1968 – 1970 Six corps réunis en un seul
La IVe République avait préparé le terrain, Mesmer l’a fait. Adieu le corps des poudres, le Génie maritime, l’armement terrestre, les télécommunications, les ingénieurs militaires de l’air et les ingénieurs hydrographes désormais fusionnés dans le corps de l’armement.
La Quatrième République, souvent abusivement décriée depuis, avait largement défriché le terrain. Le projet de réalisation d’armements nucléaires, dont on peut retrouver les origines dans la création du Commissariat à l’énergie atomique en 1945, avait reçu une impulsion majeure en 1954, alors que Pierre Guillaumat, futur ministre des Armées de la Cinquième République, était administrateur général au CEA.
Mais, en 1968, la « Force de frappe », comme on l’appelait alors, de projet était devenue programme. La première explosion avait eu lieu à Reggane en 1960 et le premier prototype de Mirage IV avait décollé de Melun-Villaroche le 17 juin 1959.
REPÈRES
L’auteur de cet article a demandé, lors d’une conversation seul à seul avec Pierre Messmer, quelle avait été la raison principale de la création de la DMA.
L’une des réponses a été « que cette réorganisation et la place donnée à l’armement étaient liées à l’idée que l’on se faisait à l’époque, et pas à tort, de l’importance de la technique dans l’armement des décennies à venir.
Trois techniques que l’on ne maîtrisait pas encore en France allaient dominer la défense : l’atome, l’électronique et les engins. »
UN PREMIER REGROUPEMENT EN 1961
La délégation ministérielle pour l’Armement, la DMA, avait été créée en avril 1961. On avait ainsi regroupé, sous l’autorité du général Lavaud, des directions qui dépendaient depuis 1958 de trois délégués et qui relevaient même auparavant de trois secrétariats d’État. Dès 1965, elle avait été réorganisée sur un schéma dit staff and line à la mode de l’époque.
“ La Quatrième République avait largement défriché le terrain ”
Les directions traditionnelles avaient été rebaptisées Directions techniques de l’armement terrestre, des constructions navales, et de l’air, la direction des Poudres conservant sa dénomination antérieure.
Les nouvelles directions chargées des Programmes et affaires industrielles, des Affaires internationales et des Personnel et affaires générales s’étaient vu confier des responsabilités d’ordre politique.
La Direction des recherches et moyens d’essais, la DRME, ancêtre de la DRET, aujourd’hui disparue, et surtout la Direction technique des engins étaient significatives du désir de préparer l’avenir. Le nucléaire relevait d’une « mission », la mission atome, en charge des relations avec le CEA/DAM.
DES ÉQUIPEMENTS COMPLÈTEMENTS TRANSFORMÉS
À LA CONQUÊTE DE L’ESPACE
En 1957, les Soviétiques avaient, pour la première fois, mis en orbite un satellite artificiel de la Terre. En 1961, Youri Gagarine avait été le premier homme à effectuer un vol spatial. Depuis, Américains et Soviétiques étaient au coude à coude dans la course spatiale.
Comme chacun sait, le Président Kennedy avait assigné à son pays l’objectif « de faire atterrir l’homme sur la Lune et de le ramener sur Terre sain et sauf avant la fin de la décennie », objectif réalisé en 1969.
C’est que les progrès scientifiques et techniques perceptibles à cette époque allaient de toute évidence profondément changer la nature des armements. Des modifications de structures étaient nécessaires. Il faut rappeler d’ailleurs que l’arme nucléaire n’était pas la seule cause de ces transformations.
Enfin, l’électronique et l’informatique promettaient des applications nouvelles aussi bien dans le domaine militaire que dans le domaine civil. Et pourtant le corps de l’armement ne serait créé qu’en 1968. C’est que les cinq corps dits traditionnels avaient des personnalités affirmées par une longue histoire.
UNE HISTOIRE QUI REMONTE À 1336
Il est nécessaire, pour comprendre ces différences, qui se sont amenuisées au point d’être aujourd’hui à peine perceptibles, de remonter assez loin. Commençons par le corps des Poudres. C’est en 1336 qu’une charte avait été donnée aux fabricants de poudres par le roi Philippe VI, en 1665 que la Ferme des poudres et salpêtres avait été créée par Louis XIV, en 1775 qu’elle avait été transformée en Régie par Louis XVI, puis en 1791 qu’elle était devenue Agence.
Devenue civile en 1940, elle avait été remilitarisée à la Libération. Il est important de signaler qu’elle disposait alors du monopole de la fabrication des poudres et explosifs, monopole qui sera mal vu de Bruxelles et finira par disparaître.
Les ingénieurs des poudres étaient donc les héritiers d’une longue histoire. Leurs anciens comprenaient de grands chimistes comme Antoine Lavoisier et François Berthelot.
Ils avaient conservé cette spécialité de chimistes au sein du ministère des Armées et de la toute nouvelle DMA. Cela faisait d’eux un corps certes plus lié à l’Armée de terre qu’aux deux autres armées mais, bien évidemment, toutes trois étaient leurs clientes. Beaucoup d’entre eux avaient fait de la recherche en début de carrière et le choix du corps des Poudres permettait en général à ceux qui le souhaitaient de faire une thèse.
Enfin, nombreux étaient les ingénieurs des poudres, surtout les jeunes qui, vivant à proximité d’une poudrerie, y disposaient d’un logement, élément qui participait à la cohésion du corps, au sentiment d’appartenance à une communauté.
Les ingénieurs des poudres sont les héritiers de Lavoisier. © ORION_EFF
Le cuirassé Solferino, construit sur les plans d’Henri Dupuy de Lôme, entrant dans le port de Portsmouth en 1866. © ORION_EFF
LE GM, HÉRITIER DES MAÎTRES CHARPENTIERS DE LA MARINE
Les ingénieurs du Génie maritime (GM) étaient avant tout liés à la mer. C’est plus qu’un truisme. Ils commençaient leur carrière par un voyage autour du monde sur la Jeanne d’Arc et y côtoyaient leurs futurs correspondants, officiers de marine. Certains y seraient même plus tard instructeurs. Ils se retrouvaient de nouveau au voisinage immédiat des marins et de leurs bateaux lors de leur première affectation, généralement dans un port.
DE GRANDES RÉALISATIONS
Comme les ingénieurs des poudres et comme les ingénieurs des fabrications d’armement terrestre, les GM étaient des réalisateurs. Ils exerçaient même un monopole de fait pour la réalisation des vaisseaux de ligne.
Ils réaliseraient d’ailleurs, comme ingénieurs de l’armement, les sous-marins nucléaires (SNLE et SNA) et les porte-avions de la Marine nationale jusqu’à aujourd’hui.
Certains garderaient avec ce premier port (Toulon, Brest, Cherbourg, Lorient…) un lien qui ne se romprait pas quand ils prendraient leur retraite dans la région.
Leur histoire remontait aux maîtres charpentiers de marine et la première École du génie maritime avait été installée à Paris en 1741 (elle avait été créée à Toulon quelques années auparavant).
Les premiers arsenaux royaux avaient été créés par Richelieu en 1631, ce qui conduirait à donner son nom à plusieurs navires de la Royale dont celui qui, à peine achevé, appareilla de Brest pour Dakar le 17 juin 1940. Le service du Génie maritime avait été institué sous le Consulat.
Les ingénieurs du Génie maritime avaient ensuite construit les vaisseaux des régimes successifs. L’un de leurs anciens, Henri Dupuy de Lôme, avait été le réalisateur du premier vaisseau de ligne à vapeur, du premier cuirassé et du premier sous-marin.
DES CANONS AUX ARMES NUCLÉAIRES
Les ingénieurs des fabrications d’armement terrestre étaient aussi des industriels. Ils assuraient, à côté d’industriels privés comme Panhard ou Manurhin, la fabrication des principaux armements destinés à l’Armée de terre : chars, engins blindés, canons, armes de petit calibre, etc. Leur technique reposait principalement sur la métallurgie et la mécanique.
Tir de missile M4. © DGA ESSAIS DE MISSILES
L’Établissement technique central de l’armement en est le témoin et conserve la mémoire du général Estienne, considéré comme le père des chars.
Depuis la création, en 1933, de la DEFA, la Direction des études et fabrications d’armement, les ingénieurs des fabrications d’armement réalisaient donc dans leurs arsenaux, à Tarbes ou à Roanne, à Tulle ou à Rennes, les principaux matériels destinés à l’Armée de terre.
Ces fabrications nécessitaient à l’époque de nombreux ouvriers et techniciens qui étaient civils. Les ingénieurs, eux, étaient militaires et la distinction était fortement ressentie. Les ingénieurs se faisaient d’ailleurs souvent appeler par leur grade d’équivalence (et cela, au moins jusque dans les années soixante).
Si les techniques dont dépendent les matériels terrestres ne sont pas, à cette époque, les plus modernes ou celles qui progressent le plus rapidement, cela n’a pas empêché les ingénieurs de l’armement terrestre de s’intéresser à celle qui va caractériser la géopolitique de la deuxième moitié du vingtième siècle (et pour l’instant aussi celle du vingt et unième), le nucléaire.
“ C’était une voie possible pour participer à ce que certains appelleront l’aventure nucléaire ”
De nombreux ingénieurs ont été détachés au CEA et plusieurs ingénieurs de la DEFA furent à l’origine de la création de la DAM, dont l’ingénieur général Chanson.
Clairement, les ingénieurs qui, à la sortie de l’École polytechnique, choisissaient le corps des fabrications d’armement envisageaient une carrière industrielle, avec, en général, des débuts en province. Certains savaient d’emblée que c’était une voie possible pour participer à ce qu’ils appelleront « l’aventure nucléaire ».
Char Leclerc. © CAUSSE RICHARD
LES TÉLÉCOMMUNICATIONS MILITAIRES, CORPS CRÉÉ EN 1950
Les ingénieurs des télécommunications militaires étaient les électroniciens de l’armement terrestre. Leur corps avait été créé en 1950 ; c’était donc un corps jeune. Ils dépendaient pour la plupart de la Section d’études et de fabrication des télécommunications (SEFT) ou du bureau TELEC de la DEFA, créés eux-mêmes à partir des organismes de l’Armée de terre qui s’occupaient des Transmissions depuis leur début, c’est-à-dire depuis la Première Guerre mondiale ou un peu avant.
Leur lien avec l’Armée de terre était très fort et lors de la création du corps de l’armement beaucoup étaient encore d’anciens officiers. Ils se distinguaient cependant des ingénieurs des fabrications d’armement en ce que, s’ils faisaient des études dans certains domaines, ils confiaient toujours les réalisations à l’industrie. Et en 1968, l’industrie électronique était totalement privée.
LE CORPS DES INGÉNIEURS MILITAIRES DE L’AIR
Le corps des ingénieurs militaires de l’air était aussi un corps jeune. Sa création remontait à 1935. La plupart de ses membres, au moment de la création du corps de l’armement, étaient des polytechniciens ayant effectué leur séjour en école d’application à Supaéro, école créée en 1909 qui a été transférée de Paris à Toulouse en 1968.
Ils étaient presque tous affectés dans la région parisienne ou à Toulouse. Il y avait cependant deux ateliers industriels de l’aéronautique (AIA) à Clermont-Ferrand et à Bordeaux, un à Cuers et un à Alger, avec une annexe à Blida jusqu’en 1962. Il y en avait eu deux autres, à Rayak (Liban) et à Casablanca.
Le premier prototype de Mirage IV a décollé de Melun-Villaroche le 17 juin 1959. CC US DEFENSEIMAGE
DES EXPERTS ET DES CHERCHEURS
Les ingénieurs de l’air, comme les ingénieurs militaires des télécommunications, n’étaient pas des industriels. Ils faisaient des essais au Centre d’essais en vol de Brétigny-sur-Orge et au Centre d’essais aéronautiques de Toulouse et pouvaient faire de la recherche en se faisant détacher à l’Onera.
La plupart d’entre eux travaillaient donc en passant des contrats d’études, d’essais et de fabrication à l’industrie aéronautique. Cette industrie était en plein essor au moment de la création du corps de l’armement.
Cet essor avait d’ailleurs eu un effet d’aspiration, et de nombreux ingénieurs de l’air, comme Henri Ziegler, détenaient des postes de direction dans cette industrie.
1970 : LE RATTACHEMENT DU CORPS DES INGÉNIEURS HYDROGRAPHES
Enfin, un sixième corps, le corps des ingénieurs hydrographes, sera intégré dans le corps de l’armement deux ans plus tard, en 1970. Il était modeste par sa taille, mais tenu en haute estime dans la Marine et dans les milieux scientifiques comme en témoigne le nombre des ingénieurs hydrographes ayant été membres ou correspondants de l’Académie des sciences (15 ingénieurs sur 153 depuis 1814, année de la création du corps).
Leur proximité avec les officiers de marine, qu’ils côtoyaient en permanence à la mer, était plus opérationnelle que celle des ingénieurs du Génie maritime et les cartes et documents qu’ils produisaient étaient d’usage permanent sur les passerelles.
Il attirait ceux qui avaient un goût pour l’aventure, notamment exotique, pour la technique appliquée et pour le développement des sciences du positionnement et de la description de l’océan.
UNE TRIPLE MOTIVATION
Tels sont les corps, aussi miscibles que l’eau et l’huile, que Pierre Messmer décida donc de réunir en un corps unique, en même temps d’ailleurs que les corps de santé des trois armées.
Cette décision était cohérente avec la décision, prise dès le début de la Cinquième République ou peu après, de rassembler sous une autorité unique les services responsables des armements.
“ Rassembler sous une autorité unique les services responsables des armements ”
La motivation, rappelée explicitement par Pierre Messmer était triple : orienter un nombre important d’ingénieurs vers les techniques nouvelles qui n’étaient pas spécifiques d’une armée (il s’agissait de l’atome, des engins, de l’électronique et de l’informatique) ; en orienter également vers la recherche qui était aussi de moins en moins spécifique ; avoir donc la possibilité de les muter d’une direction à une autre sans les difficultés inhérentes à l’existence de corps différents et gérés différemment.
Le ministre était d’autre part inquiet des difficultés de recrutement à l’École polytechnique et de la fuite de nombreux ingénieurs vers le privé ou l’industrie nationalisée. Les causes en étaient certainement multiples (appel de l’industrie, préférence pour les « bottes recherche », désaffection générale pour le service de l’État, augmentation du nombre de places offertes, conditions financières…).
La création du corps s’est accompagnée d’une revalorisation indiciaire qui n’a pas eu les effets escomptés mais a enrayé la dégradation.
Le paradoxe est que, cinquante ans plus tard, il n’apparaît absolument pas qu’il y ait une corrélation évidente entre le rang de sortie des jeunes ingénieurs et leur succès dans la profession. Les contreexemples ne manquent pas.