摸着石头过河 : Traverser la rivière en tâtonnant pierre à pierre
Traverser la rivière en tâtonnant pierre à pierre. Cette phrase de Deng Xiaoping véhicule des valeurs essentielles de la Chine moderne que j’essaierai de faire miennes dans cet article.
Pragmatisme, preuve par l’exemple ou humilité sont en effet autant de qualités nécessaires pour brosser le portrait d’un pays aussi complexe.
En effet, cela ne fait que six mois que je suis arrivé en Chine, pays dont je ne connaissais auparavant pas plus que quelques clichés. Six mois que je vis l’aventure d’un expatrié au quotidien sans avoir la moindre idée, le matin, de comment se terminera la journée. Six mois que je ne comprends pas grand-chose à la manière dont les locaux mangent, parlent, écrivent, et encore bien moins à ce qu’ils pensent.
Bref, six mois que j’ai l’agréable impression de réapprendre tout de A à Z et de retourner en enfance. Cet élan de jeunesse s’étant donc accompagné de multiples voyages (selon l’adage bien connu), c’est à la lumière de mes diverses excursions que je choisis d’exprimer mes sentiments à propos de la Chine.
Sans pour autant traverser la rivière de Deng ni en sonder les profondeurs, ces villes sont autant de pierres qui m’ont permis de tâter le pouls de ce merveilleux pays.
PÉKIN – 北京
Une semaine après mon arrivée, je cherche toujours mon « chez moi ». Je m’éclipse des bureaux pour aller visiter un appartement. En passant dans les allées du centre commercial d’à côté, je ne suis déjà plus surpris de voir une succession de boutiques remplies de marchandises, grouillantes de vendeurs, mais désespérément boudées par les chalands.
J’arrive finalement devant l’immeuble. Les pans de façade qui commencent à se décrocher me font comprendre que dix ans est déjà un âge bien avancé pour une tour pékinoise. L’appartement, ni rangé ni nettoyé pour la visite, n’est pas plus rassurant. Je rentre donc bredouille.
“ Avant tout, construire sur les points communs ”
Il est déjà 22 heures quand je ressors. Devant moi, dans la rue désertée, un arbre se met à bouger et me tire de mes pensées. Je n’ai pas rêvé, il y a bien un homme perché sur une branche, secouant le feuillage pour en faire tomber les feuilles mortes. Plus loin, un de ses collègues balaie, à son rythme.
L’allocation des ressources est une des premières choses qui m’a étonné ici. Ressources humaines d’abord : Pékin fourmille de petits boulots dont la productivité n’a pas l’air spécialement contrôlée. Ressources matérielles ensuite : le souci du détail a l’air absent et le surdimensionnement omniprésent.
D’aucuns diront que cela se rapproche d’une forme d’inefficacité. Et pourtant, cela marche. Si Rome ne s’est pas bâtie en un jour, Pékin, ville de vingt millions d’habitants aux infrastructures impressionnantes, ne s’est bâtie qu’en dix ans.
En 2005, avant les jeux Olympiques, seules deux des treize lignes de métro actuelles étaient construites. Le TGV reliant la capitale à Shanghai (1 300 km) n’a, lui, pas mis plus de trois ans.
Cela marche, malgré cette impression constante de création d’entropie si désagréable aux Occidentaux.
Cela marche, peut-être parce qu’il faut aller chercher l’efficacité ailleurs. L’optimisation ne se situe pas dans le factuel ni dans le quantitatif, mais dans l’humain.
Ainsi, un collègue racontant à un couple d’amis qu’il est allé nager s’est vu retourner deux réponses.
Le mari, Français. – Ah bon ? Combien de temps ? cherchant tout de suite à se comparer.
La femme, Chinoise. – C’est génial, tu sais nager ! En plus tu as le courage d’y aller toutes les semaines, félicitations !
Ici, c’est le fameux guanxi, la relation, qui compte. Il convient de donner de la face à son interlocuteur et de cultiver une bonne entente dans la durée via une réciprocité de compliments et de services. Avant de faire ressortir les points de désaccord, on pense avant tout à construire sur les points communs.
SUZHOU & HANGZHOU 苏州和杭州
Moi. – Tu as vu, aujourd’hui il fait beau, l’air n’est pas pollué.
Elle. – Ah ?
Moi. – Comparé à Pékin ça n’a rien à voir. Le ciel est bleu, regarde !
Elle. – Moi je le trouve gris. Il faut que tu rentres en France, là-bas le ciel est vraiment bleu.
Moi. – Tu veux rester en France alors après tes études ?
Elle. – (le visage s’assombrissant) Non, mon devoir est ici. Je suis responsable de mes parents. Vous, vous avez la chance d’avoir une retraite ; ici, ils n’ont rien. Mais si je rentre, hors de question de travailler dans une grande ville. C’est trop pollué.
Quand je repense à cette anecdote, j’ai d’abord peur. Bien plus que nos facultés d’adaptation, c’est notre capacité à oublier qui m’émeut.
“ Quel temps fait-il ?
Il fait pollué ”
Comment se fait-il qu’après toutes ces années passées à la campagne, j’oublie la couleur du ciel ? Comment se fait-il que quand on demande aux enfants : « Quel temps fait-il ? », ceux-ci répondent par : « Il fait pollué » ?
Si la mémoire, aussi bien individuelle que collective, disparaît à ce rythme, comment être confiant quant à notre capacité à lutter contre la pollution de notre planète ou le réchauffement climatique ?
De manière plus pragmatique, on peut s’interroger sur la capacité du Parti à résoudre ces problèmes, en dépit de son influence sur les secteurs industriels clés. Quelle est sa véritable marge de manœuvre, depuis les traumatismes de 1989 – Tian’anmen – et 1991 – la chute du PC russe ?
Il s’agit de naviguer entre Charybde et Scylla, ne pas détériorer l’équilibre social sans dégrader le capital environnemental.
Terminons cependant sur une note positive, car la dynamique semble s’inverser. La sphère sociale s’empare peu à peu des problèmes environnementaux et le gouvernement n’a pas d’autre choix que d’y répondre. Le projet CTO doit ainsi vérifier des normes très strictes (efficacité énergétique, consommation d’eau), le rendant ainsi bien plus efficace que les usines du même genre déjà construites.
Par ailleurs, la Chine expérimente actuellement des systèmes de quotas de CO2 dans sept zones pilotes, avant probablement d’élargir à l’échelle nationale.
Le poids du substrat social
LES INÉGALITÉS
Une caractéristique essentielle de la Chine contemporaine est l’inégalité. Deng avait bien prévu le phénomène : « Certains doivent devenir riches avant les autres. »
Ainsi la blogosphère chinoise fait état d’un clivage entre les gaofushuai (grands, riches et beaux) et les diaosi (vous m’épargnerez la traduction qui a à voir avec l’anatomie masculine). Ceux qui ont pu s’enrichir d’un côté (grâce à leurs connexions avec le Parti ?), et ceux qui sont restés dans la misère de la campagne de l’autre.
Le problème est bien là, lancinant. Pour l’instant, la croissance élevée du PIB est avec l’animosité contre le Japon le ciment d’un pays fragilisé par ses distorsions internes : inégalités et diversités culturelles.
Jamais je ne me serais attendu à ce qu’un ami chinois ayant étudié en France me dise un jour : « Contrairement à la Chine, la France est un vrai pays socialiste. »
Ce qui ressort aussi de cette conversation, c’est le poids du substrat social. L’ascendant des parents est immense : pour elle, c’est l’obligation de revenir en Chine ; pour un autre ami français, c’est un mariage mixte annulé au dernier moment.
De façon générale, la société chinoise, héritière du confucianisme, donne l’impression d’être rigoureusement organisée, classifiée, en ordre de bataille pour les défis à venir.
Rien de tel que le langage pour mieux l’apprécier : on peut ainsi distinguer huit façons de dire « oncle », selon qu’on désigne le frère cadet, aîné, maternel, paternel ou l’époux de la sœur cadette, aînée, maternel, paternel.
NINGBO – 宁波
J’ai également eu l’occasion de me rendre à Ningbo suite à l’invitation d’une amie. Au fur et à mesure de la journée, les différences avec Pékin me sautent aux yeux. Les boutiques Chanel, Dior, Louis Vuitton, etc., défilent une à une, toutes plus « bling-bling » les unes que les autres ; dans la rue, croiser une Maserati est monnaie courante.
Le soir, après avoir bu un verre dans une rue pavée bordée de bars, imitation parfaite du Quartier latin, nous rentrons chez elle.
Alors que ses parents appartiennent à la classe moyenne de Ningbo, je m’étonne de découvrir un appartement de très grande surface (l’étage entier de l’immeuble), recouvert de marbre et d’appareils de domotique dernier cri.
XI’AN – 西安
Simon. – Chauffeur, nous voulons aller dans le quartier musulman.
Le chauffeur. – O ksâ dans l’coin mslman ?
Simon. – Oui, dans le quartier musulman…
Le chauffeur. – Pal’sud j’vozimène, ça bon ?
Simon. – Euh, OK.
Voilà certainement ce que donnerait en français la conversation de mon ami avec le chauffeur de taxi. Le patois local n’avait plus grand-chose à voir avec le mandarin, le fameux putonghua.
La Chine, dans toute sa diversité, nous sautait au visage. Elle ne cessera de me frapper lors de toutes mes excursions : ainsi, à Shanghai, « merci » ne se prononce pas xiexie mais yaya, à l’ouest dans le Xinjiang, « bonjour » se dit même Salam Alecum.
Mais reprenons le fil de mon épisode à Xi’an. Mon livre m’indiquait que je verrais dans le quartier musulman les descendants des Arabes qui s’étaient installés ici au moment de la Route de la soie.
“ L’uniformité se dégage du peuple chinois ”
Mais le décor n’avait pour ainsi dire pas changé : mêmes boutiques, mêmes faciès qu’ailleurs dans la ville. À y regarder de près, une ou deux femmes portaient des voiles dans le fond d’une boutique. C’était bien le seul indice.
À y regarder de près, voire de très près ; c’est aussi ce qu’il nous a fallu faire pour trouver la mosquée, et nous rendre compte que c’était un lieu de culte musulman. Avant de découvrir la salle de prière finale, tout laissait penser que nous étions dans un palais chinois avec sa succession classique de portes.
J’ai donc également été marqué par l’uniformité qui se dégage du peuple chinois. Comme sur le drapeau, où les petites étoiles (censées représenter les minorités) ne sont là qu’en faire-valoir de l’étoile principale : la majorité des Hans.
Comme durant le show du Nouvel An de la TV chinoise (regardé par près d’un milliard de téléspectateur), où un chant traditionnel tibétain a la même valeur de divertissement que Sophie Marceau chantant La Vie en rose.
Comme dans l’histoire chinoise où deux des trois dernières dynasties issues d’invasions étrangères (les Yuan de Mongolie et les Qing de Mandchourie) ont finalement été assimilées dans la masse d’un pays qui regroupe désormais un habitant terrestre sur cinq.
En équation ou en proverbe
Si j’étais français, j’inventerais une pirouette pour rationaliser tout ce qui précède. Une équation ne ferait pas d’ombre au tableau pour jouer au jeu de tous les expatriés en Chine : que va devenir ce pays dans les années à venir ?
L’AVEUGLE TÂTANT L’ÉLÉPHANT
Un jour, un groupe d’aveugles rencontra un éléphant. Le premier toucha une patte et s’exclama : « L’éléphant est comme une colonne ! » ; le second empoigna la queue et rétorqua : « Pas du tout, il ressemble à un serpent ! » Et le troisième de conclure, après s’être approché de l’oreille : « Vous faites fausse route, c’est en fait un ventilateur. »
Ce proverbe ou chengyu, très fréquent en chinois, est souvent utilisé pour évoquer la difficulté d’appréhender des choses aussi complexes que la Chine, véritable pays continent. Il moque la prétention de qui croit détenir une vérité absolue et permet ainsi d’éviter de conclure en laissant une porte de sortie aux avis divergents.
Allez, puisqu’il faut me mettre dans la peau du personnage jusqu’au bout, je dirais que l’équation de Kaya ne serait pas malvenue :
Hangzhou =
Xi’an x Ningbo x Pékin
Pollution =
population x richesse x efficacité
Il faudrait ensuite broder autour de cette égalité et prendre des hypothèses forcément tranchantes pour alimenter le débat.
Si j’étais chinois, je me contenterais de quatre syllabes :
盲人摸象
(L’aveugle tâtant l’éléphant)
Guomao
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Socialisme en Chine ?
« Jamais je ne me serais attendu à ce qu’un ami chinois ayant étudié en France me dise un jour : « Contrairement à la Chine, la France est un vrai pays socialiste. » » J’aime le contrairement.
Et il y a 30 ans, déjà un correspondant américain disait : « L’avenir du capitalisme est en Chine et celui du socialisme en Europe. »