Science sans critique n’est que ruine de la pensée

Dossier : ExpressionsMagazine N°707 Septembre 2015
Par André BELLON (63)

Le XXe siècle avait intro­duit quelque doute. Loin d’une pen­sée rena­nienne selon laquelle « la science est indé­pen­dante de toute struc­ture sociale », il a vu des socié­tés tota­li­taires don­ner au pou­voir poli­tique le droit de déci­der des thèses scientifiques.

Il a vu aus­si l’inquiétude s’instiller quant au rôle béné­fique de la science et à la notion de pro­grès. Les posi­tions sont très contra­dic­toires aujourd’hui, oscil­lant entre une confiance béate et un rejet systématique.

Ces deux atti­tudes extrêmes ont conduit plus sûre­ment à des affron­te­ments qu’à des dia­logues construc­tifs, comme l’ont prou­vé les remous autour de l’appel de Hei­del­berg4 ou les conflits après la publi­ca­tion en 2014 du 5e rap­port de groupe d’experts inter­gou­ver­ne­men­tal sur l’évolution du climat.

Redonner sens à la science

Une telle logique peut être mor­ti­fère pour la science et il est deve­nu essen­tiel de lui redon­ner sens dans, et par, la socié­té. Aucune science n’a de valeur qui se refuse à toute cri­tique, qui donc éli­mine le doute, base de la raison.

C’est en par­ti­cu­lier à par­tir de l’enseignement que doit être ins­til­lée la méthode cri­tique. Illustre cette néces­si­té la décla­ra­tion de Evry Schatz­man, figure majeure de l’astrophysique, dans son ouvrage Science et socié­té5 : « Un ensei­gne­ment de la science qui n’enseigne pas la cri­tique et n’apprend pas à pen­ser n’est plus un ensei­gne­ment de science. Il est un ensei­gne­ment de la sou­mis­sion. Il s’intégrera à une culture répres­sive6. »

Évi­ter de telles dérives, c’est tout d’abord iden­ti­fier les risques qui guettent le tra­vail scientifique.

Réponse à tout

Le pre­mier est l’immodestie de ceux qui ont réponse à tout. Aux sophistes qui pré­ten­daient, dans la Grèce antique, à la connais­sance uni­ver­selle, Socrate oppo­sait la fameuse for­mule : « Je sais que je ne sais rien. »

Il importe d’autant plus de le rap­pe­ler alors que trop d’« experts » sont en fait héri­tiers des sophistes. Leur cer­ti­tude devient d’autant plus véri­té qu’elle n’est pas sou­mise à controverse.

La place prise dans notre socié­té par l’économie, et par l’économie libé­rale en par­ti­cu­lier, est très symp­to­ma­tique de cette dérive alors que la confron­ta­tion des idées était encore vivace entre les années 1930 et 1960, en par­ti­cu­lier sous l’impulsion des thèses de J.M. Keynes.

Ne pas confondre

Le deuxième risque qui plane sur les tra­vaux scien­ti­fiques consiste en la confu­sion entre science et tech­nique. La tech­nique n’est pas la connais­sance qui, elle-même, n’est pas la sagesse.

La science et la phi­lo­so­phie étaient encore unies au XVIIIe siècle dans une même sphère, ce qui per­met­tait aux ency­clo­pé­distes de faire ce que Dide­rot appe­lait une cri­tique totale7. Elles ont, de nos jours, ten­du à se dis­joindre ; dans le même temps la science, en se rap­pro­chant de la tech­nique, en deve­nant tech­nos­cience, en a, pour une part, accep­té les objec­tifs d’utilité, voire de rentabilité.

Les uni­ver­si­tés, jadis centres de la connais­sance, se trans­forment en fabrique de métiers mar­quées par l’hyperspécialisation pro­duc­ti­viste et sans racines. La tech­nique devient le mode domi­nant de repré­sen­ta­tion des choses.

De ce fait, la cri­tique porte de moins en moins sur la valeur humaine de la science, mais sur son rôle, en par­ti­cu­lier économique.

Idéologie scientifique

Troi­sième risque qui menace la science, le lien entre la science et la socié­té appa­raît comme de moins en moins défi­nis­sable. Non que la science ne s’intègre pas par nature dans l’espace social, mais c’est parce qu’elle se pré­sente comme une véri­té qu’elle est jugée au tra­vers de ce qu’on consi­dère comme son utilité.

JUGER ET DISCERNER

Le mot critique vient du grec kritikos, qui signifie capable de juger, de discerner. Le retour de la dispute universitaire serait-il ainsi aujourd’hui bénéfique ?
Jean-Marc Lévy-Leblond va plus loin en demandant qu’on prenne pour sujet d’enseignement une science qui s’est révélée fausse9 après des années de gloire (exemple de la phrénologie) et qu’on amène les étudiants à développer ainsi leur sens critique. C’est ce qu’il appelle la pédagogie du refus.

Ce mélange entre cer­ti­tude de l’utilité et incer­ti­tude vis-à-vis de la socié­té crée ce que Georges Can­guil­hem appelle une « idéo­lo­gie scien­ti­fique8 ». Celle-ci vient alors sup­pléer le manque de pré­ci­sion et de rigueur.

De ce fait, la science non seule­ment se veut imper­méable à la cri­tique, mais elle tend à inté­grer les repré­sen­ta­tions domi­nantes de la socié­té qui l’abrite. Lorsque, au prin­temps 1996, la revue amé­ri­caine Social Text publia l’article pro­vo­ca­teur d’Alan Sokal, « Trans­gres­ser les fron­tières : vers une her­mé­neu­tique trans­for­ma­tive de la gra­vi­ta­tion quan­tique », qui pous­sait la cari­ca­ture jusqu’à nier l’existence d’un monde objec­tif, exté­rieur à notre conscience, la sur­prise fut bien évi­dem­ment le fait même que ce texte paro­dique ait été publié sans qu’il ait sem­blé poser question.

C’était l’objectif de l’auteur. Ain­si, le fait d’insérer le dis­cours scien­ti­fique dans le poli­ti­que­ment cor­rect, par exemple en disant que « l’enseignement de la science et des mathé­ma­tiques […] doit être enri­chi par l’incorporation des aper­çus dus aux cri­tiques fémi­nistes, homo­sexuelles, mul­ti­cul­tu­relles et éco­lo­giques », ne sus­ci­tait appa­rem­ment pas d’interrogations.

Réaffirmer l’esprit critique

Réaf­fir­mer l’esprit cri­tique et la place de la contro­verse en matière scien­ti­fique appa­raît ain­si comme néces­saire à la fois pour la science et pour la socié­té. Il serait évi­dem­ment utile de voir com­ment le débat en la matière pour­rait tou­cher les citoyens et pas seule­ment via les frères Bogdanoff.

“ La technique n’est pas la connaissance qui, elle-même, n’est pas la sagesse ”

Nous abor­de­rions là des ques­tions d’organisation sociale, voire poli­tique, concer­nant aus­si bien l’esprit cri­tique qu’un usage huma­niste des sciences et techniques.

Mais nous pou­vons tout au moins rap­pe­ler à quel point cette ques­tion agite cer­tains cénacles, sus­cite nombre de sémi­naires, tout par­ti­cu­liè­re­ment en matière d’enseignement des dis­ci­plines scientifiques.

L’esprit cri­tique n’est pas, en effet, une coquet­te­rie, mais une capa­ci­té qui per­met de recher­cher. En ce sens, il s’intègre par­fai­te­ment dans la tra­di­tion ratio­na­liste fon­dée sur le ques­tion­ne­ment et la remise en cause. Il serait ain­si la voie royale vers la connaissance.

Loin de la vision apo­ca­lyp­tique de l’enseignement jus­te­ment condam­né par Evry Schatz­man, ces ten­ta­tives retrouvent la dyna­mique de la rai­son cri­tique10. Elles donnent à l’esprit dis­tance et appro­pria­tion du sujet débat­tu ; loin de la sou­mis­sion, elles valo­risent le vouloir.

Et, comme le dit le phi­lo­sophe Alain, « l’homme n’est heu­reux que de vou­loir et d’inventer ».

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1. Nor­ma­lien supé­rieur, doc­teur en phy­sique, pro­fes­seur émé­rite de l’université de Nice ; il fut direc­teur de pro­gramme au Col­lège inter­na­tio­nal de phi­lo­so­phie de 2001 à 2007.
2. Ajac­cio, 2013.
3. Revue Alliage. Culture, Science, Tech­nique, n° 61, décembre 2007.
4. Publié à l’occasion du som­met de la Terre de Rio de Janei­ro en 1992 et signé par de nom­breux scientifiques.
5. Science et socié­té, Paris, Laf­font, 1971.
6. Cité par Isa­belle de Mec­que­nem, lors du sémi­naire sur le thème Science et Édu­ca­tion orga­ni­sé par la Fédé­ra­tion mon­diale des tra­vailleurs scien­ti­fiques, le 24 sep­tembre 2014.
7. En rédi­geant ses Salons, Dide­rot aide­ra à l’émergence d’un esprit critique.
8. Idéo­lo­gie et Ratio­na­li­té dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1977.
9. L’Esprit de sel, Fayard, 1981.
10. Voir Emma­nuel Kant, Cri­tique de la rai­son pure, 1781.

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