1- Le capitalisme total 2- Le capitalisme est en train de s’autodétruire
Le hasard (?) fait bien les choses, qui dépose simultanément sur mon bureau ces deux livres écrits sur le même sujet l’un par un ancien professeur d’économie à l’École et l’autre par un professeur actuel. Jean Peyrelevade (JP) a été notamment directeur adjoint du cabinet de Pierre Mauroy et président de Suez et de l’UAP et plus dernièrement du Crédit Lyonnais. Patrick Artus (PA), meilleur économiste de l’année 1996, est notamment directeur des études économiques de la Caisse des Dépôts et membre du Conseil d’analyse économique du gouvernement Villepin. Malgré des parcours fort différents, JP et PA aboutissent à des conclusions fort voisines, ce qui ne laisse pas d’inquiéter quant à l’avenir du capitalisme.
Dans son petit livre orange, JP constate que le modèle financier intermédié a disparu au profit du marché. Mais le pouvoir de dire oui n’est pas passé des banques aux petits actionnaires. La veuve de Carpentras a pour seule possibilité, comme le citoyen lambda, de voter avec ses pieds. Le pouvoir n’est pas passé non plus aux chefs d’entreprise, pourtant investis il y a peu de la mission sacrée de défendre l’intérêt supérieur de la personne morale1. Il est passé entre les mains des gestionnaires pour compte de tiers dont les plus redoutables sont les fonds de pension américains. Ceux-ci gèrent 10 T$2 dont la moitié en actions, soit le tiers de la capitalisation boursière des États-Unis. Ils font la pluie et le beau temps à Wall Street et ailleurs avec leur sacro-saint critère de création de valeur pour l’actionnaire.
JP expose que, à la notable exception des États-Unis d’Amérique, les États ont perdu une large part de leur capacité de régulation au détriment de l’équilibre politique, éthique et écologique du développement de la planète, face à des chefs d’entreprise que des normes de rentabilité excessive (TRI3 au moins égal à 15 %) conduisent à se faire d’une part les agents d’une mondialisation sans frontière et d’autre part les ennemis du plein-emploi en investissant trop peu, beaucoup de projets étant rejetés par insuffisance du TRI.
On suit difficilement JP quand il regrette que l’exigence d’une rentabilité trop élevée oblige à utiliser les facteurs de production les moins onéreux, en commençant par la main d’oeuvre. N’est-ce pas pourtant ce qu’il enseignait naguère à l’X ? Ce qui a valu le prix Nobel d’économie à notre maître Maurice Allais ? Le principe de la division internationale du travail serait-il soudain devenu faux ? Les délocalisations sont-elles toujours forcément synonymes de destruction d’emplois ?
On a également un peu de mal à suivre JP quand il écrit qu’une exigence excessive de rendement du capital fabrique du malthusianisme, même s’il appelle à la rescousse PA et sa notion de capitalisme sans projet et Helmut Schmidt disant que les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain4. De ma petite foncière qui s’introduit demain en Bourse pour lever quelques dizaines de millions d’euros au groupement de fonds de pension américain Westbrook qui investit des milliards de dollars dans le monde entier, je ne vois que des TRI au moins égaux à 15 % et pourtant eux et moi investissons bon an mal an tout l’argent dont nous disposons.
On ne suit plus du tout JP quand il conclut en prônant des mesures dirigistes ou distorsives telles que : encourager par la fiscalité le réinvestissement des bénéfices, interdire les rachats d’actions, autoriser des dividendes plus élevés pour les titres détenus plus longtemps, favoriser les détentions longues d’actions (mesure qui vient d’être décidée et dont on découvrira bientôt les effets pervers…), interdire que l’enrichissement des chefs d’entreprise soit parallèle à celui des actionnaires, interdire la privatisation généralisée des biens communs. Il n’y manque – malheureusement – que l’interdiction d’interdire…
Illustré d’un serpent qui se mord la queue (autoportrait ?), le petit livre blanc de PA part de la constatation que les profits des entreprises explosent alors que la croissance est molle, que le pouvoir d’achat des salariés se réduit et que la précarité s’accroît.
Comme PA, JP ajoute que ce capitalisme est sans projet. Il ne fait rien d’utile de ses milliards, n’investit guère, ne prépare pas l’avenir. L’argent n’est pas utilisé à bon escient, spécialement en Europe continentale, pour favoriser l’adaptation des économies, investir dans les ordinateurs, les usines, les infrastructures, la recherche et le développement et alimente plutôt la voracité des investisseurs… Tandis que les profits des entreprises prennent l’ascenseur, les rémunérations des salariés prennent l’escalier.
À l’origine de ces dérèglements, la mondialisation, naturellement, c’est-à-dire l’ouverture aux échanges commerciaux et aux flux de capitaux avec les pays émergents, associée à l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC), formidable machine à fabriquer des profits à travers les délocalisations et la déformation du partage des revenus dans les pays d’origine.
PA observe que les pays d’Europe qui vont bien sont ceux où le partage profits/salaires ne s’est pas déformé. Ainsi le Royaume-Uni, l’Espagne ou la Suède affichent-ils depuis dix ans des taux de croissance sensiblement supérieurs à ceux du reste de l’Europe. Passant rapidement sur l’effort soutenu de la Suède en matière de recherche ou la flexibilité du marché du travail au Royaume-Uni et sans se demander quelle est la cause et quel est l’effet, PA explique leur forte croissance par leur forte consommation des ménages. A contrario, les autres pays sont engagés dans un cercle vicieux où la faible consommation des ménages induit une croissance molle qui s’auto-entretient.
PA en conclut qu’il faut donc redonner du pouvoir d’achat aux Français, c’est évident puisque la plupart des politiques le disent, à droite comme à gauche. Frappé de schizophrénie, il reconnaît cependant aussitôt que le coût élevé du travail non qualifié est l’une des principales causes du chômage élevé pour cette catégorie de salariés. Il termine enfin son virage à 180° en écrivant qu’il ne faut pas se tromper de combat : La croissance de la demande en France est depuis 2002 nettement supérieure à celle du PIB et il y a substitution croissante d’importations à la production domestique… Augmenter le pouvoir d’achat reviendrait à soigner les symptômes et risquerait d’aggraver la maladie.
N’hésitant pas à manier le syllogisme, PA poursuit en expliquant que les investissements risqués doivent avoir une rentabilité plus élevée que les investissements de père de famille ; que les investisseurs exigent des ROE supérieurs à 15 % alors que les emprunts d’État sans risque rapportent moins de 5 % sur trente ans ; qu’en conséquence les investissements des entreprises cachent des risques inconsidérés ; qu’il s’agit bien d’une sorte de processus d’autodestruction du capitalisme.
Pour conclure, on aimerait que les professeurs d’économie à l’École méditent le précepte de Lyautey, transposé mutatis mutandis à l’économiste par Jean-Marc Daniel (74) : La société n’a pas besoin de comprendre tout ce que fait l’économiste mais elle attend de lui qu’il réponde à certaines questions et qu’il fournisse les moyens de résoudre certains problèmes… et notamment celui du chômage. Il a cette double difficulté de faire admettre que son savoir est de nature scientifique, qu’il n’est pas vague spéculation intellectuelle où tout peut être dit et tout peut être défendu5…
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1. Rapport “ Viénot ” sur la gouvernance d’entreprise, CNPF, 1995.
2. T = téra, 1012.
3. TRI : taux de rentabilité interne, taux d’actualisation qui annule le flux de revenus futurs actualisés (en anglais ROE).
4. Citation que l’on retrouve aussi chez PA !
5. Le rôle social de l’économiste par Jean-Marc Daniel, directeur de la rédaction de la revue Sociétal, dans Les Échos du 2 novembre 2005. Sociétal consacre à ce sujet un numéro spécial (numéro 50, 4e trimestre 2005).
Voir un extrait de l’article dans http://x‑sursaut.polytechnique.org