Petite histoire de la naissance de la TVA

Dossier : Libres proposMagazine N°567 Septembre 2001
Par Maurice LAURÉ (36)

Genèse du concept

C’é­tait il y a trente-cinq ans, déjà. Notre pro­mo était encore loin d’a­voir accom­pli la moi­tié de son par­cours actuel.

Avide d’a­gir après une longue cap­ti­vi­té en Alle­magne, j’é­tais entré, trois ans aupa­ra­vant, grâce au cama­rade Mau­rice Bour­gès-Mau­nou­ry (35), ministre du Bud­get, au Cabi­net de la rue de Rivo­li. J’y étais deve­nu un cer­tain temps une sorte de per­ma­nent fis­cal, cepen­dant que défi­laient les ministres. J’a­vais sus­ci­té la créa­tion de la Direc­tion géné­rale des Impôts et fon­dé les bri­gades poly­va­lentes (hor­res­co refe­rens…). Pou­jade n’é­tant pas encore là, j’é­tais à l’af­fût d’autres réa­li­sa­tions fiscales.

C’est sur ces entre­faites que Paul Delou­vrier, direc­teur géné­ral adjoint des Impôts, s’est déchar­gé sur moi du soin d’in­ter­ve­nir dans un sémi­naire auquel il avait eu l’im­pru­dence d’ac­cep­ter de par­ti­ci­per. Orga­ni­sé par Raoul Nord­ling (le consul de Suède qui avait sau­vé Paris des flammes), ce sémi­naire avait pour sujet » Fis­ca­li­té et Productivité « .

Il n’y a rien de tel pour com­prendre une matière que de devoir l’en­sei­gner. Cher­chant ce que j’al­lais bien pou­voir dire, j’ai pas­sé en revue les diverses par­ties de notre sys­tème fis­cal, sous l’angle de la pro­duc­ti­vi­té, et j’ai fini par trouver.

Je ne me suis pas cru obli­gé d’i­ma­gi­ner les inci­ta­tions les plus suc­cu­lentes à don­ner en prime aux entre­pre­neurs qui se confor­me­raient à des ratios de pro­duc­ti­vi­té, astu­cieu­se­ment fixés. Je me suis tout bête­ment dit qu’il fal­lait s’ef­for­cer de faire en sorte que la fis­ca­li­té ne fausse pas les cal­culs de prix de revient par rap­port à ce qui se pas­se­rait s’il n’y avait pas d’im­pôts. Je pen­sais en effet que, s’il fal­lait bien que le fisc pré­lève sa livre de chair, il valait mieux faire en sorte que, aupa­ra­vant, cette chair se soit accrue avec le maxi­mum d’exu­bé­rance… On se donne du mal, de nos jours, pour en reve­nir à ce point de vue simpliste.

Ani­mé, donc, de sim­plisme, je me suis atta­ché en par­ti­cu­lier à étu­dier le sort fait aux inves­tis­se­ments. En effet, me disais-je, ce n’est pas pour le plai­sir, mais pour éco­no­mi­ser du temps et de l’argent, qu’un entre­pre­neur inves­tit. Il faut bien que cela en vaille la peine, car inves­tir c’est se détour­ner, dans l’im­mé­diat, de la pro­duc­tion que l’on s’est assi­gnée, afin de fabri­quer un outil. Il faut donc que cet outil fasse beau­coup gagner de temps pour que le temps pas­sé à le fabri­quer soit plus que rat­tra­pé… L’in­ves­tis­se­ment est donc l’une des voies royales de la productivité.

Or, à l’é­poque, la taxe à la pro­duc­tion frap­pait les inves­tis­se­ments comme s’ils avaient été des objets de consom­ma­tion finale, acquis par les consom­ma­teurs pour dépen­ser leurs reve­nus, et, par consé­quent, bons à impo­ser pour qui veut appré­hen­der une par­tie du reve­nu des citoyens.

En bons ser­vi­teurs de l’É­tat, les juristes, qui domi­naient alors – et je crains que cela n’ait pas beau­coup chan­gé – l’é­la­bo­ra­tion de la fis­ca­li­té, avaient conçu une théo­rie maxi­ma­liste des biens taxables à la taxe à la pro­duc­tion : ils y avaient inclus les inves­tis­se­ments. Les usines qui pro­duisent les inves­tis­se­ments, disaient-ils, béné­fi­cient autant que les autres des ser­vices de la col­lec­ti­vi­té : il faut donc que les biens qu’elles fabriquent soient frap­pés des mêmes impôts que les mar­chan­dises fabri­quées par les autres usines.

Au nom de cette théo­rie, le fisc se don­nait beau­coup de mal – et cau­sait encore davan­tage de mal aux assu­jet­tis – afin de pour­chas­ser les inves­tis­se­ments à impo­ser. Il n’y a pas, en effet, comme inves­tis­se­ments que les inves­tis­se­ments bien visibles que l’on achète à autrui : il y a aus­si ceux que l’on fabrique soi-même : les outillages pour machines-outils, les machines bri­co­lées mai­son… Il fal­lait donc cal­cu­ler en pareil cas la valeur de l’in­ves­tis­se­ment, bien qu’elle ne soit pas appa­rue dans une tran­sac­tion. Une cou­tu­rière qui taillait un » patron » dans du papier aurait théo­ri­que­ment dû iso­ler le coût du papier et le temps pas­sé à le tailler pour y appli­quer spé­cia­le­ment la taxe à la pro­duc­tion, comme si c’é­tait une robe supplémentaire.

Il n’y avait pas, non plus, que les inves­tis­se­ments consis­tants et mas­sifs. Il y en avait de plus sub­tils. Par exemple fal­lait-il consi­dé­rer une élec­trode en gra­phite, dans un four élec­tro­mé­tal­lur­gique, comme un inves­tis­se­ment, puis­qu’elle ser­vait à véhi­cu­ler le cou­rant, ou comme une matière pre­mière, puis­qu’elle fon­dait en ser­vant et s’in­cor­po­rait au pro­duit fini ? Tel Salo­mon, le fisc avait cou­pé la poire en deux en bâtis­sant la théo­rie des » pro­duits de consom­ma­tion rapide » en consi­dé­ra­tion de laquelle les élec­trodes étaient taxées pour moi­tié en tant qu’in­ves­tis­se­ments. J’en passe, et des meilleures, comme la théo­rie des » pro­duits qui perdent leur qua­li­té spé­ci­fique par le pre­mier usage » (les liquides à déca­per par exemple).

Bien que je fusse, moi aus­si, maxi­ma­liste à mes heures, je me tenais un rai­son­ne­ment différent.

Pour­quoi, me disais-je, isole-t-on, par­mi tous les pro­ces­sus capables d’être sui­vis pour la fabri­ca­tion d’un objet, ceux d’entre eux dans les­quels on prend, pour des rai­sons d’ef­fi­ca­ci­té, le temps de se détour­ner de l’ob­jec­tif final de la pro­duc­tion afin de réa­li­ser un outil qui per­met, ensuite, de rat­tra­per davan­tage que le temps pas­sé à l’é­la­bo­rer ? C’est péna­li­ser sys­té­ma­ti­que­ment la pro­duc­ti­vi­té… Et puisque la taxe à la pro­duc­tion avait pour taux 15,35 %, c’é­tait inter­dire tous les inves­tis­se­ments qui éco­no­mi­saient moins que 15,35 % de tra­vail (et même davan­tage, en rai­son de la marge de sécu­ri­té qu’il faut tou­jours prendre avant d’as­su­mer un risque).

La logique de cette réflexion m’at­ti­rait d’au­tant plus que l’exo­né­ra­tion des inves­tis­se­ments aurait consi­dé­ra­ble­ment sim­pli­fié l’ap­pli­ca­tion de la taxe à la pro­duc­tion : au lieu de sélec­tion­ner ce qu’il fal­lait déduire, et au lieu de recher­cher, du côté des inves­tis­se­ments créés par l’en­tre­prise, des sujets fic­tifs de réin­té­gra­tion, il aurait suf­fi, désor­mais, de tout déduire…

C’é­tait trop beau pour être vrai, et il fal­lait que j’y regarde à deux fois, car les inves­tis­se­ments inter­viennent en moyenne pour plus de 15 % dans la valeur de la pro­duc­tion indus­trielle, de telle sorte que ma sug­ges­tion pro­duc­ti­vo-sim­pli­fi­ca­trice met­tait en cause 15 % du ren­de­ment de l’im­pôt le plus pro­duc­tif de notre sys­tème fiscal.

Je me suis donc obli­gé à me contrô­ler moi-même par le cal­cul, et je me suis bâti un sché­ma sim­pli­fié de la for­ma­tion des prix de revient dans le cycle de la fabri­ca­tion. Mon objec­tif était de savoir quel était le sys­tème de taxe indi­recte qui condui­rait à des prix homo­thé­tiques de ceux qui exis­te­raient en l’ab­sence d’im­pôt : le sys­tème sans déduc­tion des inves­tis­se­ments, ou le sys­tème avec déduc­tion des inves­tis­se­ments ? J’eus la satis­fac­tion de consta­ter que c’é­tait le sys­tème avec déduc­tion des inves­tis­se­ments, et je pris la réso­lu­tion de faire cam­pagne pour la réforme que j’entrevoyais.

J’ouvre ici une paren­thèse pour dire que je n’ai jamais pu com­mu­ni­quer à d’autres éco­no­mistes les rai­sons fon­da­men­tales qui ont fait ma convic­tion pour m’at­ta­quer à une réforme qui ferait perdre à l’É­tat – sauf relè­ve­ment des taux – 6 % de ses recettes. Chaque fois que j’ai vou­lu expo­ser à des éco­no­mistes de for­ma­tion juri­dique mon cal­cul simple, mais qui exi­geait le manie­ment un peu mathé­ma­tique de sym­boles, je n’ai pas été compris.

Chaque fois, inver­se­ment, que j’ai vou­lu l’ex­po­ser à des éco­no­mistes de for­ma­tion mathé­ma­tique, je tom­bais sur des éco­no­mètres qui n’a­vaient de cesse que de vou­loir me faire uti­li­ser leurs courbes et leurs coef­fi­cients d’é­las­ti­ci­té. Là où, en fait, j’a­vais rai­son­né à l’aide de fonc­tions que j’a­na­ly­sais par un déve­lop­pe­ment linéaire dont les coef­fi­cients étaient des déri­vées par­tielles, mes inter­lo­cu­teurs vou­laient m’o­bli­ger à rai­son­ner dans le cas le plus complexe.

J’a­vais eu la bonne for­tune de rai­son­ner » toutes choses égales d’ailleurs « , comme les bons vieux éco­no­mistes. Ce n’est plus pos­sible, à l’ère des modèles et de l’in­for­ma­tique : on se doit de rai­son­ner » aucune chose n’é­tant égale par ailleurs « . Moyen­nant quoi on trans­porte dans un futur qui devrait être neuf et unique les vieilles habi­tudes dont sont impré­gnés les modèles…

Je referme ma paren­thèse pour dire que, faute de jus­ti­fi­ca­tions com­mu­ni­cables, j’ai uti­li­sé des apo­logues. Je décri­vais, par exemple, le cas d’un Robin­son Cru­soë entre­pre­nant tan­tôt avec inves­tis­se­ment, tan­tôt sans inves­tis­se­ment, des fabri­ca­tions utiles à sa sur­vie, et je décri­vais ce qui se pas­se­rait selon qu’une divi­ni­té exi­ge­rait de Robin­son un pré­lè­ve­ment éta­bli sur le pro­duit fini ou, au contraire, sur l’investissement…

Péripéties politico-administratives

J’a­vais bien besoin d’a­po­logues. En effet, le Ser­vice de la légis­la­tion de la Direc­tion géné­rale des impôts avait immé­dia­te­ment pris par­ti contre ma sug­ges­tion, pour la bonne rai­son que, par rap­port au sys­tème exis­tant, j’in­tro­dui­sais un énorme dégrè­ve­ment… le fisc a hor­reur du dégrè­ve­ment de la même manière que la nature a hor­reur du vide.

Il m’a donc fal­lu pas­ser par l’ex­té­rieur… L’une des voies qui s’ou­vraient était le com­mis­sa­riat à la Pro­duc­ti­vi­té, qui, à l’i­mage du com­mis­sa­riat au Plan, fonc­tion­nait au moyen de com­mis­sions : je devins rap­por­teur de la com­mis­sion » Fis­ca­li­té » de ce Commissariat.

Je tâchai aus­si d’in­té­res­ser l’U­ni­ver­si­té à mes théo­ries. Comme mes fonc­tions m’a­vaient fait connaître le pro­fes­seur Hen­ry Lau­fen­bur­ger, car sa pro­fes­sion l’au­to­ri­sait à don­ner des consul­ta­tions fis­cales, je le per­sua­dai de pré­si­der une thèse de droit que je consa­cre­rais à ma nou­velle forme d’im­pôt, que j’a­vais choi­si d’ap­pe­ler » taxe sur la valeur ajoutée « .

Et c’est ain­si que j’ai obte­nu, par ma sou­te­nance, six mois avant le vote de la réforme, une sorte de bre­vet d’in­ven­tion de la TVA (sans droit à royal­ties, mal­heu­reu­se­ment). Je fus même fait lau­réat de la facul­té de Droit de Paris. Mon jury de sou­te­nance avait cepen­dant émis une cri­tique à l’é­gard de mon tra­vail : il me repro­chait de ne pas avoir accom­pa­gné mon ouvrage d’une biblio­gra­phie. Mais où diable serais-je allé prendre une biblio­gra­phie, pour appuyer des rai­son­ne­ments de ma propre invention ?

Encore mieux que l’U­ni­ver­si­té, je sau­tais sur les occa­sions d’in­té­res­ser les syn­di­cats patro­naux à mes théo­ries. À vrai dire, la taxe à la pro­duc­tion n’é­tait pas le centre des pré­oc­cu­pa­tions fis­cales du patro­nat, car les entre­prises avaient lar­ge­ment le sen­ti­ment de réper­cu­ter cet impôt sur les consom­ma­teurs et elles pré­fé­raient batailler pour la conquête de déduc­tions (pro­vi­sions ou amor­tis­se­ments) à l’im­pôt sur les bénéfices.

Tou­te­fois nom­breuses étaient les pro­fes­sions qui souf­fraient, pour l’ap­pli­ca­tion de pro­cé­dés nou­veaux, de la sur­taxa­tion que la taxe à la pro­duc­tion infli­geait aux inves­tis­se­ments. Chaque pro­fes­sion venait alors rue de Rivo­li pour deman­der une excep­tion cor­res­pon­dant à son cas spé­ci­fique. Je pris alors pour règle – en conti­nuant, comme d’ha­bi­tude, de refu­ser les excep­tions – d’ex­pli­quer que le mal dont se plai­gnaient légi­ti­me­ment les inter­ve­nants n’é­tait qu’un aspect par­ti­cu­lier d’un défaut géné­ral, la double taxa­tion des inves­tis­se­ments, il était impos­sible, disais-je, de s’en tirer par des mil­liers d’ex­cep­tions : il fal­lait une réforme générale.

Quel que soit le scep­ti­cisme, bien com­pré­hen­sible, des pra­ti­ciens par rap­port aux théo­ri­ciens, je finis par être enten­du, et cer­taines fédé­ra­tions patro­nales épou­sèrent mes thèses, qu’elles pro­pa­geaient auprès des par­le­men­taires et appuyèrent même, pour cer­tains, par l’é­di­tion de brochures.

Encore fal­lait-il obte­nir le dépôt d’un pro­jet de loi, c’est-à-dire convaincre le ministre des Finances. Celui-ci avait bien d’autres chats à fouet­ter que de pro­cé­der à une réforme fis­cale entiè­re­ment basée sur 1’exonération d’une caté­go­rie impor­tante de biens indus­triels… C’est là que le hasard me ser­vit (je l’ai­dais, il est vrai, en me mani­fes­tant dans tous les azi­muts possibles).

La réforme fis­cale était à l’ordre du jour (déjà !). La taxe à la pro­duc­tion, en par­ti­cu­lier, com­men­çait à deve­nir la cible des cri­tiques du monde de la pro­duc­tion. Un indus­triel, M. Schuel­ler, le fon­da­teur de L’O­réal, fai­sait cam­pagne pour un impôt sur l’éner­gie, qui aurait rem­pla­cé toutes les autres formes d’im­pôts. Pour ma part je fai­sais cam­pagne pour la TVA. Il arri­vait que M. Schuel­ler et moi nous nous suc­cé­dions dans cer­taines joutes ora­toires, à Paris ou en pro­vince, où l’on nous fai­sait venir à la manière d’un pla­teau d’artistes.

Je me sou­viens en par­ti­cu­lier d’un soir, à la Chambre de com­merce de Limoges, où je venais de prô­ner la TVA et où M. Schuel­ler avait ensuite van­té les mérites de l’im­pôt sur l’éner­gie. Ce sera mer­veilleux, disait-il : non seule­ment il n’y aura plus d’im­pôt sur le reve­nu, mais encore on éco­no­mi­se­ra l’éner­gie ; tout le monde rou­le­ra en 2 CV…

Là des­sus, après des applau­dis­se­ments équi­ta­ble­ment répar­tis, la séance avait pris fin. Pre­nant ma valise à la main pour gagner à pied la gare, je croi­sai, à la sor­tie, M. Schuel­ler qui mon­tait dans une sorte de Rolls… C’é­tait un excellent homme, auquel une sorte de com­pli­ci­té, comme il en naît entre adver­saires poli­tiques, a fini par me lier.

La réforme fis­cale, donc, était à l’ordre du jour, et M. Antoine Pinay, qui venait de sta­bi­li­ser le franc, a fait en matière fis­cale comme beau­coup de ses pré­dé­ces­seurs : il créa une com­mis­sion, dont il don­na la pré­si­dence à M. Loriot, pré­sident de la sec­tion des Finances au Conseil d’État.

Cette com­mis­sion entre­prit d’au­di­tion­ner : les fédé­ra­tions pro­fes­sion­nelles, les cen­trales ouvrières, les admi­nis­tra­tions, et tous ceux qui se mani­fes­taient en matière fis­cale. Il y eut, bien enten­du, M. Schuel­ler, pour l’im­pôt sur l’éner­gie. Mon tour vint. Ce n’é­tait pas au titre de la Direc­tion géné­rale des impôts, puisque celle-ci, de toutes ses fibres, répu­diait mes thèses : c’é­tait en tant que rap­por­teur de la Com­mis­sion fis­ca­li­té du com­mis­sa­riat à la Productivité.

Je plai­dai donc, devant M. Loriot, l’a­dop­tion d’une taxe sur la valeur ajou­tée. Quand j’eus fini, le pré­sident Loriot, qui savait que j’ap­par­te­nais à la Direc­tion géné­rale des impôts, se tour­na vers le direc­teur géné­ral, Pierre Allix, qui, par fonc­tion, assis­tait à toutes les audi­tions, et lui dit : » Voyons, Mon­sieur le direc­teur géné­ral, je ne com­prends pas : voi­ci M. Lau­ré, qui appar­tient à votre direc­tion géné­rale et qui est pour la TVA ; or j’ai enten­du tout à l’heure votre chef du Ser­vice de la légis­la­tion, qui est inter­ve­nu contre la TVA. Quelle est donc la posi­tion de la Direc­tion géné­rale des impôts ? « .

Pierre Allix prit une bonne minute de réflexion, et il dit fina­le­ment : » La Direc­tion géné­rale des impôts est pour la TVA « . Je n’a­vais qu’un sou­tien, à la DGI, mais il était de taille…

Dès lors les choses sui­virent leur cours. Le pré­sident Loriot fit figu­rer l’ins­tau­ra­tion de la TVA par­mi les conclu­sions de la com­mis­sion. Pierre Abe­lin, secré­taire d’É­tat aux Finances, s’in­té­res­sa à la pro­po­si­tion et en fit un pro­jet de loi. Mal­heu­reu­se­ment, le Gou­ver­ne­ment auquel appar­te­nait M. Pinay avait alors trop de mois d’exis­tence pour être encore solide et pour jouer son sort sur une réforme fis­cale, et le pro­jet fut repoussé.

Fort heu­reu­se­ment, la venue d’un nou­veau gou­ver­ne­ment fut l’oc­ca­sion de remettre sur le chan­tier la réforme fis­cale. La chance inter­vint une seconde fois : la sta­bi­li­sa­tion Pinay avait engen­dré une cer­taine réces­sion, contre laquelle le gou­ver­ne­ment vou­lait réagir. M. Edgar Faure, ministre des Finances, cher­chait des mesures de relance, et il se tour­na vers l’exo­né­ra­tion des investissements.

Tou­te­fois, homme de com­pro­mis s’il en fut, il n’op­ta pas pour réfor­mer car­ré­ment l’im­pôt, comme cela aurait été le cas en ins­ti­tuant la TVA. Il opta pour une exo­né­ra­tion tem­po­raire des inves­tis­se­ments à la taxe à la pro­duc­tion, et ce à hau­teur de la moi­tié seule­ment de la taxe.

Il se pro­dui­sit alors un phé­no­mène que j’ai vu se répé­ter depuis dans d’autres cas d’ap­pli­ca­tion de demi-mesures : au lieu de se pré­ci­pi­ter sur cette exo­né­ra­tion de moi­tié et d’in­ves­tir, les entre­prises, qui savaient qu’il y avait de la TVA dans l’air, s’ar­rê­tèrent d’in­ves­tir, atten­dant l’autre moi­tié. Il fal­lut en pas­ser par la tota­li­té de la déduc­tion, tou­jours à titre pro­vi­soire bien entendu.

Pour sor­tir de cette situa­tion, le secré­taire d’É­tat au Bud­get, M. Hen­ri Ulver, chaud par­ti­san de la TVA, me deman­da de pré­pa­rer un texte ins­ti­tuant cette réforme, afin de l’in­clure dans la loi de Finances pour 1953. Tout allait bien, et il ne res­tait plus qu’à envoyer le pro­jet de loi à l’Im­pri­me­rie natio­nale, ce qui impli­quait, pour la bonne règle, l’au­to­ri­sa­tion du ministre des Finances lui-même.

Au lieu d’une auto­ri­sa­tion, ce fut un refus dont j’at­tri­bue l’o­ri­gine au fait que le Ministre avait pour direc­teur de Cabi­net un émi­nent fis­ca­liste mal­heu­reu­se­ment impré­gné des tra­di­tions des ser­vices de la Direc­tion géné­rale des impôts. Il était onze heures du soir, et l’Im­pri­me­rie natio­nale atten­dait. C’est alors que M. Hen­ri Ulver, qui appar­te­nait au groupe gaul­liste, indis­pen­sable à la for­ma­tion de la majo­ri­té, mit en jeu son appar­te­nance au gou­ver­ne­ment à pro­pos de l’in­clu­sion de la TVA dans le pro­jet de loi de Finances.

Le pré­sident du Conseil, M. Laniel, consul­té sur l’heure, reçut le Ministre et son Secré­taire d’É­tat. Il ne balan­ça pas et choi­sit, sinon la TVA, du moins le main­tien de sa majo­ri­té… et c’est ain­si que je pus envoyer le texte à l’Im­pri­me­rie natio­nale et qu’il fut dépo­sé, une nou­velle fois, sur le bureau de l’Assemblée.

Je ne m’é­ten­drai pas sur les péri­pé­ties du vote du pro­jet de loi, à l’As­sem­blée natio­nale. Pen­dant des jours et des nuits, comme il était d’u­sage, je sui­vis pas à pas, en com­mis­sion, en séance publique, en entre­tiens par­ti­cu­liers, le vote du projet.

Sous la qua­trième répu­blique, l’on était loin de dis­po­ser de » godillots » pour le vote des lois, et je dus consen­tir bien des conces­sions, qui appa­rurent ensuite comme des ver­rues du sys­tème. Dans la plu­part des débats, ce n’é­tait pas la logique qui était à l’honneur.

C’est ain­si que j’ai été beau­coup ser­vi par le titre de » taxe sur la valeur ajou­tée » que j’a­vais repris à un sys­tème pro­po­sé plu­sieurs années aupa­ra­vant par la CGT. Cela me valut de voir un cer­tain nombre d’o­ra­teurs de gauche mon­ter à la tri­bune pour expli­quer qu’ils étaient favo­rables à la TVA à l’ex­cep­tion de la déduc­tion des investissements.

Celle-ci, qui était pour­tant la clé de la réforme, n’a­vait pas la faveur d’un grand nombre d’o­ra­teurs : j’ai enten­du des ora­teurs de droite l’at­ta­quer… Les inves­tis­se­ments sont évi­dem­ment un sujet élec­to­ral moins appé­tis­sant que les asperges en botte (du Vau­cluse) ou les conserves de sar­dines (bre­tonnes), sujets sur les­quels j’en­ten­dis alors, au cours des heures pas­sées dans les hémi­cycles, des déve­lop­pe­ments lyriques.

En fait, heu­reu­se­ment, les votes dépen­daient fina­le­ment de la posi­tion de quelques lea­ders. Par­mi les lea­ders favo­rables à la TVA, l’un des moindres n’é­tait pas Pierre Men­dès France, qui pré­si­dait la Com­mis­sion des finances de l’As­sem­blée natio­nale. Diri­giste par ins­tinct, l’exo­né­ra­tion des inves­tis­se­ments lui parais­sait une bonne forme d’in­ter­ven­tion dans l’é­co­no­mie (pour moi, au contraire, c’é­tait le moyen de res­pec­ter la for­ma­tion natu­relle des prix, mais je me gar­dais bien d’y insis­ter devant lui).

M. Men­dès France, cepen­dant, était un diri­giste pas­sion­né et quelque peu puri­tain. Pour lui, il y avait les bons et les mau­vais inves­tis­se­ments. » Voyons, M. Lau­ré, me dit-il quand la Com­mis­sion des finances m’au­di­tion­na sous sa pré­si­dence, voyons, M. Lau­ré, vous n’al­lez quand même pas détaxer les machines à fabri­quer le che­wing-gum ! » » Mais si, Mon­sieur le Pré­sident, lui répon­dis-je. Si le che­wing-gum est un pro­duit nocif, je ne demande pas mieux qu’on le taxe très fort, voire qu’on l’in­ter­dise. Mais s’il est admis que l’on puisse fabri­quer du che­wing-gum, c’est une perte sèche pour la col­lec­ti­vi­té que d’é­ta­blir un régime fis­cal qui han­di­cape les pro­grès tech­niques dans la fabri­ca­tion du che­wing-gum, et qui fasse perdre du temps.

En effet, le temps par­ti en fumée ne pro­fite à per­sonne. Ce qu’il faut, au contraire, c’est fabri­quer le che­wing-gum dans le moindre temps glo­bal pos­sible, c’est-à-dire au moindre coût, puis mettre un gros impôt de consom­ma­tion sur le che­wing-gum : ain­si le temps gagné dans la fabri­ca­tion du che­wing-gum sera récu­pé­ré et pro­fi­te­ra à la col­lec­ti­vi­té, au lieu de par­tir en fumée. »

Je ne suis pas sûr d’a­voir convain­cu le pré­sident Men­dès France, tant il est vrai qu’il est dif­fi­cile, en matière fis­cale, de faire taire les pas­sions, au béné­fice de rai­son­ne­ments objec­tifs. Heu­reu­se­ment, néan­moins, le pré­sident Men­dès France entraî­na la com­mis­sion qu’il pré­si­dait à émettre un vote favo­rable au pro­jet de TVA.

La TVA hors de France

Trente-trois ans après le vote de la TVA par le Par­le­ment fran­çais, cette taxe a essai­mé. Il est signi­fi­ca­tif que tous les autres pays de la Com­mu­nau­té euro­péenne aient aban­don­né leurs propres sys­tèmes de taxes indi­rectes pour adop­ter le sys­tème fran­çais : les par­ti­cu­la­rismes fis­caux, pour­tant, sont bien ancrés, en géné­ral. Mais il a été recon­nu qu’aux fron­tières comme à l’in­té­rieur des ter­ri­toires, la TVA était le seul impôt capable de ne pas alté­rer la véri­té des prix… La TVA existe main­te­nant pra­ti­que­ment dans toutes les par­ties du monde, et elle est appli­quée dans trente-cinq pays.

Je ne suis pas sûr, pour autant, que la véri­table nature de la TVA ait été bien assi­mi­lée. Beau­coup de pro­fes­sion­nels, d’hommes poli­tiques, et même de fis­ca­listes s’i­ma­ginent que la TVA est assise sur la valeur ajou­tée de chaque entre­prise. C’est faux. La TVA est assise sur la valeur ajou­tée de la Nation et les entre­prises servent seule­ment de per­cep­teurs, avec la cer­ti­tude qu’elles ne sup­portent pas l’im­pôt tant que le pro­duit est chez elles, pour­vu qu’elles le per­çoivent dès qu’il les quitte.

C’est pour­quoi, du reste, elles s’ac­com­modent tel­le­ment bien de cette forme de taxe : c’est, au niveau des entre­prises, un pré­lè­ve­ment laté­ral aux mou­ve­ments de tré­so­re­rie et pour le compte (ou, plus exac­te­ment, à la charge) de tiers. Ce pré­lè­ve­ment n’est pas sans rap­port avec une valeur ajou­tée au niveau de l’en­tre­prise, mais une valeur ajou­tée en tré­so­re­rie plu­tôt qu’en droits patri­mo­niaux… et de toute manière, ce n’est pas un impôt sur les entre­prises (encore qu’elles s’en glo­ri­fient sou­vent dans les bro­chures qu’elles consacrent aux pré­lè­ve­ments fis­caux qu’elles supportent).

L’in­com­pré­hen­sion sur la véri­table assiette de la TVA est allée jus­qu’à sus­ci­ter une loi : ce fut, dans les années 1970, l’ins­ti­tu­tion de la » Seri­zette » qui était un impôt pré­ten­dant prendre en consi­dé­ra­tion la valeur ajou­tée de chaque entre­prise. Cet impôt n’a pas pu être appli­qué, et il a été rap­por­té. De nos jours, les pro­po­si­tions qui tendent à rem­pla­cer, au niveau des col­lec­ti­vi­tés locales, la taxe pro­fes­sion­nelle par une impo­si­tion de la valeur ajou­tée des entre­prises par­ti­cipent de la même illu­sion. Ces ten­ta­tives sont la ran­çon de l’in­ti­tu­lé exact mais abs­trait que j’ai don­né à la TVA en adop­tant la déno­mi­na­tion du pro­jet de la CGT.

Il serait conce­vable, certes, d’é­la­bo­rer une défi­ni­tion de la valeur ajou­tée de chaque entre­prise, un peu comme on a éla­bo­ré une défi­ni­tion du béné­fice net. Le total des décla­ra­tions éga­le­rait alors, par défi­ni­tion, la valeur ajou­tée de la Nation. Mais au prix de quelles com­plexi­tés ! C’est pour­quoi toutes les ten­ta­tives d’im­po­ser la valeur ajou­tée en déter­mi­nant celle-ci par la voie addi­tive (alors que nous pra­ti­quons la voie sous­trac­tive) ont échoué.

La plus spec­ta­cu­laire a été, dans les années cin­quante, avant même la TVA fran­çaise, la ten­ta­tive du pro­fes­seur Carl Shoup de la Colum­bia Uni­ver­si­ty, que le Gou­ver­ne­ment fédé­ral avait char­gé de mettre au point un sys­tème de TVA pour le Japon : le pro­fes­seur Shoup rem­plit son contrat et rédi­gea une loi dans laquelle la valeur ajou­tée était défi­nie par voie addi­tive. La Diète japo­naise vota cette loi… mais elle ne fut jamais appli­quée, et l’on n’en par­la plus une fois que le Japon eut recou­vré son indépendance.

À l’au­tomne 1984, une délé­ga­tion de la Chambre des repré­sen­tants amé­ri­cains, et à l’au­tomne 1985 une mis­sion gou­ver­ne­men­tale japo­naise se sont ren­dues à Paris pour étu­dier le sys­tème fran­çais de TVA, cepen­dant que le Gou­ver­ne­ment de Pékin a deman­dé offi­ciel­le­ment, en cette matière, l’as­sis­tance de la DGI française. 

Commentaire

Ajouter un commentaire

jmvit­to­rirépondre
8 avril 2014 à 9 h 18 min

Toute la ruse qu’il a fal­lu
Toute la ruse qu’il a fal­lu déployer pour faire pas­ser une réforme majeure et sim­plis­sime… Article pas­sion­nant et d’une incroyable actua­li­té, sur les dif­fi­cul­tés des Fran­çais et plus encore de l’ad­mi­nis­tra­tion à com­prendre les rouages de la fiscalité.

Répondre