24 septembre 1904 Le Principe de Relativité d’Henri Poincaré (1854−1912)
I. L’événement
I. L’événement
Il y a un siècle à la même époque se tenait à Saint Louis aux USA un » Congrès scientifique international des Arts et de la Science « . H. Poincaré, dernier intervenant après l’Autrichien L. Boltzmann (aussi célèbres l’un que l’autre, ils sont un peu les » vedettes » du congrès) y traite de » L’état actuel de la Science et de la Physique mathématique « , marquant son désaccord avec de précédents conférenciers : » La physique de l’éther » (D. B. Brucy), La » Physique de l’électron » (P. Langevin et P. Rutherford). Il souligne en effet la nécessité de prendre désormais en considération un nouveau » grand principe » embrassant à la fois la mécanique et l’électromagnétisme, par suite de l’impossible mise en évidence du mouvement absolu : » Les lois des phénomènes physiques doivent être les mêmes, soit pour un observateur fixe, soit pour un observateur entraîné dans un mouvement uniforme, de sorte que nous n’avons et ne pouvons avoir aucun moyen de discerner si nous sommes oui ou non entraînés dans un pareil mouvement. »
Poincaré commente alors longuement le » grand mémoire » de mai 1904 du physicien hollandais Lorentz, que son retentissement avait mis au cœur des débats : (« Phénomènes électriques dans un système en mouvement avec une vitesse quelconque inférieure à celle de la lumière. »)
Son intervention à son sujet est d’autant plus attendue que chacun a pu lire l’allusion faite par Lorentz à son rôle, dès l’introduction du mémoire. » Poincaré a objecté à la théorie existante (celle de Lorentz de 1895) que, afin d’expliquer le résultat négatif de l’expérience de Michelson, l’introduction d’une nouvelle hypothèse a été nécessaire et que la même nécessité peut se présenter chaque fois que des faits nouveaux sont mis en lumière… On serait plus satisfaits s’il était possible de montrer par certaines hypothèses fondamentales et sans négliger les termes de quelque ordre de grandeur que ce soit, que les actions électromagnétiques sont entièrement indépendantes du mouvement du système. »
Poincaré part du constat, qu’à la suite de ces expériences négatives réitérées : » Les mathématiciens sont forcés aujourd’hui de déployer toute leur ingéniosité, leur tâche n’était pas si facile et si Lorentz s’en est tiré ce n’est qu’en accumulant des hypothèses « , la dernière étant un raccourcissement physique des longueurs, » véritable coup de pouce donné par la nature pour éviter que le mouvement de la Terre autour du Soleil puisse être révélé par des phénomènes optiques » (réf. son cours d’électricité et d’optique de 1901).
Il fait toutefois exception pour l’une d’elles qu’il considère fondamentale : l’hypothèse d’un » temps local » dont il rappelle l’interprétation physique qu’il avait déjà donnée en 1900 : la procédure de réglage des horloges de deux observateurs A et B par échange de signaux optiques, » en ignorant le mouvement de translation dont ils sont animés « .
Ainsi, nous ne pouvons pas avoir l’intuition directe de la simultanéité de deux événements2 notion relative comme celle de l’égalité de deux durées, qui n’ont de sens que par convention.
Soulignons incidemment les divergences d’approche et de langage : l’un part d’un référentiel attaché à un hypothétique éther fixe, y rapporte deux observateurs par deux » changements de variables… « , en un mot, enchaîne des calculs algébriques afin d’obtenir le résultat cherché. L’autre, guidé par l’intuition géométrique et le sens topologique, joue sur les propriétés de symétrie d’un système synchronisé à travers un groupe de transformation. Comme le fera observer cinquante ans plus tard, Richard Feynman, le célèbre physicien américain, Nobel 1965, commentant le texte de cette conférence jugée par lui d’une grande importance : » Lorentz raisonne en mathématicien, Poincaré en physicien. »
Après avoir passé en revue les différents principes généraux sur lesquels s’appuie la physique et leurs difficultés d’interprétation, le conférencier conclut en ces termes : » Peut-être devons-nous construire toute une nouvelle mécanique que nous ne faisons qu’entrevoir où l’inertie croissant avec la vitesse, la vitesse de la lumière deviendrait une limite indépassable. »
Il faut bien voir ici qu’en dépit du grand crédit dont jouit Poincaré, ses opposants sont encore loin de se rendre à ses arguments comme il y fait d’ailleurs allusion dans sa conférence : » Le Principe de la Relativité a été ces derniers temps vaillamment défendu, mais l’énergie de la défense prouve combien l’attaque était sérieuse « , propos à prendre dans son contexte :
- le président de séance, très averti du problème, est A. G. Webster, l’assistant de Michelson dans sa célèbre expérience de 1887,
- Lorentz, auréolé du 2e prix Nobel (1902) est alors suivi par la majorité de ses confrères, dans son opposition à l’idée relativiste.
Proposons-nous de suivre Poincaré dans sa démarche : c’est par touches successives qu’il s’efforce depuis la fin du siècle dernier de faire admettre sa conviction de l’inexistence de » l’éther » réaffirmée notamment dans La Science et l’Hypothèse (voir plus loin III.4).
Confronté à une résistance opiniâtre, Poincaré s’est résolu cette fois à frapper fort, à rebondir sur les arguments adverses et nul n’ignore sa réputation de ne s’aventurer dans une nouvelle voie sans la promesse implicite d’y revenir tôt ou tard.
Observons, après d’autres commentateurs, que tous les éléments essentiels, disons les pièces du puzzle, sont dès lors » sur table « , il reste à les assembler, ce que Poincaré ne tarde pas à faire dans deux mémoires datés de juin et juillet 19053, qu’on ne peut plus méconnaître comme on l’a fait trop longtemps.
Il y met en évidence » le point essentiel » : la » transformation de Lorentz » (comme il appelle son changement de variables) laisse invariantes les équations de Maxwell, respectant ainsi le Principe de Relativité. Née dès l’origine sous le signe du paradoxe et de l’inattendu, l’histoire de la Relativité va le rester par la suite : » Die Relativitäts Theorie » va être lancée, non en France, mais en Allemagne par Planck, en la fondant exclusivement sur un article d’Einstein publié dans le numéro de septembre 1905 des Annalen, revue de physique dont il a le contrôle rédactionnel.
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Répondons d’abord à une question : pourquoi avoir anticipé sur le centenaire » officiel » en 1905, de l’avènement de la Relativité ?
Son » Principe « , tel que l’a justifié et énoncé Poincaré, pour la première fois en 1904, est tout autre chose qu’une simple conjecture, mais l’affirmation audacieuse à son époque de sa prise en compte nécessaire à la cohérence des fondements de la physique.
Sans la clairvoyance, l’obstination de Poincaré et aussi son crédit, la Théorie de la Relativité aurait été plus tardive. Or c’est seulement après un demi-siècle de quasi-oubli de cet événement que Feynman jugera opportun de le rappeler en insistant sur son importance et son retentissement historiques.
Il sera beaucoup question par la suite des » Principes » fondant la physique. Comment ne pas noter à leur sujet l’importance des contributions françaises avec Fermat (vers 1650), Maupertuis (1744), Lavoisier (dans les années 1880). Est-il besoin de souligner le caractère révolutionnaire du 2e Principe de Carnot (1824) et du Principe de Relativité de Poincaré en 1904, honorant l’un et l’autre la mémoire de notre École ?
Le premier (X 1812) fonde l’irréversibilité des processus thermodynamiques et par voie de conséquence, celle du temps, première atteinte (implicite) aux fondements de la mécanique classique. Quatre-vingts ans après Carnot, Poincaré (X 1873) renouvelle les bases, précise les limites d’application de cette dernière, ouvre la voie d’une » nouvelle physique » qui lui doit beaucoup plus qu’on ne l’admet généralement.
Si l’on ajoute que l’année 2004 marque le cent cinquantenaire de sa naissance, on voit que plus d’une raison justifie cette évocation de notre illustre ancien. On ne saurait malheureusement, dans le cadre limité de cet article, tenter de prendre la mesure, dans leur diversité, des nombreux apports (directs et indirects) de Poincaré à la physique.
Déplorons incidemment une dérive de la littérature consacrée à l’histoire des Sciences : une médiatisation excessive et simplificatrice détournant le regard d’une réalité autrement riche, reposant sur une dialectique complexe et souvent déroutante entre acteurs engagés sur des voies concurrentes, où les » gagnants » sont ceux qui sont les premiers à tirer la juste leçon des échecs ou demi-échecs (les leurs comme ceux d’autrui). Dans le cas présent Poincaré aide Lorentz à progresser mais l’inverse est tout aussi vrai : Lorentz resté à mi-chemin, dans son refus de la Relativité, fournit à Poincaré le cadre propice au développement et à la relance de ses propres réflexions.
Ajoutons que les pionniers de la Nouvelle Physique opèrent assez indifféremment sur plusieurs fronts de recherche, selon les besoins et circonstances. C’est ainsi comme nous le verrons que Planck, thermodynamicien d’origine, se découvre une vocation inattendue pour la Relativité à laquelle il apporte des contributions significatives. Plus tard, Poincaré relance à un moment crucial le » quantum d’action » de Planck (qui n’y croyait plus) en lui apportant la pleine légitimation mathématique qui lui manquait. De tels faits sont généralement passés sous silence par les historiens. Par ces exemples et d’autres, comprenons que l’on ne saurait se dispenser ici de quelques rappels utiles : sur Poincaré, sur la physique de son temps et les » Principes » fondant cette dernière.
II. La physique au XIXe siècle
II.1 L’optique ondulatoire de Fresnel – » L’éther »
L’optique géométrique de Newton, et sa théorie de l’émission, avait été supplantée dans les années 1820 par l’optique ondulatoire de Fresnel, qui, non seulement l’absorbait, mais expliquait magistralement l’ensemble des phénomènes de polarisation, les lois de la double réfraction, l’intensité de la réflexion à la surface des corps réfringents, la diffraction…
L’ancienne et la nouvelle théorie usaient d’un même terme tout en ne lui prêtant pas la même signification : » l’éther « . Newton l’assimilait au flux lumineux (du grec αiθϵiϑ : brûler par le feu) Fresnel, à l’espace sidéral supposé » porteur des ondes lumineuses « . Ce fantomatique éther remplissant les espaces vides imprégnant même la matière pour remplir sa mission dans les milieux réfringents posait plus de problèmes qu’il n’apportait de réponses. Ne devait-il pas jouir de propriétés inconcevables et antithétiques : fluide parfait n’opposant aucune résistance au mouvement des corps célestes, doué par ailleurs d’une rigidité infinie, seule capable de transmettre, sans déperdition d’énergie, les vibrations transversales sur lesquelles Fresnel avait fondé toute sa théorie ?
La confiance en cet » enfant chagrin de la mécanique classique » (Planck) reposait sur une conviction tenace : on croyait depuis Fresnel que l’aberration d’une étoile fixe (cette petite ellipse, découverte par Bradley, décrite dans le plan focal d’une lunette le long de l’année), résultait d’un entraînement partiel de l’éther où baignait l’atmosphère, milieu réfringent mobile (Fresnel avait estimé à ‑n-2 le correctif à apporter à c). Cette hypothèse semblait même renforcée par l’expérience de Fizeau en 1851 montrant que l’effet Doppler découvert en 1840 sur le son s’étendait à la lumière. Il ne dépendait donc ni de la nature de l’onde, ni de son support, mais seulement des mouvements relatifs.
Fizeau avait aussi établi que la vitesse de propagation de la lumière dans un courant d’eau était légèrement moindre que dans l’eau immobile, contrairement à ce que prévoyait Newton. On en avait déduit un peu hâtivement que le principe de Maupertuis ne s’appliquait pas aux ondes lumineuses, lesquelles relevaient du seul principe de Fermat.
Tôt ou tard pensait-on, des expériences d’optique confirmeraient l’existence du vent d’éther provoqué par le mouvement rapide (30 km/sec. = 10-4 c) de la Terre sur l’écliptique. L’idée que les ondes électromagnétiques puissent être une réalité en soi n’effleurait pas l’esprit des physiciens de ce temps.
Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, la physique marque des avancées décisives sur deux fronts disjoints : la thermodynamique et l’électromagnétisme.
II.2 La thermodynamique
Née de la nécessité pratique de prendre en compte les phénomènes de dissipation d’énergie observés dans les systèmes mécaniques réels, la thermodynamique, avec ses concepts propres de température, chaleur, chaleur spécifique, énergie libre, entropie, se consacre alors presque exclusivement à l’énergie emmagasinée dans les corps et les échanges travail-chaleur, s’en tenant à une lecture statistique globale des transferts : sa » vitrine » est alors la » théorie cinétique des gaz » développée par Maxwell (1831−1879) et l’Autrichien Boltzmann (1844−1906).
Elle reste classique, c’est-à-dire cohérente avec la mécanique newtonienne, dans la mesure où l’entropie associée à la notion de probabilité assimile la chaleur à de l’énergie distribuée statistiquement entre un très grand nombre de degrés de liberté liés à la structure atomique.
Observons que l’irréversibilité des processus thermodynamiques, le » théorème H » de Boltzmann, dont Poincaré fournira de nouvelles démonstrations, contredit la réversibilité temporelle des processus postulée par la mécanique traditionnelle. La thermodynamique reste conservatrice dans la mesure où elle ne s’autorise pas pour autant à remettre en cause cette dernière. C’est pourtant par son canal que la mécanique quantique va faire une entrée (très discrète) dans le paysage de la physique : un thermodynamicien plus imaginatif que ses confrères, plus prompt aussi à tirer parti des perfectionnements apportés aux appareils de mesure, l’Allemand Planck, ne prend pas son parti d’anomalies constatées dans l’application de la loi (basée sur un raisonnement statistique) de Rayleigh-Jeans, du rayonnement du corps noir dans la partie basse du spectre.
Partant de mesures très précises réalisées en 1900, Planck en propose une reformulation parfaitement accordée aux mesures, en admettant que l’énergie du rayonnement ne peut être émise ou absorbée que par » quanta » discrets. Jugée artificielle par la plupart des physiciens (faute de pouvoir vérifier sa validité d’application à d’autres phénomènes comme la piézoélectricité) cette hypothèse n’attendra pas moins de douze ans pour s’imposer comme correspondant à un niveau fondamental de la réalité.
II.3 L’électromagnétisme – Maxwell (1831−1879)
QUELQUES REPÈRES SUR POINCARÉ (1854−1912)
Le physicien
Titulaire en 1879 d’un doctorat en Sorbonne, cette dernière lui confie à 32 ans, en 1886, la chaire de physique mathématique, dix ans plus tard, celle d’astronomie et mécanique céleste. En 1902 il enseigne l’électricité théorique à l’École supérieure des Postes et Télégraphes et participe activement à la rédaction de la première revue française d’électricité : L’éclairage électrique.
Il est élu membre de l’Académie des sciences en 1887 (et de l’Académie française en 1908).
Son œuvre écrite en physique proprement dite ne comprend pas moins de 11 ouvrages (son cours d’électricité devient un » classique » même en Allemagne) et une soixantaine d’articles sur des sujets divers.
N’en déduisons pas que Poincaré se soit cantonné aux questions théoriques. Non seulement il suit les progrès de la physique au niveau expérimental comme en matière d’instrumentation, mais il s’implique en électrotechnique, établit des plans de moteurs électriques ou d’appareils télégraphiques. Sollicité comme conseil, il dispense ses suggestions, la plus fructueuse est sans doute l’idée d’une connexion probable étroite entre fluorescence et rayons X, qui mène en 1898 Henri Becquerel (1852−1908) à la découverte majeure de la radioactivité (elle lui vaudra le prix Nobel 1903 avec Pierre et Marie Curie).
Le philosophe des sciences
Dans ses nombreux articles de philosophie scientifique (regroupés dans quatre volumes : La Science et l’Hypothèse, 1902, La Valeur de la Science, 1905, Science et Méthode, 1908 Dernières pensées, 1913), Poincaré développe une réflexion profonde et originale sur les rapports entre d’une part les mathématiques, science des relations et des structures, de l’autre, la physique. À la fois mode de pensée et langage, elles la rendent intelligible à travers des modèles cohérents, en sorte que sans leur secours nous ne saurions ni coordonner ni même énoncer les lois physiques révélées par l’expérience. Mathématiques et physique nous apprennent que les concepts ont une histoire que nous appelons “Raison” avec ses métamorphoses : le rationnel ne nous a pas été donné mais résulte d’une conquête, les faits bruts observés étant eux-mêmes le fruit d’une élaboration conceptuelle, en sorte que nous saisissons seulement les rapports des choses. À ses yeux les axiomes ne sont ni plus ni moins que des “ définitions déguisées ” choisies conventionnellement pour leur commodité et leur efficacité.
Contrairement à l’arithmétique des entiers, la géométrie ne relève pas du jugement synthétique a priori (au sens kantien), mais ses idées échappent aux jugements empiriques par le caractère exact et certain de leurs propositions, déduites de leurs axiomes.
Si l’expérience sensible des solides est à leur origine, c’est l’esprit qui construit des espaces abstraits, leur objet n’étant pas l’espace lui-même dépourvu de propriétés indépendamment des corps qu’il contient et n’existe qu’à travers le groupe de transformation qui les idéalise.
Aux yeux de Poincaré, il n’existe de science que du fini : tout objet mathématique ne pouvant être défini en un nombre fini de mots (tel l’infini au sens de Cantor) n’y a pas sa place. Reste acceptable l’idée d’infini potentiel permettant de raisonner par “ induction complète ” dont on ne saurait faire l’économie en mathématiques…
Le physicien écossais Maxwell (1831−1879) réussit en 1867 à agréger les phénomènes d’électricité, de magnétisme et lumineux, en généralisant les notions de » champs » (action des charges libres) et d’induction (action des charges liées à la matière) introduites par Faraday. Maxwell surmonte d’abord le difficile problème des courants » ouverts « , grâce à l’adjonction d’un nouveau concept » le courant de déplacement « , lié à la variation de l’induction électrique à chaque instant.
Il fait ensuite un constat étonnant : on peut assimiler les ondes lumineuses à des perturbations électromagnétiques, à condition d’admettre que la vitesse de la lumière dans le vide ait la même valeur que le rapport des unités de charge et de champ : d’une part dans le système des unités électromagnétiques, de l’autre, dans celui des unités électrostatiques, égalité plausible d’après les données approximatives connues (telle la mesure assez précise de c faite par Fizeau en 1849 entre Suresnes et Montmartre avec son dispositif de la roue dentée). Aux yeux de Maxwell, une onde lumineuse monochromatique dans le vide est caractérisée par deux vecteurs de champ (électrique et magnétique) égaux, à la fois perpendiculaires entre eux et à la direction de propagation.
Il parvient ainsi à condenser l’ensemble des lois de l’électricité et formuler les équations exactes à notre échelle (deux vectorielles et deux scalaires) régissant les liaisons entre : d’une part, les champs électromagnétiques, de l’autre, les charges et les courants. Demeurait inexpliquée (en dehors de l’absence d’ondes longitudinales si caractéristique des ondes connues) l’énigme de la propagation des ondes dans le vide : les équations de Maxwell n’étaient pas invariantes dans la transformation de Galilée contrairement à celles de Newton.
Au plan méthodologique, Maxwell innove en déduisant ses équations d’un principe de moindre action appliquée à un système dynamique (à nombre infini de degrés de liberté) où la propagation du champ prend la place d’une énergie cinétique. Il n’en recourt pas moins à des hypothèses particulières sur l’éther, ce milieu présumé » porteur » même si celui-ci n’intervient pas explicitement dans les équations.
Faisons incidemment une remarque : ce qui se propage doit bien prendre une forme matérielle, en sorte que les équations de Maxwell de nature ondulatoire n’excluent pas pour autant une interprétation corpusculaire.
Très novatrice, révolutionnaire même, la théorie de Maxwell souffrait surtout de l’absence d’assise expérimentale solide jusqu’à la découverte des ondes radio vingt ans plus tard par Heinrich Hertz (1857−1894). Non seulement ce dernier parvient à émettre, au moyen de courants alternatifs en circuit ouvert, des ondes ayant toutes les caractéristiques (réflexion, réfraction, diffraction) des ondes lumineuses, mais en calculant l’onde émise par le mouvement accéléré d’une charge élémentaire d’électricité, il montre en 1888 qu’elle se conforme aux équations de Maxwell, qu’il reformule de façon encore plus simple et abstraite. Après ce test crucial, la théorie de Maxwell devient incontournable a fortiori avec la découverte en 1895 des rayons X par Röntgen.
II.4 La dynamique de l’électron : Lorentz
L’expérience interférométrique de Michelson de 1881 visant à mesurer la vitesse de la Terre dans l’espace sidéral (« l’éther fixe ») avait été renouvelée en 1887, cette fois avec une précision de 10-8 égale au deuxième ordre de l’aberration : face à ce résultat incompatible avec l’idée que l’on se faisait de l’éther, on en vint à se demander si une telle absence de manifestation n’était pas explicable par des phénomènes susceptibles de la masquer. C’est sur une telle piste que s’engagent dès 1890 les physiciens hollandais, Lorentz, anglais, Larmor et irlandais, Fitzgerald.
Lorentz opère un changement radical d’horizon en cherchant à transposer la théorie de Maxwell à un niveau corpusculaire hypothétique de l’électricité, concevant son courant comme un déplacement » d’électrons » dans un conducteur où ils jouissent d’une certaine liberté de mouvement (contrairement aux substances diélectriques), de sorte que l’on observe seulement les résultantes statistiques des champs induits par les charges.
Aux yeux de Lorentz, un électron en mouvement rectiligne uniforme est porteur de son propre champ, lequel se manifeste seulement lors de son accélération suivant une loi au carré (c’est bien plus tard que l’on trouvera l’explication relativiste du phénomène).
Soulignons incidemment le caractère audacieux de ces concepts à une époque où la théorie ondulatoire passait pour définitivement acquise. Cette nouvelle théorie se révèle dans un premier temps porteuse de grands espoirs :
1) en permettant de prévoir l’effet Zeeman (action d’un champ électromagnétique sur les raies spectrales émises par les atomes) qui ouvrait des perspectives d’accès à la structure de ces derniers. Cette découverte vaudra aux deux savants hollandais l’attribution du prix Nobel de physique en 1902 ;
2) en fournissant une explication à l’émission d’un rayon X à la suite du freinage brutal subi par un électron frappant une anticathode.
III. Poincaré entre en scène
III.1 La physique mathématique
Durant le dernier quart du XIXe siècle, la physique mathématique fait l’objet d’un enseignement magistral dans quelques grandes universités (Poincaré à Paris, Lorentz à Leyde…). Face à la diversité des représentations mécanicistes des phénomènes, aux difficultés d’ordre pédagogique et d’analyse critique comparative des théories concurrentes, on éprouve le besoin d’un recentrage, d’une rigueur accrue que seul peut offrir le langage mathématique : il s’agit en un mot de favoriser toutes les synergies possibles entre les deux disciplines ayant l’une et l’autre tout à gagner à mieux se connaître.
Dans l’esprit de ses initiateurs, la physique mathématique reste pour l’essentiel une activité de physicien : l’examen critique des théories, des hypothèses, du jeu subtil des concepts et principes sous-jacents aux » lois » des phénomènes observés, étant indissociable du cadre expérimental.
Naturellement la Mécanique y est reine, n’est-elle pas le champ incontournable de rencontres et d’échanges entre mathématiciens, physiciens en tous genres : hydrauliciens, balisticiens, astronomes… philosophes des sciences ?
Dans la situation de crise alors traversée par la physique nul n’est alors mieux préparé pour accomplir sa mission que Poincaré, mathématicien hors pair, » mécanicien-né » (au dire de Hadamard qui l’a très bien connu), hydraulicien, astronome et… philosophe. À n’en juger que par le large éventail des thèmes de ses cours à la Sorbonne, renouvelés chaque semestre de 1885 à 1895, aucun domaine de la physique ne lui est étranger, même si, au fil des années, la théorie électromagnétique de la lumière tend à devenir son domaine de prédilection.
III.2 Une » physique de principes » *
* C’est bien ainsi que la caractérise Olivier Darrigol dans l’étude magistrale qu’il lui a consacrée en 1995 à laquelle nous nous sommes référés. (Stud. Hist. Phil. Mod. Phys. Volume 26, p. 1–44 – Pergamon Press.)
Poincaré contribue beaucoup à faire connaître en France la théorie électromagnétique de Maxwell, dont il a vite mesuré la portée novatrice : en mécanicien averti il salue son recours à la formulation lagrangienne (cf. encadré) exemplaire de l’orientation à donner désormais à la physique mathématique appelée selon lui à s’affranchir de représentations arbitraires. En effet, Poincaré dissocie toujours les lois régissant les phénomènes mesurables, de leurs interprétations mécaniques à travers les mouvements matériels. Devant la multicité des modes de représentation et l’arbitraire de leurs choix, mieux vaut privilégier les principes, contenant implicitement tout ce que l’on peut espérer apprendre des phénomènes, leur portée très générale, attestée par l’expérience, laissant très peu de place au doute.
Rappelons les » Principes » usuels de cette époque :
- le principe d’action et de réaction (3e loi de Newton),
- les trois lois de conservation de l’énergie, de l’impulsion et du moment cinétique qui fondent la mécanique classique et même en épuisent le contenu (comme l’établira ultérieurement le théorème de Noether).
On y ajoutait :
- les principes de moindre action (voir encadré).
- la loi de conservation des masses,
- les deux principes de la thermodynamique (en fait étrangers à la mécanique),
- le principe d’unité des forces électromagnétiques (électrostatique et interaction électromagnétique).
Contrairement à ses confrères, lesquels ne s’intéressent qu’à certains travaux étrangers et ignorent superbement les autres, Poincaré se fait une règle de les examiner tous, mettant en lumière, ce qui les rapproche et les différencie, leurs apports et leurs faiblesses.
À partir de 1888, il prend l’habitude dans ses » lectures à la Sorbonne » (par la suite dans des revues spécialisées) de livrer des analyses approfondies des mémoires étrangers, notamment les théories électromagnétiques.
Écoutons-le s’exprimer à ce sujet avec la modestie dont il ne se départit jamais : » Quand je lis un mémoire, j’ai l’habitude d’y jeter un premier coup d’œil rapide pour en avoir une idée d’ensemble et revenir ensuite sur les points qui me paraissent obscurs. Je trouve plus approprié de refaire la démonstration plutôt que de reprendre celle de l’auteur. Mes démonstrations peuvent ne pas les valoir de beaucoup, mais pour moi elles ont l’avantage d’être miennes. »
Poincaré avait essayé d’apprivoiser à sa manière, de tester l’idée de l’éther en mouvement relatif dans le cadre de la théorie de l’élasticité. Il l’avait imaginé ne transmettant pas les perturbations de la même façon dans toutes les directions, en liant les événements à des états de résonance. Mais ces tentatives le laissent insatisfait et dès 1888, il marque son scepticisme sur ce fluide, violant le principe de réaction, menant à des paradoxes insurmontables. Il ne se montre en conséquence guère surpris des résultats négatifs des expériences de Michelson, ayant déjà fait observer que dans la théorie de Maxwell, on pouvait faire abstraction de l’éther.
III.3 1900 Poincaré » prérelativiste » : E = mc2
Si cette équivalence est ordinairement présentée comme une conséquence de la théorie de la Relativité, l’histoire, dédaigneuse de notre logique, a ingénument procédé à rebours pour mener à la découverte de l’espace-temps relativiste. La première apparition de ladite formule dans la littérature scientifique remonte en effet, à 1900, dans un mémoire de Poincaré, intitulé (Œuvres de Poincaré, t. IX, p. 471), La théorie de Lorentz et le principe de réaction, où il montre qu’une énergie électromagnétique E doit être assortie d’une masse inertielle Ec-2.
Partant des équations de Maxwell et Poynting, Poincaré :
1) assimile l’énergie électromagnétique à un fluide de densité égale au produit de son énergie volumique par c‑2,
2) admet que sa création (ou vice versa sa réception) s’opère au cours du processus ponctuel de transformation Matière ´ Énergie électromagnétique.
Si l’on entend préserver le principe de constance de la quantité de mouvement de l’ensemble (machine + fluide fictif), il faut l’intervention d’une cause pour maintenir constante sa vitesse. Par exemple, si l’émission se fait dans une direction donnée, elle doit emprunter à la matière présente une quantité de mouvement égale à celle de l’énergie électromagnétique créée.
Poincaré conclut son exposé par un exemple numérique où il évalue à 1 cm/sec. l’effet recul induit sur une masse de 1 kg émettant une énergie électromagnétique de 3 millions de joules.
Si l’énergie rayonnée est symétriquement répartie entre deux directions opposées, aucun effet de déplacement n’a lieu, mais le principe de conservation de l’énergie exige que l’émission soit exactement compensée par la variation du moment de la matière (vecteur de flux d’énergie de Poynting). L’expression de l’équivalence masse-énergie suggérée en 1900 par Poincaré marque non seulement un tournant important dans sa propre réflexion, guidée par l’intuition d’une connexion intime entre les principes de réaction et de Relativité, mais devient par la suite une référence incontournable. Poincaré y revient dans son texte de juin 1905 tandis qu’au même moment l’Allemand Hassendhörl (le professeur de Schrödinger, vénéré par ce dernier) montre que l’inertie de l’énergie électromagnétique remplissant une cavité est 4⁄3 Ec-2.
De son côté Einstein conclut un article du 27 septembre 1905 intitulé » L’inertie d’un corps en mouvement dépend-elle de son contenu en énergie ? » » Si un corps cède l’énergie L sous forme de rayonnement, sa masse diminue de Lc-2. Il n’est manifestement pas essentiel que l’énergie soustraite au corps se transforme directement en énergie de rayonnement, ce qui nous conduit à la conclusion générale suivante : la masse d’un corps est une mesure de son contenu en énergie. »
Dans un article sur le même sujet paru le 17 mai 1906 il écrira la même chose, mais en ajoutant cette fois :
» … Les considérations formelles nécessaires à la justification de cette assertion sont contenues… pour l’essentiel dans le Mémoire de Poincaré du Lorentz Festschrift de 1900. » (Écrit à l’occasion de la fête jubilaire de Lorentz.)
Or Einstein sophistique inutilement l’expérience de pensée de Poincaré (en interposant des absorbeurs de rayonnement). Son raisonnement est contesté par Planck, lequel y substitue en 1908 une démonstration rigoureuse.
Comme tant d’autres découvertes scientifiques, l’égalité E = mc2 apparaît aujourd’hui comme le fruit d’un travail collectif.
Certes la conjecture » prérelativiste » de Poincaré en 1900 n’a pas encore le statut d’une véritable démonstration. Son auteur va même hésiter jusqu’en 1904 à admettre que le principe de réaction ne valait pas seulement pour la matière, bien que ce fût plausible depuis 1890 à la suite de l’expérience du physicien hongrois Eötvös*.
* Rappelons que ce dernier avait réalisé la première mesure expérimentale de la constante G de Newton avec une balance de torsion extrêmement précise (inspirée de celle de Coulomb pour mesurer les charges électrostatiques) établissant l’équivalence à 10-9 près des masses grave et inertielle
Disons en résumé que Poincaré est » l’initiateur » et Planck le » finisseur « .
Après avoir ainsi donné le coup d’envoi à ce qu’il va bientôt appeler » la nouvelle physique « , Poincaré n’a cessé par la suite de rester son éclaireur, étape après étape, jusqu’à l’élucider, complètement cinq ans plus tard.
III.4 1902 La Science et l’Hypothèse
Nous avons vu qu’à la suite d’un échange de correspondance avec Poincaré, Lorentz avait été conduit à réaménager en 1904 sa théorie de 1895 sur la dynamique de l’électron. En réalité le signal avait été donné deux ans plus tôt en 1902, non dans quelque revue de physique, mais dans un ouvrage philosophique qui avait alors eu un grand retentissement dans la communauté scientifique : La Science et l’Hypothèse. N’en donnons qu’un témoignage, celui de Solovine, un ami d’Einstein et de Milena, sa première femme, familiers d’un même cercle de lecture » Olympia « , lequel rapporte dans ses souvenirs : » C’est un livre qui nous a profondément impressionnés et tenus en haleine deux longues semaines. »
Rappelons-en quelques passages (empruntés à l’article de 1994 de La Jaune et la Rouge, cf. annexe 3) :
IV. Note sur Poincaré post-mortem
IV.1 Physiciens et mathématiciens. Des liens institutionnels qui se relâchent
Avec la Première Guerre mondiale, la physique mathématique tombe en désuétude : cette passerelle interdisciplinaire est en quelque sorte désaffectée comme si elle ne répondait plus à un besoin, comme s’il incombait désormais aux physiciens de forger eux-mêmes leur propre outil mathématique, l’expression même disparaît. Dans sa phase de développement spectaculaire des années 1920, la » première quantification » non relativiste se construit autour des » observables quantiques » insensibles à l’écoulement du temps. Le formalisme régissant ces états stationnaires (l’équation de Schrödinger) se construit dans le cadre classique autour du Hamiltonien, les physiciens de ce temps, mathématiciens ingénieux, élaborent une algèbre d’opérateurs dont les relations de commutation reflètent les propriétés d’invariance spatiotemporelles.
Nombre d’entre eux s’attachent avec talent à vulgariser la nouvelle physique et en relatent la genèse selon le témoignage livré par ses pionniers survivants. Or qui sont-ils ? Essentiellement Planck, Einstein, Hilbert, solidaires à l’automne 1905, dans le » lancement » de la Relativité auprès de la communauté scientifique allemande (à l’initiative et sous l’impulsion du premier) alors que, dans le même temps, indifférence et scepticisme prévalent en France où Poincaré reste isolé.
Le premier à s’y rallier sera Langevin, dont on se souvient qu’il avait accompagné Poincaré à Saint Louis mais sans le soutenir. Veut-il faire oublier son propre manque de discernement, nourrit-il de la jalousie à l’égard de son glorieux aîné ? Toujours est-il que dans son cours au Collège de France en 1911–1912 sur » La théorie électromagnétique des radiations et le Principe de la Relativité » (suivi par É. Borel, J. Becquerel…), Langevin, comme ses confrères allemands, ne souffle mot des contributions de Poincaré. Faut-il ajouter que le texte de sa Conférence de Saint Louis se trouve omis dans les Œuvres complètes de Poincaré, publiées sous sa direction, s’agissant de la physique.
Résumons : aucun travail historique digne de ce nom n’a eu lieu durant la phase d’impétuosité créatrice de la nouvelle physique mais existait-il alors des spécialistes qualifiés (et assez hardis) pour aller à contre-courant ? Apparemment non. Le silence s’est alors étendu de proche en proche.
Le même oubli, la même ingratitude touchent par la suite Grossman, à qui l’on est pourtant redevable de toute la partie mathématique si essentielle de la Relativité dite » générale » (plutôt nommée aujourd’hui à juste raison : » Théorie géométrique de la gravitation »), où le tenseur de Riemann-Christoffel de rang 2 dit » tenseur de Ricci » (lequel implique la courbure de l’espace dans toutes ses dimensions) joue le rôle central. Devant l’échec de sa propre théorie, Einstein ne se résigne à l’adopter que sur le conseil de Hilbert.
C’est bien en vain et aux dépens de sa propre réputation qu’un spécialiste reconnu de la physique théorique, l’Écossais Whittaker, tente au soir de sa vie au cours des années 1950 de faire connaître la primauté du rôle de Poincaré dans la genèse de la Relativité. Il est néanmoins vrai qu’à l’occasion de la célébration à la Sorbonne (le 16 mai 1954) du centenaire de la naissance d’Henri Poincaré, de Broglie, alors mieux informé qu’il ne l’avait montré dans ses écrits, n’avait pas hésité à déclarer : » L’éblouissant succès d’Einstein ne doit pas nous faire oublier combien le problème avait été profondément analysé avant lui par l’esprit lumineux de Poincaré. »
IV.2 On redécouvre Poincaré physicien
Comme on l’a déjà rappelé, un signe du réveil de l’intérêt porté à Poincaré est donné aux USA où s’est conservé le souvenir du congrès scientifique de Saint Louis en 1904 : dans son célèbre cours de physique au CIT (Lectures on physics – 1963, p. 16), Feynman consacre un chapitre entier au » Principe de Relativité d’Einstein-Poincaré » (pourtant jamais revendiqué par le premier), faisant explicitement référence au texte de sa mémorable conférence assortie du commentaire suivant : » Quand cette idée descendit sur le monde, elle causa un grand émoi chez les philosophes. »
On se souvient désormais que la fameuse transformation de Lorentz porte, de l’aveu même de ce dernier, la signature de Poincaré. La » Physique mathématique » a refait surface pour s’imposer face à l’ampleur des besoins de spécialistes requis par les programmes ambitieux de R & D autour de l’atome et à la spécialisation accrue poussant à la division du travail entre physiques expérimentale et théorique.
La » deuxième quantification » (prenant en compte les modifications apportées par deux des trois constantes universelles c, G et h) n’avait été jusqu’alors réalisée (outre c et G par la » Relativité générale »), et pour c et h seulement pour l’électron (par Dirac). L’extension de cette dernière exigeait un remaniement conceptuel radical clairement anticipé par Poincaré lors de sa dernière intervention au Conseil Solvay à Bruxelles en 1911 (publié dans son dernier Mémoire » Sur la théorie des quanta » – Journal de physique, janvier 1912). Poincaré y prend nettement position en sa faveur démontrant qu’elle est » la seule qui conduise à la loi de Planck et qu’il convient de s’en tenir à ses premières idées » (auxquelles Planck lui-même s’avouait prêt à renoncer). Poincaré attire toutefois l’attention sur l’obstacle de la discontinuité quantique au niveau de l’atome où les phénomènes d’émission et d’absorption deviennent irréductibles à des équations différentielles, la cinématique se brouille.
Il y a lieu, poursuit Poincaré, d’inventer de nouvelles approches. L’espace des phases devient en effet inadéquat en raison de l’irréversibilité des trajectoires, liée à l’indétermination de la dérivée, (à la base du » principe d’incertitude » bientôt explicité par Heisenberg mais sans se référer à Poincaré dont l’exposé avait alors produit une impression profonde sur l’assistance : Planck – Jeans – Heisenberg – Lorentz – Einstein…). Il n’est pas exagéré de dire que dès ce moment l’intérêt pour les quanta prit un nouveau départ, comme Planck lui-même devait le reconnaître.
IV.3 Poincaré précurseur
Si la physique ne connaît d’autre langage que celui des mathématiques, cette adéquation ne s’est vraiment imposée que depuis quatre siècles, après la mutation culturelle opérée par la Renaissance, au point que pendant longtemps les deux disciplines-sœurs deviennent inséparables : c’est ainsi que Joseph Fourier (1768−1830) découvreur des séries trigonométriques (dont on sait l’importance des applications) professe que l’étude approfondie des lois de la nature est la source principale des découvertes mathématiques. Pensons à Gauss (1777−1858) et aussi à Riemann (1826−1866), père de la topologie, adonné initialement à la physique. Après l’éclipse relative et passagère dont on a fait état, on redécouvre, on mesure de mieux en mieux l’importance de cette synergie, dont Poincaré, avec sa prescience et la sûreté de ses intuitions, a fait un usage incomparable.
Donnons-en un exemple particulièrement significatif. Poincaré avait établi que les solutions périodiques d’un système mécanique de plus de deux corps en interaction faisaient figure d’exception : le mouvement, bien que théoriquement déterministe, est en fait si sensible aux conditions initiales qu’il prend tôt ou tard un caractère chaotique. Cette découverte (honorée en 1889 par le prix du roi de Suède) avait eu un grand retentissement : ruinant la prétention » laplacienne » de réduire l’ensemble des systèmes à un modèle unique intégrable, amenant les astronomes à réviser leurs idées sur la formation et la stabilité des systèmes planétaires, sur les nébuleuses…
C’est seulement bien plus tard dans les années 1960 et 1970, que l’on mesure la portée générale de ces concepts en physique comme en mathématiques à la suite des travaux : de Prigogine (Nobel de chimie, 1977), théoricien de l’instabilité et du chaos et de Benoît Mandelbrot (X 44) mettant méthodiquement en lumière les propriétés et développant les applications de ces nouveaux objets mathématiques de dimension fractionnaire, que sont les » fractales » où chaque partie a la forme du tout. À son tour ce concept est à l’origine de la dernière théorie relativiste en cours d’élaboration : la » Relativité d’échelle » du Français Laurent Nottale consistant à opérer dans un » espace-temps fractal » où les frontières entre horizons phénoménologiques correspondent à des brisures de symétrie.
Bouclons ici notre périple en évoquant le souvenir de Galilée s’étonnant déjà (dans la deuxième partie de son Discours sur deux sciences nouvelles), du fait que la nature change profondément d’aspect avec l’horizon d’observation, bon exemple des patients cheminements de la réflexion scientifique, avec ses liens de filiation plus ou moins perceptibles.
» Mécanicien-né « , opérant en lui la synthèse la plus accomplie en son temps des sciences mathématique et physique, nul mieux que Poincaré, au tournant des XIXe et XXe siècles, n’a dégagé et éclairé le terrain, compris les mutations inéluctables.
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1. Déjà en 1632 dans ses Dialogues, Galilée illustre à sa manière l’impossibilité de définir le mouvement dans l’absolu : “ Les papillons embarqués à bord d’un navire volettent de ci de là de la même façon que le navire soit immobile ou non… ”
La vitesse d’un objet n’est mesurable que par rapport à celle d’un autre objet, deux observateurs en mouvement ne peuvent apprécier en l’absence de repère extérieur, que leur vitesse relative et réciproque.
Rappelons qu’il formule la loi de composition des vitesses ainsi que celle (en t2) du déplacement, dans un mouvement uniformément accéléré qu’il établit expérimentalement.
2. Précisons davantage ce point important : aux yeux de Poincaré, passé et futur sont séparés par un intervalle de temps (le “ présent ”) dépendant de la distance entre le phénomène observé et l’observateur durant lequel ce dernier ne peut ni le connaître ni agir sur lui. Par la suite, Einstein proposera une définition plus simple mais plus étroite : deux événements survenus en deux points symétriques par rapport à un observateur sont réputés simultanés si leurs signaux coïncident. Ils ne le sont plus aux yeux de tout autre observateur en mouvement par rapport au premier ou extérieur au plan médiateur entre les deux points d’émission.
3. a) Un mémoire sur “ La dynamique de l’électron ” dit “ Grand mémoire de Palerme ” destiné à sa séance du 23 juillet mais publié seulement en janvier 1906, simultanément avec un article d’Einstein sur le même sujet publié dans les Annalen.
b) Un résumé du précédent inséré sous la forme d’une note dans les comptes rendus du 5 juin 1905 de l’Académie des sciences de Paris, imprimé le 8 et diffusé aussitôt selon l’usage aux correspondants et abonnés étrangers.
Rappelons que ce dernier a fait l’objet d’une très éclairante et novatrice analyse (à l’occasion du Bicentenaire de la Fondation de notre École) parue dans le numéro d’avril 1994 de La Jaune et la Rouge de notre camarade Jules Leveugle (43) qui l’avait minutieusement confronté à l’article d’Einstein publié dans le numéro de septembre 1905 des Annalen der Physics.