L’internationalisation de l’École
Comment internationaliser l’École et quelles sont les actions possibles ?
Comment internationaliser l’École et quelles sont les actions possibles ?
Les deux domaines d’action qui s’imposent sont ceux qui définissent la réalité actuelle de l’École : une institution de formation et de recherche. Une bonne recherche est internationale. Les laboratoires de recherche sont donc bien évidemment un lieu possible d’internationalisation. Les cycles de formations sont aussi des lieux naturels d’internationalisation entre autres par le mécanisme élémentaire que représente l’accueil d’élèves étrangers. L’internationalisation de l’École polytechnique peut donc s’effectuer par l’accueil d’étrangers dans les activités de formation et de recherche mais aussi par des mouvements en sens inverse de représentants de l’École, enseignants, chercheurs ou élèves se rendant dans des institutions étrangères.
Une partie de cette mobilité peut s’inscrire naturellement dans les us et coutumes de la vie professionnelle, c’est le cas de celle des chercheurs.
Une autre, à construire, est celle des étudiants et il y a une distinction à faire entre la formation par ou pour la recherche, ou formation doctorale, qui constitue le troisième cycle de l’École et la formation qui a fait et fait encore pour l’essentiel la réputation de l’École, le deuxième cycle ou cycle polytechnicien. Le 3e cycle est une structure de formation compatible et porteuse d’internationalisation.
La présence d’élèves étrangers dans le 2e cycle est moins évidente et ne peut être que le résultat d’une volonté politique. C’est de la présence d’étrangers dans ce cycle dont il a été question ce matin et dont je vais parler principalement.
L’international : du troisième cycle…
Je vais parler très rapidement du 3e cycle puisqu’il n’est pas l’objet central de cette réunion. En effet s’appuyant sur la recherche, la partie 3e cycle de l’École ressemble à celle de n’importe quelle bonne, très bonne, université dans le monde. Dans ce genre d’idée, on sait que les chercheurs bougent beaucoup, et que lorsque les labos sont bons, il y a toujours des visiteurs et des thésards étrangers. Pour vous donner une idée, environ un tiers des thésards de l’École polytechnique sont des étrangers. Ces thésards seront certainement à terme des ambassadeurs de l’École et un support à son ouverture internationale et l’idée de faire du troisième cycle le porteur principal de l’ouverture internationale de l’École pourrait faire l’objet d’un débat.
L’internationalisation du troisième cycle peut aussi avoir pour source l’ouverture internationale du second cycle. Une expérience a débuté il y a cinq ou six ans. Elle a consisté à offrir à des élèves étrangers, originaires principalement de l’Union européenne, de venir suivre certains des cours spécialisés de la seconde année du 2e cycle de l’École. L’École accueille ainsi une trentaine d’élèves par an.
Cette action est une réussite et une des caractéristiques de ce succès se mesure au niveau du 3e cycle puisque près d’un tiers d’entre ceux qui viennent suivre les cours de l’École pendant six ou neuf mois (une ou deux majeures et le travail de recherche) y restent pour faire un diplôme d’études approfondies (DEA) et ensuite une thèse, soit à l’École polytechnique, soit plus généralement en France. Cette action est vue à la fois comme une action d’ouverture de l’enseignement de l’École et comme un processus de sélection s’étalant sur presque deux ans. En effet, après une sélection sur dossier, les candidats sont admis pour suivre les cours de l’École puis, selon leurs résultats, ils peuvent être admis à faire un DEA et enfin, en cas de succès au DEA, il est proposé aux meilleurs d’entre eux de faire une thèse à l’École. C’est une forme d’internationalisation réussie.
L’École a ainsi joué le rôle d’une université classique et a utilisé au mieux les structures de formation et les moyens humains dont elle dispose. On peut parler, pour la partie initiale de ce programme, d’une réelle internationalisation du 2e cycle, mais elle n’est qu’incomplète puisqu’elle n’aboutit pas à la délivrance du diplôme d’ingénieur de l’École polytechnique et à la formation de ce qu’on appelle communément un » polytechnicien « .
… au deuxième cycle
Qu’en est-il de l’internationalisation complète du second cycle, celle qui conduit à la délivrance du diplôme d’ingénieur à suffisamment d’élèves étrangers ?
Pour s’attaquer à ce problème, l’École s’est progressivement appuyée sur une approche basée sur la réciprocité. De même qu’elle veut internationaliser son second cycle en y faisant venir plus d’élèves étrangers, jusqu’à une centaine, de même, elle veut envoyer un nombre équivalent d’élèves de l’École faire, après leurs deux ans d’études à l’X, une spécialisation en école d’application à l’étranger.
Je rappelle pour ceux qui ne le savent pas que, contrairement à ce que pourrait laisser penser son nom, à l’École polytechnique, on n’enseigne toujours pas de technique, l’enseignement n’y est pas polytechnique mais polyscientifique. Cela signifie que tout étudiant est censé durant sa scolarité couvrir tout le spectre des sciences fondamentales avec en plus l’aménagement du corps et de l’esprit grâce à des cours de langues étrangères, des cours d’humanités et de sciences sociales et la pratique de nombreux sports.
La spécialisation professionnalisante, scientifique ou technique, que pratiquement tous les polytechniciens font depuis trente ou quarante ans, est soit une formation recherche soit une formation d’ingénieur dans l’une des écoles d’application agréées.
Pour permettre à nos élèves de compléter leur formation à l’étranger, nous avons élargi la liste des écoles d’application agréées, traditionnellement françaises, en y ajoutant des établissements étrangers.
Actuellement, en plus de la vingtaine d’écoles d’ingénieurs françaises, une centaine de formations techniques sont proposées dans environ une douzaine de pays différents. Cette disposition nous permet de dire à nos collègues étrangers : » Venez étudier à l’École polytechnique, la qualité et la spécificité de la formation y sont exceptionnelles.
Une formation s’appuyant sur deux systèmes éducatifs différents, dans deux pays différents, est une formation adaptée aux besoins de notre époque et nous offrons à vos étudiants une des meilleures qui puissent être offertes en France. » Enfin, si l’établissement auquel on s’adresse dispense des spécialisations agréées par l’École, on peut ajouter : » Si nous vous envoyons des élèves compléter leur formation chez vous et que vous appréciez la formation qu’on leur a donnée, alors il est normal, pour équilibrer nos échanges, que vous encouragiez vos étudiants à être candidats pour étudier à l’École. »
Comment faire fonctionner ce système ?
C’est assez difficile ! Il est difficile, vous allez le voir, de faire venir des étrangers à l’École polytechnique, mais c’est aussi très difficile d’envoyer des Français étudier à l’étranger pour une longue durée. Je vais maintenant développer ces deux points en parallèle en insistant sur la partie accueil d’élèves étrangers.
Les formations complémentaires à l’étranger
Les étrangers doivent venir à l’École pour les deux ans que dure le cycle de formation conduisant au diplôme d’ingénieur. Symétriquement et par analogie avec la durée exigée dans les écoles d’application françaises, les Français doivent avoir des formations dans les pays étrangers qui durent deux ans. Si on considère ces derniers, il faut donc trouver des jeunes filles et des jeunes gens qui, étant donné l’image de réussite que représente l’École dans la société française, les habitudes culturelles et la spécificité de leur parcours (plusieurs années d’une vie contraignante) aient envie de partir pour une telle durée, de tenter cette aventure. La première année où il a été possible de faire une formation complémentaire à l’étranger (hors thèse) 4 élèves l’ont fait, l’année suivante 18 et cette année 28 ! On voit qu’il y a progression, mais que la progression est lente.
L’admission d’élèves étrangers
Un nouveau mode d’admission
L’École admet depuis près d’un siècle des élèves étrangers, ceux qu’on appelle » CP » ou élèves de la catégorie particulière pour les distinguer des élèves français. Ces étrangers sont ceux dont il a été question ce matin, qualifiés de » faux » étrangers, c’est-à-dire d’étrangers ayant fait les classes préparatoires en France, au Maroc ou en Tunisie ou bien même au Liban où il y a des préparations intégrées. Ceux-là ont en effet vécu une véritable intégration culturelle préalablement à leur arrivée à l’École et sont en grande partie identifiables à des élèves français, en tout cas en ce qui concerne la compréhension des grands modes de fonctionnement intellectuels.
Depuis maintenant trois ans, elle accueille d’autres étrangers provenant de diverses institutions du monde entier, de » vrais » étrangers par comparaison avec ceux dont il a été question au-dessus. Du coup, on a raffiné la dénomination : on appelle CP1 ceux qui ont fait les classes préparatoires et qui ont été admis à l’École à l’issue du concours traditionnel et CP2 les autres.
Les étrangers dont il va être question maintenant sont des jeunes gens et des jeunes filles qui pour certains d’entre eux n’avaient jamais entendu parler des possibilités de formation en France, qui ne savaient pas ce qu’est l’École polytechnique et souvent qui n’avaient jamais quitté leur pays. Qui plus est, ils ont reçu une formation qui ne peut être définie que dans les grandes lignes, car étant donnée la diversité de leurs origines, ils viennent d’à peu près partout, aucune de leurs formations ne se ressemble réellement. Ils se caractérisent donc par l’extraordinaire diversité de leurs formations initiales.
Pour pouvoir les sélectionner, nous avons mis en place un nouveau mode de recrutement, une variante du concours, car on ne rentre à l’École polytechnique que sur concours, que nous appelons la 2e voie du concours. Il n’y a en effet qu’un unique concours pour entrer à l’École polytechnique, la première voie de ce concours étant la procédure d’admission traditionnelle connue de tous.
La première partie de la deuxième voie du concours, un examen du dossier académique et des lettres de recommandation, est l’équivalent des épreuves écrites de la première voie. La deuxième partie consiste en des épreuves orales avec préparation en mathématiques et en physique, un peu dans l’esprit des colles, auxquelles se rajoutent une évaluation du niveau en français et un entretien permettant d’approfondir la culture scientifique du candidat.
Un bon niveau de français n’est pas une condition nécessaire pour réussir au concours, mais par contre une connaissance suffisante du français est une condition nécessaire pour commencer ses études à l’École polytechnique puisque pratiquement tous les enseignements sont donnés en français.
De ce fait, les étrangers, qui ne parlent pas le français ou qui en ont une connaissance insuffisante, ont droit à un report d’une année de l’admission effective, cette année supplémentaire leur permettant d’apprendre ou de se perfectionner dans notre langue.
Les premières données
Ce nouveau mode d’admission a commencé il y a trois ans et progressé tout doucement en nombre d’admis, d’abord en admettant 12 élèves il y a deux ans, puis 18 élèves l’an dernier et enfin 26 cette année. La question de la maîtrise du français a fait que seulement 24 élèves CP2 sont présents physiquement à l’École cette année, et si on y ajoute les CP1, on arrive aux 15 % d’élèves étrangers dont a parlé le directeur général ce matin. La moitié des CP2 est originaire de l’Europe de l’Ouest et de l’Est, l’autre moitié d’Asie et d’Afrique. Nous avons pour l’instant un problème réel en ce qui concerne les Amériques.
Quelles leçons peut-on tirer de l’expérience de ces trois années ?
Durant ces trois ans, nous avons vu se dessiner ce qui fait la force du système que l’École essaie de développer mais aussi les handicaps qu’elle doit surmonter.
Les points forts
L’idée de symétrie : ce qui est considéré comme un bon argument pour faire venir les élèves étrangers à l’École doit être aussi valable pour nos élèves, c’est-à-dire que nous devons les pousser à partir étudier à l’étranger. Nous ne sommes pas un lieu privilégié, le reste du monde étant sans intérêt, nous devons partager, échanger et nous nourrir de la diversité du monde.
La spécificité de la formation : nous sommes détenteurs d’une spécificité qui semble de plus en plus appréciée, en particulier, et c’est le plus étonnant, dans les pays développés. C’est l’idée que toute formation d’ingénieur de haut niveau doit contenir une part très importante de culture scientifique générale. Dans n’importe quelle institution universitaire du monde, les deux premières années des études supérieures scientifiques ou techniques sont des années généralistes ; on y apprend les bases des mathématiques et de la physique et les années qui suivent sont des années de spécialisation, même quand la finalité des études est en sciences.
Si on prépare une maîtrise de mathématiques à l’université, durant les années 3 et 4 après la fin des études secondaires on suit majoritairement des cours de mathématiques. On ne va pas apprendre de la biologie et de l’économie alors que l’on doit faire une maîtrise de mathématiques. C’est là qu’on mesure l’originalité de l’École qui est de proposer à ce même niveau un enseignement non spécialisé couvrant tous les domaines des sciences de base.
Nous pensons que ce type de formation doit être la base de la formation des ingénieurs de haut potentiel. Ce sont eux qui seront les plus à même, par leurs connaissances scientifiques élevées, d’assimiler les changements technologiques de demain.
En effet, les changements ou les évolutions de la technologie sont souvent les conséquences des innovations scientifiques et il faut donc comprendre les changements des sciences si on veut maîtriser la technologie. L’innovation peut provenir de n’importe quel domaine des sciences.
On a couramment des exemples d’entreprises intégrant des technologies nouvelles et y associant des jeunes cadres compétents avec face à eux des responsables de haut niveau totalement dépassés par cette innovation. La spécificité de la formation polytechnicienne peut permettre d’éviter ce désagrément.
La sélection des étudiants : ce dernier point est accepté sans trop de difficulté mais sans que les institutions étrangères en comprennent les conséquences qui en résulteront, par exemple pour leurs étudiants, quand ils suivront la scolarité de l’École polytechnique.
Il faut rappeler que toutes les institutions d’enseignement étrangères ont des processus de sélection. Les unes ont une sélection préalable qui peut être un concours national comme en Chine ou en Inde pour les IIT, ou un concours spécifique, les autres font une sélection progressive particulièrement sévère durant les deux premières années d’études, mais peu réalisent que le système des classes préparatoires est un système qui intègre la sélection continue et la sélection par concours. L’atout majeur de la sélection est de permettre, grâce à l’homogénéité du corps étudiant, un enseignement d’un niveau et d’une densité exceptionnels.
À ces considérations dont certaines sont des éléments importants de notre communication, il faut opposer les difficultés liées à certaines des contraintes imposées par l’École. Voyons donc maintenant ce qui passe mal.
Les handicaps
La durée : partir deux ans étudier à l’étranger, c’est long. Cette durée doit s’analyser avec un certain recul. Le monde de l’éducation a commencé à bouger il y a à peu près une quinzaine d’années. Le premier programme de mobilité de ce type en France date de 1986, année de démarrage du programme Time de l’École centrale de Paris.
Ce besoin de mobilité, d’internationalisation des cursus, est ressenti un peu partout. Les pays européens ont été les premiers à le vivre, mais à sens unique, avec un déficit important vis-à-vis de pays comme les États-Unis, le Japon, le Canada ou l’Australie. Ces pays-là commencent eux aussi à changer. Aux États-Unis, l’idée de faire six mois ou un an à l’étranger pour des études scientifiques est plus couramment admise ; le Japon et certains pays asiatiques ont d’abord été à la mode, maintenant cela semble être le tour de l’Europe, mais on est encore loin d’échanges équilibrés.
Pour se faire une idée du chemin à parcourir, d’après la commission franco-américaine, il y a trois ou quatre ans, il y avait environ 10 000 Américains venant en France chaque année pour y faire des études supérieures d’une durée de quelques mois à un an et parmi eux seulement moins de 100 faisaient des études scientifiques, les autres étant intéressés par l’histoire, la littérature, les arts, peut-être les humanités. Cette situation a probablement évolué, mais on part de loin.
Le positionnement du cycle de formation : l’École polytechnique propose un cycle généraliste aux niveaux 3 et 4 des études supérieures, ce qui est tout à fait atypique par rapport à ce qui se fait dans les cycles de formation d’ingénieur des pays étrangers, puisque ces années sont précisément les années de spécialisation ou de début de spécialisation.
Il y a donc un problème lorsqu’un élève étranger venu suivre les cours de 2e cycle veut faire créditer auprès de son université d’origine le temps passé à l’École polytechnique. Il est vrai qu’il retourne chez lui avec le diplôme de l’École, mais que vaut ce diplôme dans son pays d’origine ? Vaut-il le diplôme qu’il n’a pu avoir s’il n’a pas fait créditer ces deux années passées en France ?
Plus généralement, si on vient étudier à l’École polytechnique, est-ce que, à l’issue de ces deux ans, on repart dans son pays d’origine avec ce seul diplôme en poche ou bien peut-on en plus valider dans son institution d’origine certains ou la totalité des cours suivis ? La question est importante et il faut du temps et beaucoup d’énergie pour la gérer. Il est évident que l’absence de réponse freine considérablement la venue des élèves étrangers.
Quelle stratégie faut-il suivre pour attirer des élèves étrangers à l’École ?
Initialement, lorsque s’est mise en place cette partie de l’ouverture internationale, j’avais dans l’esprit qu’il allait être très difficile de trouver des étudiants ayant une formation proche de celle donnée par la taupe, parlant le français et acceptant de venir en France, et donc que nous diminuerions considérablement nos chances en nous restreignant à quelques établissements.
Notre prospection s’est faite dans le monde entier sans distinction d’institutions, toute institution dont on avait l’assurance qu’elle était d’un bon niveau dans le pays considéré pouvant être une institution cible susceptible d’être à l’origine de candidatures intéressantes. On n’a jamais pensé se limiter.
Par exemple, selon les normes américaines, Harvard a un très bon niveau undergraduate. Pouvait-on penser que tous les Américains viendraient de Harvard ou de quelques institutions aussi réputées ? Évidemment non, et l’expérience nous montre que cela aurait été un cul-de-sac puisque malgré de très bons contacts avec Harvard nous n’avons eu aucun candidat provenant de cette université. Que ferions-nous d’ailleurs, si Harvard venait recruter nos étudiants en cours de scolarité ?
À cela s’ajoutait le fait que nous avions plutôt une bonne connaissance des établissements réputés en termes de 3e cycle et surtout que s’il fallait passer par des accords donnant des équivalences, on devrait comparer dans le moindre détail nos cours avec les cours donnés dans chacune des institutions cibles. D’une part, nous n’avions pas les moyens humains, d’autre part cela nous aurait pris des années, enfin et surtout il aurait fallu assurer dès le départ les établissements partenaires d’une certaine réciprocité, leur envoyer des X en nombre et en durée équivalents, or nous ne pouvons qu’inciter les polytechniciens à aller à l’étranger pour y compléter leur formation. Ce point de la réciprocité, qui apparaît comme une évidence pour les grandes institutions des pays développés, sous-entend l’existence d’une corrélation entre la candidature d’élèves étrangers et les formations complémentaires à l’étranger.
La réalité qu’on observe : difficulté à attirer des candidats étrangers, nécessité d’une certaine réciprocité, nous a conduits à faire évoluer notre stratégie et, seulement lorsque cela semble être une condition nécessaire à la mobilité, à signer des accords de coopération. On a compris qu’il faut investir beaucoup plus dans cette direction et que cette approche devrait compléter naturellement la prospection tous azimuts. Ce qui est certain c’est que mettre en place des accords d’établissement à établissement va prendre du temps mais que c’est une voie vers laquelle nous devons nous engager résolument.
Le problème de la langue
On a considéré que l’apprentissage de la langue ou la connaissance du français était un problème secondaire. Les industriels du Conseil d’administration de l’École ont beaucoup poussé pour une internationalisation de la formation et la venue d’élèves étrangers non francophones. Certains disaient que ça ne devrait pas poser de problème et qu’il suffisait de six mois pour apprendre le français. Ce n’est pas tout à fait vrai, c’est plus compliqué que cela, d’une part il faut vouloir consacrer beaucoup d’énergie pour l’apprentissage d’une langue dont on ne comprend pas qu’une connaissance superficielle peut s’avérer un handicap sérieux, d’autre part, il faut le pouvoir.
Le faire en France coûte cher et ne peut constituer la seule activité de quelqu’un de bon niveau. Sur place, il faut trouver des enseignants compétents et le temps à consacrer pour apprendre efficacement le français en six mois. Les expériences que nous avons faites en intégrant des étudiants à la limite raisonnable de la connaissance du français ou en les reportant d’une année pour leur permettre d’apprendre notre langue ont montré que c’était un point sensible et qu’il fallait arbitrer entre une connaissance insuffisante de la langue, donc un handicap certain pour l’assimilation des cours, et un risque d’abandon du fait du prolongement effectif à trois ans de la scolarité avant l’obtention du diplôme.
Le coût de la scolarité
Les études à l’École sont payantes et gérées par un arrêté qui requiert que nous exigions des frais de scolarité. Il y a tout un système de soutien qui permet de dépasser un peu ce problème, mais il n’en subsiste pas moins une difficulté réelle. À terme si on veut atteindre l’objectif que l’École s’est fixé, admettre une centaine d’élèves étrangers par an, je ne suis pas sûr que nous ayons les moyens, en mettant bout à bout l’aide des ambassades, des industriels, de la Fondation de l’École, des fondations, etc., de financer ceux qui ne pourront pas payer les frais de scolarité.
Je voudrais faire remarquer que le pays qui est donné comme modèle, celui qui nous sert de référence à tous, les États-Unis, offre au niveau graduate un nombre impressionnant de bourses ou de moyens de financement de la scolarité (travaux de recherche, cours, petits boulots…). Tout étranger ayant les qualités requises pour être admis dans un master trouvera un financement aux États-Unis s’il ne peut pas payer ses études.
Autre exemple, dans le Sud-Est asiatique on s’est trouvé en concurrence avec l’Australie. Ce pays a mis en place un système de recrutement très efficace en sélectionnant des élèves de très bons niveaux, par exemple des médaillés des Olympiades, auxquels il offre des bourses. Cela lui permet en retour d’attirer des élèves de moins bons niveaux qui, eux, sont prêts à payer.
Quels sont les chantiers de demain ?
Une demande à satisfaire
Durant des décennies, l’École polytechnique a été une institution qui a accueilli des élèves étrangers un peu malgré elle. Ceux-ci provenaient des pays appartenant ou proches des zones d’attraction culturelle et politique française ou étaient le fruit de la présence en France de familles étrangères pour une durée suffisamment longue. Leur venue à l’École était donc, du point de vue de celle-ci, le fait du hasard, en tout cas nullement le fait d’une volonté interne. Maintenant nous inversons complètement la situation. Nous voulons faire venir des étrangers et nous affirmer comme un pôle de formation au niveau international.
De toute évidence, après deux ans de prospection dans un grand nombre de pays, on peut constater que pour atteindre cet objectif, il y a encore une image » École polytechnique » à créer. Cette image doit être double.
D’une part, il faut expliquer à l’étranger ce qu’est l’École polytechnique donc ce qu’est le système de formation des grandes écoles en France. Il faut aussi expliquer en quoi ce que propose l’École polytechnique est unique et peut attirer des étudiants étrangers.
D’autre part, il faut avoir une approche commerciale, faire du marketing et suivre en cela le modèle anglo-saxon. Comme nous débutons, il nous faut accepter de payer le prix de ce marketing, la rentabilité n’apparaissant qu’après. Faire du marketing commence par le fait de diffuser l’image mettant en valeur les points positifs dont j’ai parlé tout à l’heure et d’insister sur les spécificités. Faire du marketing, c’est aussi être attractif en termes financiers.
Deux exemples doivent nous faire réfléchir.
L’accueil qui nous a été réservé dans les Instituts indiens de technologie et certaines universités de ce pays est encourageant : il montre que beaucoup d’Indiens considèrent la France comme un grand pays scientifique et technologique (en aéronautique notamment) et que s’il n’y avait pas les problèmes de langues et de financement actuels, ils pourraient voir l’ouverture vers la France comme une alternative intéressante à l’hégémonie américaine, un moyen d’échapper au piège que constitue un modèle économique unique.
Ainsi, un Indien terminant ses études à l’Institut indien de technologie de Karagdhur, admis à l’X, et sollicité par l’université de Princeton pour y faire un doctorat tous frais payés, a préféré, pour une question de financement et après avoir appris le français pendant une année, aller aux USA : ses arguments étaient la crainte d’une maîtrise insuffisante du français, la certitude d’un financement et le fait d’entamer directement une thèse.
L’autre exemple intéressant est celui, en Amérique du Sud, des pays du » Mercosur » et du Chili. Là encore, nous avons des pays qui ont peur de devenir le marché captif de l’Amérique du Nord. Une démarche s’amorce, mais implique comme dans le cas du Chili des changements de comportement importants. Par exemple dans le domaine des mathématiques, nous connaissons de nombreux collègues chiliens francophones qui ont envoyé leurs enfants, à qui ils n’ont pas fait apprendre le français, étudier aux États-Unis. Ils sentent maintenant le besoin de diversification et souhaitent à nouveau se rapprocher de la France et peut-être prochainement nous envoyer des étudiants. Un sentiment semblable commence à apparaître au Brésil. Il nous faut organiser des réponses à ces demandes en affirmant fortement notre présence et en nous donnant des moyens d’accueil attractifs.
Tout évidemment n’est pas si compliqué et par exemple cette année parmi les 26 étudiants qui ont été reçus, 3 ont eu des médailles d’or aux Olympiades internationales de mathématiques ou de physique et un a eu une médaille d’argent, c’est un Européen de l’Ouest, fait extrêmement rare. Les 3 médaillés d’or sont vietnamiens et ils ont eu à choisir entre la France, l’Australie et les États-Unis. Leur choix de la France n’est pas le fruit du hasard, c’est le résultat d’une longue campagne de prospection et de sensibilisation.
Une évolution nécessaire
Il reste du chemin à faire pour » apprivoiser » le reste du monde. Nous ne devons pas négliger non plus de nous adapter à d’autres cultures. L’École est un système qui a deux siècles d’existence, et cette pérennité, cette constance, malgré des évolutions incontestées, est due à une certaine rigidité du système confortée par une réussite évidente. Cette rigidité face aux évolutions rapides du monde contemporain frise l’archaïsme particulièrement en ce qui concerne le statut des étrangers ou l’organisation de la formation.
Le statut
La disparité de traitement entre élèves français et étrangers est difficilement acceptable. Les élèves français sont payés et bénéficient de mécanismes leur permettant de ne pas payer de frais de scolarité. Les élèves étrangers ne sont pas payés, payent des frais de scolarité élevés et n’ont aucun moyen de financer leurs études, comme cela se fait ailleurs, par des charges d’enseignement ou de recherche.
On pourrait peut-être s’inspirer de ce qui se passe à l’École normale supérieure. Une nouvelle voie d’admission y a été créée qui met à égalité de droit et de devoir les Français et les ressortissants des autres pays membres de l’Union. L’École pourrait s’inspirer de cet exemple pour donner une réponse partielle, au moins pour les étudiants originaires de l’Union européenne, à la question des frais de scolarité.
La formation
Dès lors que l’on a vu arriver des élèves étrangers recrutés hors des formations des classes préparatoires s’est posé le problème de donner un même enseignement à des élèves français et étrangers qui ne sont pas passés par le même moule de formation et qui n’ont pas le même niveau de connaissance du français. Se pose surtout le problème du contrôle, la nécessité du classement étant un élément de rigidité assez fort. Il faut des contrôles classants donc il faut se donner les moyens de les faire. La question de la langue utilisée pour rédiger les problèmes joue alors un rôle important. Pour être acceptable par tous, ce devrait être un français qui soit un français que les Anglo-Saxons qualifieraient de » colloquial » et non un français qui frise le langage d’initié et où le sens de chaque mot dépend du contexte.
Un taupin aura compris pendant les deux ans ou trois ans qu’il aura passés en classes préparatoires que ce qui n’est pas dit dans l’énoncé doit s’interpréter comme quelque chose de précis qui est censé définir, autant que ce qui est dit, sa stratégie pour résoudre le problème. Évidemment dans un tel système, un étranger sera victime de sa connaissance imprécise du langage et du système et perdra beaucoup de temps à explorer un champ de possibles trop vaste.
De même, lorsqu’on doit faire des contrôles classants, il est tentant d’utiliser le haut niveau de formation et de technicité en mathématiques des classes préparatoires. On aboutit ainsi à une quantification aisée des résultats basée sur des aptitudes taupinales de rapidité à calculer des intégrales ou à résoudre telle ou telle équation différentielle.
Évidemment tout ceci n’est pas forcément intentionnel, mais participe d’une facilité dont il faut apprendre à se débarrasser si on ne veut pas reproduire durant les premiers mois à l’École une copie conforme du classement d’entrée, les étrangers à qualité intellectuelle égale étant relégués, à de rares exceptions près, loin derrière les ex-taupins. Il y a là une sorte de mécanisme plus ou moins inconscient de continuité avec les modes d’évaluation auxquels sont soumis les taupins.
Clairement nous devrons vivre une rupture par rapport à cette situation car nous n’arriverons pas à trouver dans le monde des étrangers dont la qualité du savoir et la connaissance du français soient identiques à celles des taupins sans qu’ils soient eux-mêmes des taupins. Il a été proposé de décaler l’entrée des étrangers pour les faire venir au moment où la scolarité à l’École ressemblera plus à la scolarité standard de n’importe quel établissement dans le monde.
Cette proposition et les considérations qui précèdent montrent que nous devons nous poser une question fondamentale : veut-on faire des polytechniciens étrangers ou veut-on faire venir des étrangers à l’École polytechnique ? Si la réponse est faire venir des étrangers à l’École, je ne crois pas que cela soit trop difficile, je vous ai d’ailleurs donné des éléments de réponse, et on peut en multiplier le nombre sans trop de difficulté. Si la réponse est faire des polytechniciens étrangers et elle sous-entend évidemment envoyer des polytechniciens français faire des formations complémentaires à l’étranger, alors la voie est difficile mais passionnante.
Les certitudes
Y a‑t-il encore un modèle polytechnicien ?
Les deux ans passés à l’X feront-ils réellement des CP2 des polytechniciens à part entière ? Pour répondre à cette question, il faut évidemment savoir répondre à la question : qu’est-ce qui caractérise un polytechnicien ? Ou plus précisément, dans le mode de recrutement que nous avons mis en place, la deuxième voie du concours, y a‑t-il des compétences qui caractérisent les taupins et qui échapperaient au filtre de la sélection de la nouvelle voie du concours alors qu’elles semblent essentielles pour définir un polytechnicien ? La taupe est un lieu d’apprentissage de la rigueur, de la volonté de travail, de la rapidité ainsi que d’un certain nombre d’automatismes opératoires. Le nouveau concours permet de se faire une idée de l’esprit de rigueur du candidat ainsi que de sa vitesse de compréhension et de réaction.
Ce que nous espérons c’est que les élèves étrangers qui suivront la scolarité de l’École vont progressivement acquérir ces aptitudes et c’est ce qui se passe.
L’exemple le plus frappant est celui d’un des premiers élèves admis par la nouvelle voie du concours. Sa scolarité n’a pas été extraordinaire, mais le résultat est que lorsqu’il a quitté l’École, il avait compris qu’il fallait hiérarchiser les choses, être rapide et efficace et c’est visiblement ce qu’ont reconnu chez lui les acteurs économiques qu’il a côtoyés depuis. Il a visiblement acquis une forme de culture nouvelle qui lui permet de s’intégrer sans problème dans la famille polytechnicienne.
On est loin d’une formation biculturelle totale qui nécessiterait certainement beaucoup plus d’années, mais ce qui a été assimilé ainsi est une bonne approximation de ce qui pour de futurs employeurs caractérise un polytechnicien.
J’ai employé le mot intégrer, je voudrais préciser le sens qu’il faut donner à ce mot. Je crois qu’il faut faire attention à ne pas confondre intégration et homogénéisation. Il n’est pas question de gommer toutes les différences culturelles entre les élèves français et étrangers en faisant de ces derniers des clones des Français. L’idée est que les étudiants étrangers vont d’une façon ou d’une autre en étant acteurs de la vie à l’École durant deux ans partager en quelque sorte la vie à l’École et s’identifier et être identifiés à des polytechniciens. Mais l’intégration doit aussi aboutir à intégrer une partie de cette différence. Sans changer radicalement ses spécificités, l’École doit essayer de se nourrir et de transformer en avantage ces différences culturelles. Une première action est que cette différence soit vue positivement par les yeux des autres et que les élèves qui en sont porteurs ne la vivent ni comme un avantage ni comme un inconvénient par rapport aux autres.
De l’intérêt économique de l’ouverture à l’international
J’aimerais parler maintenant de l’importance économique de l’ouverture internationale de l’École. À propos des formations complémentaires à l’étranger, j’ai demandé au président du groupe Lafarge s’il pouvait m’indiquer ce qu’un groupe comme le sien attendait de l’internationalisation des formations. Il a été amené à parler de Lafarge aux USA. C’est un pays où le groupe a beaucoup d’intérêts. Il recrute donc sur place et souvent au niveau master. Avec le recul, force a été de constater que malgré la qualité du recrutement local, il était difficile de donner des postes de responsabilité au niveau du groupe. Un jeune Américain qui marche très bien à la tête d’une cimenterie aux USA ne sera pas à l’aise dans l’état-major parisien du groupe. Les différences culturelles sont trop grandes. Les Américains le savent d’ailleurs très bien en parlant du » French way of managing » comme d’une conception totalement différente de la gestion des entreprises.
Ce problème est celui que rencontrent toutes les grandes entreprises françaises qui ont, dans un pays donné, des filiales qui sont autre chose que des représentations commerciales. Elles sont obligées de recruter localement des cadres et ont des difficultés à faire la promotion à l’intérieur de l’entreprise mère des meilleurs d’entre eux. J’ai cité l’exemple de Lafarge mais d’autres comme la BNP ont rencontré le même problème. Pour des entreprises de ce type, en fait la très grande majorité des grands groupes français, le problème est réel et d’une certaine façon pouvoir leur proposer de recruter des X imprégnés de la culture polytechnicienne, mais aussi de celle de leur pays d’origine, est une action qui les intéresse a priori
beaucoup.
Cela sous-entend aussi que ces étrangers qui viendront faire les deux ans d’X devront retourner chez eux pour y compléter leurs formations et ne pas perdre le contact avec leur pays surtout si celui-ci évolue très rapidement. Ils auront alors reçu deux formations différentes culturellement et scientifiquement parlant et devraient être autant à l’aise dans un milieu polytechnicien que dans les milieux responsables de leur pays.
Pour conclure ce point, il convient de faire remarquer que le fait même qu’un tel problème se pose montre le côté peu international des directions de certaines entreprises françaises. Est-ce un défaut ? Je ne sais pas, mais il est quand même intéressant de méditer les choix faits par certains groupes étrangers et je citerais le groupe Schlumberger dont une partie importante du capital est localisable entre les États-Unis et la France et dont la direction est extrêmement internationale avec plus d’une dizaine de nationalités parmi les dirigeants du groupe.