1972–1974 : trois promotions de jeunes filles sur la Montagne
Nous avons souhaité nous revoir pour une commémoration d’un genre particulier, un dîner où nos échanges pourraient servir à toutes celles qui nous ont suivies à Palaiseau. Nous étions ainsi dix-neuf réunies à la Maison des X.
Pour représenter les jeunes promotions, nous avions invité la présidente de Polytechnique au Féminin et les membres féminins du Conseil d’administration de l’AX, ainsi que Laurent Billès-Garabédian, son président.
Partager la solidarité et la sérénité qui nous rassemblent
Ce fut pour chacune un moment empreint d’une bonne dose d’humour, mais surtout un moment rare, libre, confiant, dynamique et convivial. La principale découverte, de taille pour celles qui craignaient une réunion « d’anciennes combattantes » réduite à des souvenirs anecdotiques, a été une grande convergence : aussi diverses qu’aient été nos expériences pendant ces quarante années, nous pouvions en extraire une part commune, comme si nos destins solitaires en apparence finissaient par dessiner un puzzle solidaire et harmonieux.
Nous voudrions partager cette solidarité et cette sérénité qui nous ont rassemblées
Les L de l’X 72 : Ta Thu Thuy, Françoise Combelles, Élisabeth Dupont-Kerlan, Nicole Gontier, Anne Duthilleul (Chopinet).
Les lieux
Nous n’avons pas toutes été logées à la même enseigne, tant l’encadrement a eu à cœur de bien nous installer. Les 72 ont été logées dans le bâtiment de l’infirmerie, puis dans l’aile Monge ; les 73 la première année également dans ce bâtiment, la seconde année dans le Joffre. Alors que les 74 ont pu jouir des nouveaux caserts de standing sous-officier, dans l’aile Monge, avec l’accès à une terrasse un étage au-dessous pour certains.
C’est là que, le 1er avril 1974, un mur avait été dressé pour obstruer le couloir des filles de la 72, lesquelles ont mis à profit leur imagination de futures ingénieures pour déjouer le stratagème en sortant par la fameuse terrasse. Pour nous protéger, il fallait des verrous à nos portes, surtout pour le soir de la Sainte-Barbe. Et, pour préserver notre intimité, nos fenêtres s’ornaient de délicieux rideaux à fleurs orange, très « vintage ».
Dans le pavillon Joffre, la double porte qui séparait le couloir des filles de celui des garçons était devenue un sujet kafkaïen : elle devait être fermée pour la pudeur, mais ouverte pour la sécurité. Tous ces efforts n’empêchaient pas certaines de faire le mur, comme les garçons, ou d’avoir une clé de l’infirmerie pour sortir ou rentrer en catimini.
Souvenirs, souvenirs
Nous avons évoqué quelques souvenirs de la vie sur la Montagne Sainte-Geneviève, à titre de témoignages autant d’une époque révolue que d’un événement unique en son genre : l’arrivée des filles. Car celles- ci n’étaient guère attendues : rien n’avait été prévu par la précédente direction de l’École à l’arrivée du général Briquet et, pour les militaires, nous étions des êtres improbables, aux besoins différents de ceux des garçons, et qu’il fallait surveiller étroitement au risque de les surprotéger.
Premières, pionnières
Nous avons forcément été les premières polytechniciennes dans nos secteurs
Comme nous étions les premières à l’X, nous avons forcément été les premières polytechniciennes dans les secteurs vers lesquels nous nous sommes tournées, et souvent les premières femmes de notre niveau. Il y eut ainsi les premières dans les Corps : Mines, Ponts, Armement, etc. ; la première à l’Insee, à l’Ena, mondes cependant déjà mixtes ; la première à la direction du cabinet d’un Premier ministre ; la première à entrer dans l’industrie aérospatiale ; la première directrice d’exploitation dans une société d’autoroute ; la première à avoir créé son entreprise (pour l’édition de logiciels éducatifs) ; la première à avoir connu le chômage ; la première dans le classement Forbes des femmes les plus influentes, etc.
Les L de l’X 73 : Marie-Solange Tissier, Anne Blanchonnet, Edwige Bonnevie-Tourne, Claude Karpman-Nahon, Marion Guillou-Charpin, Catherine Montagnon, Brigitte Serreault, Marie-Laurence Pitois-Pujade, Claire Lefebvre-Saint-Félix (absente de la photo).
Nous avons toutes vécu la résistance de certains hommes à cette avancée des femmes, et notamment rencontré quelques surprises dans les milieux de travail les plus masculins. Le bref florilège qui suit en témoigne : « Ah, aujourd’hui, la secrétaire est invitée à la réunion ! » Quel embarras lorsque l’on s’aperçoit que c’est elle qui dirige la réunion.
Lors d’une première rencontre avec le groupe X de sa région, l’une d’entre nous qui s’était présentée, comme tout le monde, en couple, a vu un X demander à son mari de quelle promo il était. Et encore : « Pourquoi voulez-vous cet avancement ? Votre mari gagne pourtant bien sa vie. » « C’est un métier à plein-temps que d’élever trois enfants. Vous devriez vous arrêter, plutôt que de demander une promotion. »
Très récemment encore, l’une d’entre nous, mariée à un camarade de promo, a demandé à l’École des documents pour la validation de ses droits militaires pour la retraite, et s’est vu répondre : « Madame, si votre mari veut ces documents, qu’il se présente lui-même. »
Mais à quoi voit-on que nous faisons un « métier d’homme » ? « Maintenant que je suis directeur général, c’est moi qui choisis le vin au déjeuner qui suit le Conseil d’administration. »
Au-delà de ces anecdotes, nous avons aussi rencontré des difficultés réelles qui ont pu nous empêcher, en tant que femmes, d’avoir la carrière que nous souhaitions, alors même que nous défendions des valeurs de vérité et d’éthique conformes à notre formation, indispensables dans toutes les organisations.
Certaines sont montées très haut. D’autres ont connu le chômage ou se sont heurtées au fameux « plafond de verre », qui ne touche pas moins les X que les autres. D’autres encore ont dû choisir des chemins de traverse pour progresser. Ainsi, nos parcours n’ont pas toujours été linéaires, les obstacles ont existé. Et face à ces obstacles qui peuvent surgir encore pour les polytechniciennes d’aujourd’hui, nous considérons que nous avons besoin d’être solidaires les unes des autres, tant que nous représenterons une minorité.
En ce sens, nous voulons offrir cette solidarité aux plus jeunes, chaque fois qu’elles en auront besoin.
Les L de l’X 74 : Véronique Bauchet, Anne Bernard-Gély, Marie-Louise Casademont, Renée Habozit, Anne Blanchonnet, Laurie Maillard.
Le Grand U et l’habillement
Avant même les admissions, entre l’écrit et l’oral du concours 1972, certaines avaient été convoquées à l’École, chez le général, avec leur mère. L’une d’elles, venue avec son père, s’est vu reprocher : « Mademoiselle, on voulait voir votre mère ! » Il s’agissait d’une consultation sur le style de Grand U préféré parmi trois projets.
« De toute façon, je suis certain qu’aucune fille ne rentrera à l’X, disait le général. – Monsieur, avec le respect que je vous dois, je vous assure que je vais y rentrer ! », répondit la plus courageuse. Nous portions le tricorne au lieu du bicorne, notre jupe ne dépassait pas le genou, mais, à l’époque des minijupes, elle nous semblait déjà bien longue. Nous ne portions ni bottes ni tangente, la décision ayant été prise de ne pas l’imposer aux filles. Fameux tricorne ! Le matin du 14 Juillet 1976, une forte averse, la seule de l’été, a marqué les esprits des 74 qui défilaient pour la seconde fois (du fait du changement du cursus militaire des 75 transférés à Palaiseau), et marqué les visages d’une teinture noire due aux tricornes qui déteignaient. Pour les autres vêtements du trousseau, nous n’avons pas oublié le pyjama en éponge bleu des mers du Sud, le justaucorps rouge des gymnastes et le maillot orange des nageuses.
Le treillis, en revanche, était unisexe : même veste ceinturée à la taille et même pantalon large. Les 73, qui l’ont étrenné dans un réfectoire en délire, ont compris très vite que l’effet n’était pas le même sur elles que sur les garçons. Quant à la coiffure, elle devait respecter la règle qui stipule qu’aucun cheveu ne doit toucher le col de la veste. L’une d’entre nous n’oubliera jamais la stupéfaction de sa capitaine devant ses couettes, coiffure inattendue mais bien réglementaire.
Messages à nos conscrites
Comme c’était un des fondements de notre commémoration, nous avons tiré de nos expériences des messages clefs pour les conscrites, pour les jeunes femmes qui abordent la vie professionnelle, si ce n’est plus largement pour les jeunes filles à l’heure du choix de leurs études.
Osez !
Lorsqu’on vous propose un poste, une mission, ne vous posez pas plus de questions qu’un garçon, du type : « Serai-je à la hauteur ? » Même si les murs vous tombent sur la tête, foncez !
Restez vous-mêmes et transmettez
N’ayez peur de rien, osez être vous-mêmes. Osez dans la sérénité et en respectant des valeurs d’éthique, d’équilibre, de respect de vousmêmes et des autres. Faites toujours ce qui correspond à votre « colonne vertébrale ».
Faites ce que vous aimez et partagez votre enthousiasme. Vivez comme un avantage le fait d’être une femme dans un monde d’hommes. Mettez à profit le fait d’être un « mouton à cinq pattes » pour traiter des questions délicates. Les femmes sont un facteur d’innovation et font avancer les dossiers complexes.
Des métiers épanouissants
Les métiers d’ingénieur sont trop ignorés par les femmes – à tort, car ce sont des métiers d’invention, où il faut savoir identifier et formuler les problèmes, puis trouver des solutions techniques ou financières, mais aussi humaines.
Les sciences de l’ingénieur sont aussi épanouissantes que d’autres activités, et les ingénieurs ont bien sûr une vie privée. Réagissez si vous n’avez plus la notion du plaisir dans votre travail. Ayez une vision de votre carrière.
Laurent Billès-Garabédian, Hortense Lhermitte, Anne Bernard-Gély, Michèle Cyna, Ariane Chazel, Marie-Louise Casademont, Jean-Pierre Bégon-Lours.
Une vie de premières
Il y eut la première fille à aller au trou, à cause d’une coiffure non réglementaire lors d’une passation du drapeau. La première à être « enguirlandée » par le général, parce qu’elle avait déclaré au micro d’Yves Mourousi, le 14 Juillet, qu’elle n’allait pas sortir de l’École dans l’armée. Les premières à faire du vol à moteur en option sportive. Les premières à voler dans un Fouga Magister pendant leur service dans l’Armée de l’air. Les trois premières à embarquer sur un dragueur de mines dans la Marine nationale. La première à attendre un enfant à l’École.
Les filles de la 72 se souviennent encore de leurs dictées de niveau BEPC en école de personnels féminins de l’Armée de terre (et pas en tant qu’instructrices). Et personne n’a oublié la section de filles au Larzac, avec un sergent qui nous enjoignait de bomber le torse, en vue de « faire de nous des hommes ».
Mais nous nous retrouvions ensuite à l’École dans des conditions bien faciles par rapport à la prépa ou à nos camarades entrés dans d’autres écoles d’ingénieurs : nous avions du temps, nous étions payées, nous avions des professeurs formidables, comme Bernard Grégory ou Laurent Schwartz.
Une vraie famille
L’X et l’AX sont une vraie famille. L’X vous apporte une liberté de carrière telle que rien n’est impossible. N’attendez pas tout des quotas de femmes, veillez plutôt en amont à la mixité des viviers et pépinières de cadres supérieurs, améliorez la mixité.
Ouvrez tous les postes aux femmes ; cela permet de voir les problèmes et leurs solutions autrement. Transmettez aux plus jeunes votre passion et votre savoir-faire.
Nous avons été les premières et nous avons débroussaillé un petit chemin. À l’intérieur de la communauté polytechnicienne, nous resterons là pour les jeunes L de l’X. Elles élargiront la voie et découvriront certainement de nouvelles façons de vivre leur différence positivement.
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quel beau parcours, les
quel beau parcours, les premières ça dû etre un énorme challenge dans leur professionnelle et personnelle