Science sans critique n’est que ruine de la pensée
Le XXe siècle avait introduit quelque doute. Loin d’une pensée renanienne selon laquelle « la science est indépendante de toute structure sociale », il a vu des sociétés totalitaires donner au pouvoir politique le droit de décider des thèses scientifiques.
Il a vu aussi l’inquiétude s’instiller quant au rôle bénéfique de la science et à la notion de progrès. Les positions sont très contradictoires aujourd’hui, oscillant entre une confiance béate et un rejet systématique.
Ces deux attitudes extrêmes ont conduit plus sûrement à des affrontements qu’à des dialogues constructifs, comme l’ont prouvé les remous autour de l’appel de Heidelberg4 ou les conflits après la publication en 2014 du 5e rapport de groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.
Redonner sens à la science
Une telle logique peut être mortifère pour la science et il est devenu essentiel de lui redonner sens dans, et par, la société. Aucune science n’a de valeur qui se refuse à toute critique, qui donc élimine le doute, base de la raison.
C’est en particulier à partir de l’enseignement que doit être instillée la méthode critique. Illustre cette nécessité la déclaration de Evry Schatzman, figure majeure de l’astrophysique, dans son ouvrage Science et société5 : « Un enseignement de la science qui n’enseigne pas la critique et n’apprend pas à penser n’est plus un enseignement de science. Il est un enseignement de la soumission. Il s’intégrera à une culture répressive6. »
Éviter de telles dérives, c’est tout d’abord identifier les risques qui guettent le travail scientifique.
Réponse à tout
Le premier est l’immodestie de ceux qui ont réponse à tout. Aux sophistes qui prétendaient, dans la Grèce antique, à la connaissance universelle, Socrate opposait la fameuse formule : « Je sais que je ne sais rien. »
Il importe d’autant plus de le rappeler alors que trop d’« experts » sont en fait héritiers des sophistes. Leur certitude devient d’autant plus vérité qu’elle n’est pas soumise à controverse.
La place prise dans notre société par l’économie, et par l’économie libérale en particulier, est très symptomatique de cette dérive alors que la confrontation des idées était encore vivace entre les années 1930 et 1960, en particulier sous l’impulsion des thèses de J.M. Keynes.
Ne pas confondre
Le deuxième risque qui plane sur les travaux scientifiques consiste en la confusion entre science et technique. La technique n’est pas la connaissance qui, elle-même, n’est pas la sagesse.
La science et la philosophie étaient encore unies au XVIIIe siècle dans une même sphère, ce qui permettait aux encyclopédistes de faire ce que Diderot appelait une critique totale7. Elles ont, de nos jours, tendu à se disjoindre ; dans le même temps la science, en se rapprochant de la technique, en devenant technoscience, en a, pour une part, accepté les objectifs d’utilité, voire de rentabilité.
Les universités, jadis centres de la connaissance, se transforment en fabrique de métiers marquées par l’hyperspécialisation productiviste et sans racines. La technique devient le mode dominant de représentation des choses.
De ce fait, la critique porte de moins en moins sur la valeur humaine de la science, mais sur son rôle, en particulier économique.
Idéologie scientifique
Troisième risque qui menace la science, le lien entre la science et la société apparaît comme de moins en moins définissable. Non que la science ne s’intègre pas par nature dans l’espace social, mais c’est parce qu’elle se présente comme une vérité qu’elle est jugée au travers de ce qu’on considère comme son utilité.
JUGER ET DISCERNER
Le mot critique vient du grec kritikos, qui signifie capable de juger, de discerner. Le retour de la dispute universitaire serait-il ainsi aujourd’hui bénéfique ?
Jean-Marc Lévy-Leblond va plus loin en demandant qu’on prenne pour sujet d’enseignement une science qui s’est révélée fausse9 après des années de gloire (exemple de la phrénologie) et qu’on amène les étudiants à développer ainsi leur sens critique. C’est ce qu’il appelle la pédagogie du refus.
Ce mélange entre certitude de l’utilité et incertitude vis-à-vis de la société crée ce que Georges Canguilhem appelle une « idéologie scientifique8 ». Celle-ci vient alors suppléer le manque de précision et de rigueur.
De ce fait, la science non seulement se veut imperméable à la critique, mais elle tend à intégrer les représentations dominantes de la société qui l’abrite. Lorsque, au printemps 1996, la revue américaine Social Text publia l’article provocateur d’Alan Sokal, « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique », qui poussait la caricature jusqu’à nier l’existence d’un monde objectif, extérieur à notre conscience, la surprise fut bien évidemment le fait même que ce texte parodique ait été publié sans qu’il ait semblé poser question.
C’était l’objectif de l’auteur. Ainsi, le fait d’insérer le discours scientifique dans le politiquement correct, par exemple en disant que « l’enseignement de la science et des mathématiques […] doit être enrichi par l’incorporation des aperçus dus aux critiques féministes, homosexuelles, multiculturelles et écologiques », ne suscitait apparemment pas d’interrogations.
Réaffirmer l’esprit critique
Réaffirmer l’esprit critique et la place de la controverse en matière scientifique apparaît ainsi comme nécessaire à la fois pour la science et pour la société. Il serait évidemment utile de voir comment le débat en la matière pourrait toucher les citoyens et pas seulement via les frères Bogdanoff.
“ La technique n’est pas la connaissance qui, elle-même, n’est pas la sagesse ”
Nous aborderions là des questions d’organisation sociale, voire politique, concernant aussi bien l’esprit critique qu’un usage humaniste des sciences et techniques.
Mais nous pouvons tout au moins rappeler à quel point cette question agite certains cénacles, suscite nombre de séminaires, tout particulièrement en matière d’enseignement des disciplines scientifiques.
L’esprit critique n’est pas, en effet, une coquetterie, mais une capacité qui permet de rechercher. En ce sens, il s’intègre parfaitement dans la tradition rationaliste fondée sur le questionnement et la remise en cause. Il serait ainsi la voie royale vers la connaissance.
Loin de la vision apocalyptique de l’enseignement justement condamné par Evry Schatzman, ces tentatives retrouvent la dynamique de la raison critique10. Elles donnent à l’esprit distance et appropriation du sujet débattu ; loin de la soumission, elles valorisent le vouloir.
Et, comme le dit le philosophe Alain, « l’homme n’est heureux que de vouloir et d’inventer ».
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1. Normalien supérieur, docteur en physique, professeur émérite de l’université de Nice ; il fut directeur de programme au Collège international de philosophie de 2001 à 2007.
2. Ajaccio, 2013.
3. Revue Alliage. Culture, Science, Technique, n° 61, décembre 2007.
4. Publié à l’occasion du sommet de la Terre de Rio de Janeiro en 1992 et signé par de nombreux scientifiques.
5. Science et société, Paris, Laffont, 1971.
6. Cité par Isabelle de Mecquenem, lors du séminaire sur le thème Science et Éducation organisé par la Fédération mondiale des travailleurs scientifiques, le 24 septembre 2014.
7. En rédigeant ses Salons, Diderot aidera à l’émergence d’un esprit critique.
8. Idéologie et Rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1977.
9. L’Esprit de sel, Fayard, 1981.
10. Voir Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, 1781.