1824–2024 : deux siècles de Réflexions sur la thermodynamique
2024 marque les 200 ans des Réflexions sur la puissance motrice du feu de Sadi Carnot. Fils de Lazare Carnot, figure majeure de la Révolution française et fondateur de l’École polytechnique, Sadi (X1812) n’a que 28 ans quand il publie son premier et unique ouvrage. Reçues dans l’indifférence, ses Réflexions seront redécouvertes après sa mort et reconnues a posteriori comme l’acte de naissance de la thermodynamique.
L’École polytechnique s’engage pour célébrer l’anniversaire des Réflexions de Sadi Carnot. Une exposition est ouverte au Mus’X pour donner à voir le contenu de ce texte fondateur, ses origines et ses fruits. Un exposé de médiation scientifique accompagne la visite, amenant chaleur, vapeur et entropie dans le grand hall de l’École.
Enfin, un colloque international se tiendra à l’École en septembre pour rassembler la grande famille de la thermodynamique autour de son ancêtre commun.
Sadi Carnot est né en 1796 au palais du Petit Luxembourg. Son père Lazare est alors chef d’État, l’un des cinq directeurs du Directoire, après avoir été membre du Comité de salut public en 1793–1794 et à ce titre avoir impulsé la création de l’École centrale des travaux publics, future École polytechnique. Le prénom de son fils vient du poète persan du XIIIe siècle, Saâdi, que Lazare affectionnait particulièrement. Ce prénom marquera l’histoire de la famille Carnot et sera aussi porté par le neveu de Sadi (X1857), qui sera président de la IIIe République avant d’être assassiné. Mathématicien, physicien et membre de l’Institut (actuelle Académie des sciences), Lazare s’implique directement dans l’éducation et la formation de ses fils, une rareté à l’époque.
« Sadi Carnot suit les cours de Dulong (X1801) et Arago (X1803), jeunes enseignants polytechniciens en pointe de la recherche en physique. »
Élève au lycée Charlemagne à Paris, Sadi est admis à 16 ans et demi à l’X. Il y suit notamment les cours de Dulong (X1801) et Arago (X1803), jeunes enseignants polytechniciens en pointe de la recherche en physique en train de se faire.
En 1814 il participe à la défense de Paris, sort dans le génie et rejoint l’École de l’artillerie et du génie de Metz. Militaire, Sadi demande une dérogation dès 1819 et continue sa formation à la Sorbonne, au Collège de France et au Conservatoire des arts et métiers où il suit les cours de chimie de Desormes (X1794). En 1821 il a rejoint son père en exil à Magdebourg et, probablement sous son influence – Lazare est l’auteur d’un Essai sur les machines en général (1783) ou des Principes fondamentaux de l’équilibre et du mouvement (1803) –, commence à s’intéresser aux machines à vapeur et lit tout ce qui s’écrit sur la chaleur. En 1824 Sadi Carnot est à un tournant de sa vie.
Son père Lazare est décédé l’année précédente, en exil à Magdebourg. Lieutenant du génie, Sadi est en position de disponibilité pour mener en parallèle des recherches, depuis trois ans, sur la théorie des machines à feu et il s’apprête à publier le résultat de ses Réflexions.
Les Réflexions, acte de naissance de la thermodynamique
Les 120 pages des Réflexions s’ouvrent sur un mélange d’enthousiasme et de frustration. Si Sadi admire les prouesses techniques des inventeurs de machine, il souligne en même temps leur manque de compréhension fondamental.
« Malgré les travaux de tous genres entrepris sur les machines à feu, malgré l’état satisfaisant où elles sont aujourd’hui parvenues, leur théorie est fort peu avancée et les essais d’amélioration tentés sur elles sont encore dirigés presque au hasard. »
Sadi Carnot se donne donc comme ambition de trouver ce qui est commun à toutes les machines, indépendamment de leurs détails techniques. Ce faisant, il réalise un triple tour de force scientifique qui donne à son œuvre sa postérité.
« Carnot adopte une approche conceptuelle, fondamentale. »
La première prouesse de Carnot tient à l’originalité de son approche. Alors qu’un problème appliqué (le rendement d’un moteur) peut sembler relever du savoir-faire technique, Carnot adopte une approche conceptuelle, fondamentale. Il ne se contente cependant pas de rester dans la théorie, mais appuie sa réflexion sur de récents résultats de physique des gaz, éclaire des controverses techniques et tire de ses conclusions des recommandations pratiques pour la conception de meilleures machines.
Le second exploit de Carnot tient à la puissance des outils qu’il invente pour traiter son problème. C’est ici que naissent des concepts qui sont depuis devenus familiers à tous les physiciens : l’idée de thermostats (« Deux corps, auxquels on peut donner ou enlever de la chaleur sans faire varier leur température, feront les fonctions de deux réservoirs indéfinis de calorique ») ; la notion de cycle thermodynamique (il ne faut pas arrêter l’analyse quand la machine a produit son travail : « Si l’on veut recommencer une opération semblable à la première, […] il faut d’abord rétablir les choses dans leur état primitif ») ou celle de transformations infinitésimales réversibles (« Il faut faire en sorte que les corps mis en contact [thermique] les uns avec les autres diffèrent peu entre eux de température »), bien avant qu’elles ne deviennent le cauchemar des taupins.
Le dernier tour de force de Carnot est de toucher du doigt les fondements d’une science encore inconnue en 1824. Son intuition le guide vers ce qui deviendra le second principe de la thermodynamique.
« Il ne suffit pas, pour donner naissance à la puissance motrice, de produire de la chaleur : il faut encore se procurer du froid ; sans lui la chaleur serait inutile. »
“Carnot imagine la machine à feu comme un moulin à eau.”
De cette épiphanie, Carnot tire une série de résultats devenus classiques : un moteur peut être opéré en sens inverse pour transférer la chaleur du froid vers le chaud en consommant du travail ; aucun moteur ne peut être plus efficace qu’un moteur réversible ; l’efficacité maximale ne dépend pas de la nature du fluide utilisé, mais uniquement des températures entre lesquelles le moteur opère ; cette efficacité croît avec la différence de température, mais la relation n’est pas une simple proportionnalité (on sait aujourd’hui que η ≤ 1 – Tfroid / Tchaud).
Cette série de résultats est d’autant plus spectaculaire que le raisonnement de Carnot s’appuie sur une théorie de la chaleur erronée, qui considère que la chaleur est portée par le calorique, un fluide sans masse et indestructible. Carnot imagine la machine à feu comme un moulin à eau : pour lui, un moteur produit du travail sous l’effet de la « chute du calorique », « tombant » du chaud vers le froid.
Dans cette image, la chaleur est conservée (autant de chaleur est évacuée vers la source froide que de chaleur reçue de la source chaude) et le travail s’y ajoute. En réalité, suivant le premier principe de la thermodynamique, c’est l’énergie totale qui est conservée. La quantité de chaleur évacuée est inférieure à celle reçue, parce qu’une partie est convertie en travail.
Si fausse, et pourtant si juste
Le succès des idées de Carnot n’est cependant pas un hasard. Dans le cas particulier de transformations réversibles, son approche est en fait équivalente à celle de la thermodynamique moderne, à condition de remplacer le calorique par la notion anachronique d’entropie. Sadi Carnot exprime dans ses Réflexions des doutes vis-à-vis de la théorie de la chaleur qui sous-tend son travail. Dans ses notes personnelles, publiées longtemps après sa mort, il semble s’approcher de notre premier principe :
« La chaleur n’est autre chose que la puissance motrice, ou plutôt que le mouvement qui a changé de forme. Réciproquement, partout où il y a destruction de chaleur, il y a production de PM [puissance motrice]. »
Cependant, il ne parvient pas à lier ensemble ses deux idées maîtresses (« Mais il serait alors difficile de dire pourquoi, dans le développement de la PM par la chaleur, un corps froid est nécessaire »). Il laisse ainsi à d’autres l’honneur d’établir le cadre officiel de la thermodynamique.
La réception des Réflexions
Après sa publication, le mémoire de Carnot va rester dans l’ombre une dizaine d’années. Alors qu’ils ont été présentés en séance à l’Académie des sciences par Girard dès 1824, ses travaux semblent totalement ignorés par ses contemporains. Arago, secrétaire de l’Académie, publie entre 1829 et 1855 quatre éditions de sa Notice historique sur les machines à vapeur, sans jamais citer les Réflexions. Sadi lui-même semble se désintéresser du sujet – de 1824 à sa mort lors de l’épidémie de choléra en 1832, il ne publie aucun autre texte scientifique. Il peut sembler étrange que le travail de Sadi Carnot n’ait pas plus rapidement trouvé son public scientifique.
Au-delà de la figure du génie incompris, l’historien Pietro Redondi souligne l’influence du saint-simonisme dans les milieux scientifiques. Il fait remarquer que quelques ingénieurs et techniciens se sont emparés des idées de Carnot – à l’inverse des savants, qui ne trouvent pas dans les écrits de Carnot la structuration positiviste qu’ils attendent. Cette observation est en accord avec l’étrange affirmation qu’on trouve dans la notice nécrologique de l’AX en 1833 :
« Négligeant presque entièrement le secours de l’analyse, il semble avoir pris à tâche de n’employer que les ressources ordinaires du raisonnement ; et ses démonstrations, difficiles à suivre, ont peut-être rebuté bien des lecteurs habitués aux formes simples et élémentaires qu’a revêtues la science moderne. »
« Il faut attendre 1834 pour trouver une première mention des Réflexions dans les travaux d’Émile Clapeyron (X1816). »
L’historien Robert Fox souligne quant à lui l’ambivalence de Carnot vis-à-vis de son œuvre : comment promouvoir son livre, quand il est de plus en plus convaincu que la théorie de la chaleur sur laquelle celui-ci est bâti est fausse ?
Il faut attendre 1834, deux ans après la mort de Sadi, pour trouver une première mention des Réflexions dans les travaux d’Émile Clapeyron (X1816). À sa suite, le jeune William Thomson, futur Lord Kelvin, qui est alors à Paris dans les laboratoires de Regnault (X1830), mettra véritablement en lumière les travaux de Carnot. Plus tard, Rudolf Clausius développera une théorie générale de la chaleur dans laquelle il explicitera la place centrale du travail de Carnot, en établissant le concept d’entropie et ses propriétés.
Les héritages de Sadi Carnot
L’originalité de son approche, la force de ses résultats et la profondeur de la notion d’entropie qui émerge de son œuvre assurent à Sadi Carnot un héritage immense, bien au-delà de la physique. Ces ramifications ne peuvent guère se décliner en une page – mais, pour donner une idée, nous proposerons seulement trois exemples inattendus, présentés ci-après.
Théories axiomatiques
En 1909 Constantin Carathéodory est professeur de mathématiques à l’université de Hanovre. Il est déjà reconnu comme mathématicien et ses travaux à venir auront une grande influence. À la surprise des physiciens de l’époque, il établit une théorie axiomatique de la thermodynamique sur la base du premier et du deuxième principes. À la différence des précédentes formulations du deuxième principe, Carathéodory se passe des définitions de Carnot à propos de la chaleur (il n’est pas fait mention de cycle, ni machine thermique, ni flux de chaleur).
La publication de Carathéodory est un coup de tonnerre dans la physique théorique. En effet, il montre qu’une théorie physique peut être construite de façon autonome et rigoureuse sur une base axiomatique, alors que l’approche traditionnelle est plutôt de chercher à unifier les théories dans le cadre d’une « théorie du grand tout ». À l’époque, seule la mécanique du point matériel pouvait prétendre à un fondement axiomatique.
Aujourd’hui, la physique statistique et la physique quantique possèdent une base axiomatique, mais qui reste encore problématique. On note que la mécanique des milieux continus dissipatifs (qui inclut la mécanique des fluides) rejoindra le groupe restreint des théories axiomatiques, sur le fondement de la thermodynamique hors équilibre dans les années 1960–1970, avec les travaux de Coleman, Noll et de Stückelberg. Il s’agit encore d’un héritage de Carnot.
Science de l’information
Dans le cadre de ses travaux sur la théorie de l’information et du traitement du signal (à cheval entre sciences de l’ingénieur, des mathématiques et de l’informatique), Claude Shannon introduit en 1948 une expression mathématique qu’il nomme « entropie », sur la suggestion du physicien et mathématicien John von Neumann. Cette expression est identique (à une constante multiplicative près) à l’entropie statistique introduite par Gibbs dans les années 1880.
Pourquoi Shannon et J. von Neumann ont-ils exfiltré le terme forgé par Clausius et issu des travaux de Carnot ? L’anecdote est connue : J. von Neumann voit tout de suite que l’expression est équivalente à l’entropie de Gibbs. Mais il dit aussi à Shannon que le concept est suffisamment mal compris en physique pour qu’on ne puisse pas opposer une critique sérieuse à propos d’un éventuel mésusage du terme pour une utilisation hors du champ de la physique. En effet, la suite de l’histoire a démontré que non seulement cet éclairage nouveau donnait à ce concept une signification beaucoup plus vaste et fertile que soupçonné initialement, mais encore il a intégré les sciences de l’information dans le champ de la physique et inversement.
La conjecture de Poincaré
Une petite anecdote contemporaine pour finir. Une soixantaine d’années après Sadi Carnot, un autre grand savant sort de l’École polytechnique : Henri Poincaré (X1873). Celui-ci énonce en 1906 une conjecture difficile de topologie algébrique. Environ un siècle plus tard, la conjecture de Poincaré est classée parmi les sept problèmes mathématiques du millénaire par l’institut Clay en 2000.
La conjecture est démontrée magistralement par G. Perelman deux ans plus tard, dans une première publication intitulée The entropy formula for the Ricci flow and its geometric applications. Ce travail extraordinaire devra à Perelman la médaille Fields (qu’il refusera, comme le prix Clay). Dans son travail, Perelman utilise un « analogue statistique » et le terme entropie du titre renvoie bien à l’entropie thermodynamique. Pourquoi Perelman utilise-t-il le concept d’entropie thermodynamique ? La question éveille notre curiosité mais, comme l’écrit Poincaré lorsqu’il expose sa conjecture au détour d’un autre travail : « Une discussion à ce sujet nous entraînerait trop loin. »