2015, année aldine
En 2015, les patriotes français pourront commémorer la bataille de Marignan et les Britanniques celle d’Azincourt, mais la célébration du cinquième centenaire de la mort d’Alde Manuce devrait s’affranchir de toute considération de politique internationale au sein de la gent bibliophilique.
« Alde l’Ancien » fait partie des figures des débuts de l’imprimerie moderne dont les productions se parent, aux yeux des amateurs de livres, de l’aura quasi mythique du nom des ateliers dont elles sont sorties. S’il n’a pas été le premier imprimeur d’Italie, Sweynheim et Pannartz, venus d’Allemagne, l’ayant en cela précédé, ni même le premier à s’établir à Venise, où les affaires de Nicolas Jenson prospéraient bien des années plus tôt, Alde demeure le symbole, parmi les imprimeurs, de la Renaissance italienne.
On ne saura probablement jamais précisément pourquoi, vers 1490, il s’installa à Venise pour devenir imprimeur à l’âge d’environ quarante ans. S’il n’abandonna pas ses activités d’enseignant non plus que ses ambitions de fonder en quelque recoin de l’Europe une « Académie » aux destinées humanistes de laquelle il aurait présidé, cette décision le condamnait à une existence laborieuse excluant le confort d’une position plus en vue qu’auraient pu lui procurer son intelligence et son entregent.
Si sa réussite s’appuie pour une part sur les soutiens qu’il avait réunis jusque dans la famille du doge, le métier d’imprimeur ne bénéficiait pas de l’estime générale, même chez les savants, et le genre d’idéaux qu’Alde professait ont toujours suscité davantage de considération que d’aisance matérielle.
Ses premières publications témoignent déjà de son objectif de reproduire par les nouvelles techniques les textes de l’Antiquité grecque, considérés comme nécessaires à la compréhension des œuvres latines qui sortiraient de presses dans un deuxième temps. C’est cette volonté de diffuser les écrits classiques – notamment dans un format « de poche » nouveau pour ce type d’ouvrages – qui fait d’Alde l’imprimeur de premier plan de cette période, celui dont Érasme rechercha les services et dont les habitants de l’Utopie de Thomas More utilisent les livres pour s’initier au grec.
Si les louanges systématiques décernées par le passé pour le soin avec lequel il établissait les textes doivent se trouver tempérées, il n’en reste pas moins qu’Alde sut s’entourer, dans son entreprise, de certains parmi les plus brillants esprits de son temps, et qu’à côté de publications réalisées dans une improvisation peut-être inévitable, son imprimerie nous a laissé des ouvrages fruits de longues années de labeur intellectuel et technique – on peut voir un écho de ce mode de travail dans la devise festina lente 1 figurant sur sa marque typographique au dauphin s’enroulant autour d’une ancre.
C’est toutefois un ouvrage en italien d’un de ses contemporains, l’Hypnerotomachia Poliphili, dans lequel un riche symbolisme – notamment architectural, et faisant même appel aux hiéroglyphes – est mis au service de l’évocation de l’amour de Polyphile et Polia, qui, de nos jours, retient le plus l’attention.
L’identité de son auteur probable, Francesco Colonna, que son état de dominicain n’empêcha pas de se trouver au cœur de nombreuses affaires des plus profanes, ne s’y dévoile qu’à travers un subtil acrostiche.
On ignore toujours celle de l’auteur des somptueuses illustrations sur bois faisant de cet ouvrage de 1499 un chef‑d’œuvre total qui, plus de cinq siècles après sa première publication, n’a rien perdu de son attrait non plus que de son mystère.