1914–1918 – Quatre années sur le front
Paul Tuffrau, professeur de khâgne notamment à Louis-le-Grand, mais surtout professeur d’histoire et de littérature à l’École de 1928 à 1958. Bien peu de professeurs de quelque discipline que ce soit ont laissé un souvenir aussi marquant que le sien auprès de tant et tant de générations de camarades.
Aucun besoin d’évoquer le folklore polytechnicien (“ le général Boulanger se suicida… ” et le célèbre “ pousserais-tu… ”) : ce qu’il enseignait – pardon, ce dont il nous enchantait – ne faisait l’objet d’aucune colle, d’aucune pâle, d’aucun exam ; aucune nécessité donc de suivre, d’écouter. Et pourtant relatées, exposées, professées par lui, l’histoire et la littérature nous captivaient.
Nous savions qu’il avait fait toute la Première Guerre mondiale comme officier de troupes sur le front, en première ligne dans les tranchées.
Jeune normalien de la rue d’Ulm (promotion 1908) il part en 1914 comme sous-lieutenant de réserve. Blessé plusieurs fois, décoré de la croix de guerre dès juin 1915, il reçoit, le visage bandé, la Légion d’honneur sur le front des troupes le 9 octobre 1915 avec une seconde citation à l’ordre de l’Armée. Il termine la guerre chef de bataillon.
Pendant quatre ans, il partage au quotidien avec ses hommes et ses camarades leur vie, leurs souffrances et leurs joies. Et il écrit.
Il envoie régulièrement des articles au quotidien Le Journal sous le pseudonyme de Lieutenant E.R., qui seront édités chez Payot en 1917 sous le titre Carnet d’un Combattant. Mais surtout il tient des carnets personnels où il note tout, au jour le jour. Ce sont ces carnets dont sa fille, Madame Françoise Cambon, s’est décidée à publier aujourd’hui la plus grande partie, n’ayant écarté que les passages à caractère trop intime.
La présente recension s’approprie de très larges extraits de l’avant-propos par lequel Madame Cambon présente l’ouvrage, beaucoup mieux que je ne saurais le faire.
Cet ouvrage, qui donc “ raconte ” la Grande Guerre presque au jour le jour, présente le double intérêt de suivre les mouvements d’avancée et de recul des armées alliées en France, tout au long des mois de 1914 à 1918, et, en même temps, de donner une vision vivante de ce qu’ont été ces quatre années pour tant d’hommes pendant cette période cruciale de l’histoire.
Ce qui fait le côté exceptionnel de ces notes, c’est non seulement qu’elles ont été écrites par un homme qui a participé pleinement au combat, qui en a vécu toutes les difficultés et toutes les horreurs, mais aussi qu’elles sont le fait d’un écrivain et d’un véritable humaniste.
Il passe de tranchée en tranchée, exposé comme ses hommes aux balles, aux grenades, aux obus qui éclatent autour d’eux, tuant beaucoup, blessant d’autres, les renversant souvent, au milieu d’invraisemblables chaos de morts défigurés, mutilés, d’innombrables membres humains arrachés, dispersés.
Et cependant il reste sensible à la beauté des paysages, à la douceur du printemps, à l’harmonie et au charme des villages qu’il traverse. L’éclatement des couleurs à l’automne dans les montagnes de l’Est l’émerveille. Pourtant, pas un instant, il ne peut oublier la guerre. Il en est partie prenante, mais ce contraste entre cet engagement et cette disponibilité fait justement de ces notes une oeuvre singulière, car il appréhende en même temps tous les aspects de la vie, mais aussi de la mort.
Il voit les choses avec lucidité, en souffre et ne cache pas les larmes qui lui montent aux yeux quand tel de ses hommes ou tel de ses compagnons est tué. En même temps, il aime cette vie qui lui permet de servir une cause qui, pour lui, est foncièrement juste.
Il refuse d’être rattaché à un état-major – car il a été repéré par des hommes comme Mangin –, et il ne se sent lui-même que lorsqu’il monte en ligne, avec les siens, quand il étudie le terrain, et lève des croquis de l’armée d’en face pour déterminer avec précision l’emplacement des mitrailleuses ; il ne s’expose pas de façon inutile, mais ne se soucie guère des balles qui le cherchent. Il n’y a chez lui aucun désir de “ paraître ”. Il fait, tout simplement, ce qu’il estime être son devoir. Ouvert et attentif aux autres, il a, pour l’abnégation des “ poilus ” avec lesquels il vit, une admiration profonde.
On ne trouve chez lui aucune haine pour l’ennemi : il en parle avec beaucoup d’humanité et sait comprendre ou imaginer la souffrance de ceux d’en face. Il a la même compassion pour l’Allemand, fauché en pleine jeunesse, que pour celui des siens qui n’atteindra jamais ses vingt ans.
Il traversera, en novembre 1918, à la tête de son bataillon, l’Alsace et la Lorraine, dont il raconte l’accueil ardent et enthousiaste qui le bouleverse : “ J’ai le remords maintenant d’avoir considéré la question d’Alsace et Lorraine comme une question politique, alors qu’elle est une question d’humanité vivante et souffrante, de sang et de chair. ”
On trouve tout dans ces notes, écrites à chaud sans aucune recherche, comme on trouve tout dans la vie ; et cette “ cohabitation ” d’épisodes douloureux, atroces trop souvent, et de moments de détente, de réflexion, parfois même de gaieté, fait vivre avec lui les événements qu’il a vécus.
Paul Tuffrau sera démobilisé en mars 1919, alors que la moitié seulement des jeunes normaliens de sa génération partis dès 1914 sont revenus vivants. Il n’oubliera jamais l’abnégation des combattants qui ont accepté de vivre dans des conditions épouvantables, sans se plaindre, qui ont donné leur vie sans compter, car c’est elle qui a donné la victoire à la France.
Mais il retrouvera aussi “ avec une joie intime les paysages familiers ” […] “ La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé. ”
Avec l’appui marqué de Madame Cambon, j’espère vous avoir convaincus, que vous ayez ou non connu Paul Tuffrau, de lire ces Carnets. Vous y trouverez ou retrouverez le même profond intérêt que celui que nous portions à l’écouter.