2024, une année encore délicate qui devrait néanmoins offrir de belles opportunités de rapprochement et de consolidation
Laura Bavoux, avocat counsel au sein du cabinet Weil, Gotshal & Manges LLP, décrypte pour nous la situation actuelle du tissu économique et entrepreneurial français alors que les défaillances repartent à la hausse depuis 2023. Explications.
Quelles sont vos expertises en matière de restructuring ?
Dans le cadre de mes fonctions, j’accompagne des entreprises, des dirigeants, des actionnaires, français et étrangers, sur des problématiques d’ordre économique, commerciale et financière. J’interviens également dans le cadre de conflits de gouvernance ou avec les prêteurs de l’entreprise. Enfin, je conseille des fonds spécialisés et dédiés au retournement des entreprises en difficulté ou encore des groupes dans le cadre de cessions ou de reprises d’entreprises sous-performantes. À ce titre, je suis intervenue cette année comme conseil du groupe Intersport dans la reprise de Go Sport.
Les entreprises évoluent dans un contexte économique fortement dégradé. Qu’observez-vous à votre niveau ?
Depuis la mi-août 2023, le nombre de défaillances des entreprises a sensiblement augmenté par rapport au début de l’année avec un dernier trimestre particulièrement difficile qui devrait marquer la tendance pour le début de l’année 2024. De manière inédite, nous assistons à une accélération de la sinistralité des ETI causée, entre autres, par la fin de l’injection des aides publiques. Par effet domino, les PME, qui forment le tissu industriel et économique français, sont également fortement touchées et exposées à ce risque de défaillance. Tous les secteurs d’activités sont concernés aussi bien sur le segment B2C (retail, restauration et hébergement, etc.) que B2B (construction, sous-traitance automobile, transport, agriculture, etc.).
Dans un contexte de « permacrise » marqué par un niveau d’inflation encore élevé (et dont les effets de la baisse ne sont pas attendus avant le second semestre 2024), un pouvoir d’achat et une consommation en berne, ainsi que des tensions géopolitiques extrêmement fortes, les entreprises sont confrontées à une dégradation importante de leur performance et une mise sous tension de leur trésorerie.
Face à cette situation, nous assistons à des phénomènes assez nouveaux, voire inédits, avec des entreprises, dont le business model reste viable, mais qui sont fortement challengées en raison de l’inflation, la hausse du coût des matières premières et de l’énergie, et qui rencontrent de réelles difficultés à répercuter ces hausses et charges additionnelles sur les prix de vente. Cela va inévitablement entraîner des prises de décisions critiques impliquant des restructurations opérationnelles assez fortes, et ce dans un contexte où les dirigeants manquent de visibilité ce qui paradoxalement complexifie toute prise de décision.
En parallèle, nous avons également vu des entreprises intégralement modifier leur business model afin d’assurer leur pérennité sur le long terme. Sur les derniers 24 mois, de nombreuses entreprises se sont notamment engagées dans des investissements massifs pour accélérer leur transformation opérationnelle et digitale, investissements qui avaient bien souvent été l’une des premières coupes lors de la crise de la Covid-19.
Enfin, on note également que de plus en plus de start-ups, qui peinent à lever des financements, vont faire l’objet de structurations et de restructurations, une situation très complexe pour ces jeunes entreprises de la « Tech » qui ne génèrent pas forcément de chiffre d’affaires. En particulier dans ce secteur, l’accompagnement du dirigeant d’entreprise est essentiel. Bien souvent, sur les dernières années, l’argent facile leur a permis de se développer sans regarder attentivement la rentabilité. Le changement de paradigme actuel nécessite une adaptation du chef d’entreprise à un contexte totalement nouveau où l’argent et la rentabilité priment sur la croissance. J’interviens ainsi non seulement sur des aspects technique mais également dans l’accompagnement des dirigeants.
Quelle est votre lecture du contexte réglementaire marqué par la transposition de la directive européenne Insolvency ?
À ce sujet, on distingue principalement deux typologies de dossiers : des dossiers « small/mid » cap, essentiellement des PME, et des dossiers « large » cap généralement bien plus médiatisés.
Sur ces dossiers de taille plus importante, les classes de parties affectées semblent effectivement être plus favorables aux créanciers seniors et aux débiteurs. On retrouve là le respect d’une certaine logique économique, avec néanmoins pour le moment, une véritable difficulté pour les créanciers non sécurisés ou sécurisés, mais de rangs inférieurs, de pouvoir présenter des contrepropositions.
En revanche, sur les dossiers « small/mid » cap qui représentent le tissu industriel français, on observe que les débiteurs conservent généralement la main et présentent des plans qui restructurent violemment le passif sans que l’actionnaire ne soit vraiment affecté. Les juridictions font toutefois preuve de vigilance. Récemment, le Tribunal de commerce de Lyon a refusé de valider un plan, malgré une opportunité de sauver l’entreprise, car ce dernier ne respectait pas l’ordre public économique de désintéressement des créanciers et revenait à traiter de manière plus favorable et sans réelle justification certains créanciers en vue uniquement d’obtenir leur vote favorable sur le plan. Au final, ce rééquilibrage dont nous entendons parler est, à l’heure actuelle, plus visible sur les gros dossiers médiatiques que ceux de taille plus petite.
Cela étant dit, je pense que cette réforme est une véritable opportunité pour des investisseurs industriels, financiers ou des groupes plus corporate de réaliser des investissements ou des opérations de consolidation très équilibrées puisqu’elle leur ouvre – à condition d’être bien préparée – la possibilité de reprendre des sociétés dans une situation distress, la loi permettant de limiter la dette de l’entreprise à la valeur a minima de son actif.
Quelles tendances semblent se dessiner en 2024 ?
L’année 2024 sera délicate pour toutes les entreprises et plus particulièrement celles qui devront faire face à des échéances PGEs. Dans le même temps, elle devrait être une véritable source d’opportunités pour des opérations de consolidation ou de carve-out qui permettront à certains investisseurs ou groupes industriels les plus agiles de récupérer des parts de marché.
Après des années marquées par un accès simplifié et facilité au crédit avec de la dette bon marché dans un contexte de taux négatifs, un grand nombre d’entreprises se retrouve dans une situation où elles doivent rembourser leurs dettes en ayant recours à des refinancements beaucoup plus onéreux que les crédits initiaux. Dans le même temps, en raison de cette facilité d’accès au crédit, un certain nombre d’entreprises ont eu tendance à délaisser le renforcement de leurs fonds propres et sont aujourd’hui contraintes de renforcer leur capital dans un contexte où leurs actionnaires ne sont pas nécessairement prêts à réinvestir.
Comme indiqué précédemment, ce contexte laisse entrevoir des opportunités d’acquisition particulièrement intéressantes pour les investisseurs financiers ou groupe industriels qui auront la capacité financière et économique pour mener ces opérations, à condition toutefois de sécuriser la restructuration de la dette et l’intégration de l’actif repris. Les cas les plus complexes ne pourront envisager de solutions que dans le cadre d’une opération d’adossement ou de reprise.
Nous nous attendons donc à voir émerger dans les prochains mois des restructurations plus profondes avec des enjeux opérationnels et la nécessité de reconfigurer les business model, la topline, mais aussi avec une plus forte dimension sociale dans un souci d’assurer la pérennité de l’entreprise. Pour passer ce cap, les entreprises devront traiter de front aussi bien les aspects financiers qu’opérationnels liés à leur restructuration. Ces restructurations plus profondes impliqueront à un moment ou un autre le besoin de se tourner vers le M&A pour permettre de restaurer les fonds propres via des adossements industriels ou des cessions à prix négatifs. Il est même probable que nous assistions à des réorganisations complètes de filières.
Au-delà, cela sous-entend également une hausse des procédures judiciaires aux dépens des procédures amiables dans les mois à venir. A cet égard, il est important de souligner que le redressement judiciaire ne doit pas être appréhendé de manière négative : s’il est bien préparé en amont, il permet aux entreprises de s’en sortir dans de bonnes conditions. La clé de la réussite d’une telle procédure reste plus que jamais l’anticipation car les alternatives qui se présentent aux entreprises en difficulté s’amenuisent très significativement avec le temps écoulé. In fine, un certain nombre de solutions passera inévitablement par des opérations de consolidation ou de carve-out menées soit par des investisseurs disposant de l’expertise adéquate, soit par des grands groupes industriels disposant d’actifs sous performants, ces derniers montrant d’ailleurs un intérêt accru s’agissant de la reprise d’actifs dits « distressed », obligés de se redéployer pour gagner de nouvelles parts de marché. Ces opérations devront être préparées en amont et faire l’objet d’un accompagnement et d’une gestion humaine et technique minutieuse dans le cadre de procédures idoines afin d’en garantir le succès.