nir accep­table pour nos enfants, cha­cun en convient. Mais cette France qui dit « assez ! » est aus­si toute prête à dire « oui ! ». Par­tout, l’at­tente est grande d’hommes et de femmes qui aient le cou­rage de par­ler vrai, de recon­naître l’am­pleur de nos pro­blèmes et de nous pro­po­ser des choix aux­quels nous pour­rions adhé­rer, les voies par les­quelles l’ef­fort de tous ouvri­rait un renouveau.

Cette expé­rience a ajou­té aus­si – com­ment le cacher – à mes regrets. Deux gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs ont été sai­sis de notre rap­port ; ils ont fait, par­fois, l’in­verse de ce qu’il sug­gé­rait. Nous offrions un diag­nos­tic d’en­semble pour la mise en place d’un nou­veau modèle de crois­sance. Pour en illus­trer les voies et la fai­sa­bi­li­té, nous avions énu­mé­ré un grand nombre de mesures concrètes par les­quelles ce nou­veau modèle pou­vait être mis en œuvre. Elles étaient four­nies, à titre d’exemples, mais n’a­vaient de sens que si la stra­té­gie d’en­semble était expli­quée, débat­tue, adop­tée enfin. Ce fut l’in­verse ; on a pico­ré des pro­po­si­tions comme dans un cata­logue ; on en a mis quelques-unes en œuvre, par­fois avec suc­cès, mais on a omis l’es­sen­tiel : l’a­veu de pro­blèmes trop long­temps niés, la mise en pers­pec­tive des mesures, leur expli­ca­tion et leur adop­tion selon un pro­ces­sus de très ample concer­ta­tion qui avait fait le suc­cès des pro­grammes de réforme de nos voi­sins. On connaît la suite, et notam­ment la crise du CPE, véri­table méta­phore des dys­fonc­tion­ne­ments de l’État.

Il est donc urgent qu’à l’ap­proche d’une échéance déci­sive pour l’a­ve­nir de notre pays, les prin­ci­paux acteurs du débat pré­si­den­tiel se prêtent à ce débat de fond et qu’ils s’y sentent invi­tés par tous ceux qui, en France, d’une manière ou d’une autre, tra­vaillent à pré­pa­rer l’a­ve­nir. Ces der­niers – et les lec­teurs de La Jaune et la Rouge en sont pour la plu­part – ne peuvent se rési­gner à ce que notre éco­no­mie s’a­né­mie et notre cohé­sion sociale s’ef­frite. Ils pensent qu’il y a mieux à faire que de lais­ser notre vie poli­tique dans le dis­cré­dit ; le tout abou­tis­sant, comme le crai­gnait le géné­ral de Gaulle, à lais­ser la France deve­nir dans le monde « une grande lumière qui s’é­teint ». À cha­cun de nous donc de contri­buer à ce qu’un vrai débat s’en­gage et à ce que ceux qui pré­tendent gou­ver­ner la France apportent des réponses, sans pirouette ni déro­bade, à ces quelques ques­tions aux­quelles ils ne peuvent plus se soustraire :

com­ment allez-vous remettre la France au travail ?
 com­ment allez-vous rendre la France plus juste ?
 que ferez-vous de l’argent public ?
 quelle sera votre poli­tique étrangère ?
 que ferez-vous dès le len­de­main de votre élec­tion, pour relan­cer l’Europe ?
 quel par­te­na­riat déve­lop­pe­rez-vous avec l’Afrique ?

Ce sont là, bien évi­dem­ment, des « méga-ques­tions » qu’il fau­dra dis­til­ler en ques­tion­ne­ments beau­coup plus pré­cis. Cha­cun devrait s’y essayer. Pour ma part, encou­ra­gé par tel­le­ment de mes­sages reçus et par les efforts déployés notam­ment par « X‑Sursaut », je me pro­pose de le faire dans une Lettre ouverte aux can­di­dats à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle. Mon sou­hait serait que beau­coup d’autres s’y essayent, ne serait-ce que pour dire notre confiance dans notre pays et sa dis­po­ni­bi­li­té à l’ef­fort et au sacri­fice si on le convainc qu’il y va d’une éco­no­mie pré­pa­rant har­di­ment son entrée dans le monde de la connais­sance, d’une socié­té plus juste, de finances mieux gérées et d’une « poli­tique » réha­bi­li­tée, dans une Europe et un monde où la France garde un rôle à jouer.

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1. Cet article est lar­ge­ment ins­pi­ré par l’a­vant-pro­pos d’un livre du même auteur, à paraître fin octobre 2006 : Lettre ouverte aux can­di­dats à l’é­lec­tion pré­si­den­tielle.
2. La Croix, 23 juin 2006.

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