35 heures : pas dans notre entreprise
Demain, sauf surprise d’importance, une loi imposant une durée légale du travail de 35 heures par semaine en l’an 2000 sera votée.
Les idéologues et les économistes de salon auront alors triomphé. Les journaux sont remplis de leurs réflexions et études justifiant « économiquement » la réduction obligatoire du temps de travail. Ils oublient toujours ce à quoi nous, chefs d’entreprise, sommes quotidiennement confrontés : la concurrence internationale.
Mes confrères italiens sont étonnés et réjouis. Ils connaissent bien l’avantage concurrentiel donné par une baisse des coûts : en 1993, leur Gouvernement a dévalué la lire, leur offrant en une nuit une amélioration de leurs prix de vente de 20 % par rapport aux nôtres. Mieux encore, aujourd’hui notre Gouvernement leur offre une augmentation massive de nos prix de revient.
J’appelle économistes et gouvernants à venir « porter la valise d’échantillons » avec nous en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, au Japon, à Hong-kong…, peut-être alors commenceront-ils à comprendre ce que le mot concurrence signifie en termes de compétitivité, donc de chiffre d’affaires et donc d’emploi.
Si cette loi inadaptée est votée, nous devrons l’appliquer. Le débat sur les 35 heures changera alors de nature car de macroéconomique, il deviendra microéconomique. Des comptes de la nation, il faudra passer aux comptes d’exploitation de l’entreprise, du général au particulier, de la théorie à la pratique, des experts aux hommes et aux femmes de terrain.
Nous avons essayé d’anticiper ce funeste événement et d’en estimer les effets dans le cadre de notre entreprise, Tissage de Picardie, société de fabrication – tissage et teinture – de tissus d’ameublement, qui réalise un chiffre d’affaires de 70 millions de F par an et emploie 118 personnes.
Quelques mots afin de décrire l’entreprise.
Nous nous sommes donné les moyens nécessaires afin de la développer. Les investissements, depuis quatre ans, ont représenté plus de la moitié du chiffre d’affaires, et ont consisté en la construction d’une nouvelle usine, à la place de quatre ateliers anciens, le matériel a été en grande partie renouvelé et les métiers à tisser électroniques sont majoritaires, l’atelier de teinture en fils est l’un des plus modernes en Europe. L’informatique de gestion de la production a été fortement développée afin de réduire les délais et de mieux les respecter. Un bureau de style de 12 personnes, soit 10 % de l’effectif, a été constitué afin de créer plus d’un produit nouveau chaque jour.
Nous avons réussi puisque 60 % de notre production est exportée, non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis et en Asie, et que le chiffre d’affaires de l’année 1997 est en forte hausse.
En un mot, nous avons transformé une entreprise industrielle traditionnelle en entreprise moderne et parmi les plus compétitives de son marché.
Les salariés ont, bien entendu, participé à cet effort de compétitivité par l’amélioration de leur productivité, et par la mise en œuvre d’un dispositif de modulation annuelle des horaires permettant de mieux adapter le rythme d’activité au rythme des ventes. Aujourd’hui, le niveau de production est adapté aux ventes et le résultat après impôt est positif, bien qu’insuffisant en raison de l’importance des investissements consentis.
L’organisation actuelle du travail est classique pour une société de ce secteur. Les machines fonctionnent 117 heures par semaine, conduites par des personnels répartis en trois équipes travaillant 8 heures par jour et 39 heures par semaine.
L’investissement par poste de travail, environ un million de francs, ne permet pas de justifier aisément des équipes de week-end dont le coût est 60 % supérieur à celui des équipes de semaine.
Afin de réaliser l’étude sur la réduction du temps de travail, il faut connaître la répartition précise des personnels par fonction et par site. À Paris, le service commercial occupe trois cadres, le bureau de style emploie six stylistes et le directeur de la création, le secrétariat du bureau est assuré par trois personnes.
À Villers-Bretonneux, siège de l’usine situé à 150 km de Paris, la gestion des commandes clients nécessite trois personnes ainsi que le service de gestion de la production. Enfin la comptabilité fonctionne avec deux employées et un cadre. Le directeur de l’usine et le responsable de la qualité complètent cet effectif non directement productif. La production elle-même est réalisée par quarante personnes travaillant à la journée et, on l’a vu, par trois équipes de 18 personnes qui se relayent jour et nuit du lundi au samedi matin. Soit quatre-vingt-quatre ouvriers, contremaîtres et cadres travaillant selon quatre horaires et représentant dix-sept métiers.
Cette énumération permet de montrer que, dans chaque métier différent, de une à trois personnes sont présentes dans l’usine à un instant donné. Quelle que soit la polyvalence actuelle ou souhaitée de ces personnels, la réduction obligatoire du temps de travail posera des problèmes de seuils insurmontables afin de compenser les heures de travail perdues.
Demain que se passera-t-il si l’entreprise est contrainte par la loi de réduire les horaires de travail à 35 heures ? Plusieurs possibilités sont à étudier : réduire la production en fonction de la réduction des horaires, la maintenir ou l’augmenter.
Les 35 heures avec perte de production : une solution inepte
La réduction du temps de travail de 39 heures à 35 heures se traduira par une perte de production de 11 % car le niveau de production varie essentiellement en fonction de la durée d’utilisation des métiers à tisser sur lesquels les opérateurs n’interviennent que lors d’un arrêt de la machine. Le chiffre d’affaires annuel baissera donc de 7 millions de francs, engendrant une perte de marge de plus de 4 millions.
Malgré les aides prévues par l’État la perte structurelle de l’entreprise sera de 2,5 millions de francs. La seule façon d’éviter le dépôt de bilan sera de baisser fortement la masse salariale – baisse des salaires ou licenciements. Dans les deux cas, les salariés seront les victimes des 35 heures.
Les 35 heures avec maintien ou augmentation de la production
Pour les personnes ne travaillant pas en équipe, la réduction du temps de travail, dans la plupart des cas, ne créera pas d’emploi, car les personnes concernées pourront augmenter leur productivité comme, par exemple, les secrétaires ou les comptables. Par contre, le bureau de style, afin de conserver sa puissance de création, devra embaucher une nouvelle styliste.
L’étude détaillée de ces postes montre qu’il serait créé trois postes de travail pour un coût de 500 000 F. Coût nécessaire, rappelons-le, afin de seulement maintenir l’activité au même niveau qu’antérieurement.
Pour les personnes travaillant en équipe, la décision sur le nouveau dispositif de production se situe entre le maintien de la production ou son augmentation.
Maintien de la production : une solution impraticable
Pour maintenir la production, il est nécessaire de compenser les horaires de travail perdus du fait du passage de 39 heures à 35 heures par semaine, soit 12 heures par semaine (3 équipes x 4 heures). Dans les faits, il sera impossible d’embaucher des salariés pour cette équipe spéciale car cela suppose qu’ils accepteraient de ne travailler que 12 heures par semaine. Cette « solution » est donc impraticable.
Augmentation de la production : une solution hasardeuse
Cette solution suppose la création d’une quatrième équipe de dix-huit salariés – effectif minimum d’une équipe de production – pour un coût supplémentaire de 2 500 000 F. L’embauche représentera alors pour la société un coût total de 3 millions de francs par an.
Les aides prévues par l’État, pour autant que l’horaire de travail soit réduit dès 1998, seront de 1 300 000 F la première année et se réduiront à 700 000 F en 2002, avant de disparaître l’année suivante. Par contre la production se fera sur 140 heures au lieu de 117 heures, soit une augmentation de 20 %. Mais comment augmenter les ventes nécessaires afin d’alimenter ce nouveau dispositif de production ? Le marché le garantit d’autant moins que les coûts unitaires de production auront été fortement majorés à cause de la compensation salariale liée au passage de 39 heures à 35 heures. Si nous pensions qu’il est possible de le faire, comment croire que nous n’aurions pas déjà décidé les investissements et les embauches nécessaires ?
Pour éviter cette hausse unitaire des coûts de production, il faudra donc baisser fortement les salaires. Les salariés peuvent-ils accepter une telle baisse de salaire pour avoir des conditions de travail les conduisant à venir travailler 6 jours par semaine au lieu de 5 ou un samedi sur deux, horaires de travail indispensables à la création de la quatrième équipe ?
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S’ils n’acceptent pas de baisse de salaire, comment vendrons-nous notre production à des prix non concurrentiels sur un marché mondialisé depuis longtemps et hautement concurrentiel ? Quel sera le sort des salariés de l’entreprise lorsque le chiffre d’affaires baissera à cause de l’adoption de cette loi des 35 heures ?
À toutes ces questions, bien entendu, nos spécialistes macroéconomistes des 35 heures n’ont pas de réponses. Interrogée en ces termes par de nombreux chefs d’entreprise, la Ministre de l’Emploi et de la Solidarité a répondu, lors des réunions qu’elle animait en province afin de convaincre ces derniers : « Je ne peux régler les problèmes de tout le monde. C’est votre métier de le faire. ».
Le contre-sens majeur des promoteurs de l’idée de la réduction forcée du temps de travail provient de la découverte tardive qu’ils ont faite de l’intérêt de l’annualisation des horaires.
Il est vrai qu’annualiser les horaires permet, lorsque l’entreprise a un carnet de commandes soumis à de fortes variations, de dégager des gains de productivité qui peuvent alors permettre de financer une réduction du temps de travail, en contrepartie de l’effort accepté par les salariés de voir leur semaine comporter jusqu’à 48 heures d’activité.
Ces gains de productivité potentiels sont directement proportionnels à l’intensité de la variation de la demande adressée à l’entreprise et… ne sont plus à gagner s’ils ont déjà été engrangés. Or, Tissage de Picardie dispose déjà, depuis quatre ans, d’un accord de modulation des horaires, identique dans ses effets à l’annualisation des horaires, et a des variations de son carnet de commandes relativement faibles.
De cette analyse, il ressort que les 35 heures sont impossibles dans notre entreprise. La solution du maintien de la production étant impraticable, l’entreprise est confrontée à un choix absurde : soit baisser la production de 11 %, soit l’augmenter de 20 %. Cette modification de la production étant imposée par la loi ! Tout se passe comme si l’État rendait obligatoire l’embauche de salariés.
Notre entreprise ne pouvant réduire la durée du travail à 35 heures, elle devra conserver, après l’an 2000, une durée effective de travail à 39 heures. Cela pose la question déterminante du coût et du nombre d’heures supplémentaires autorisées. Faudra-t-il en cas de dépassement du contingent légal des heures supplémentaires demander régulièrement l’autorisation de produire à l’inspecteur du Travail ?
Autre incertitude : comment le gouvernement compte-t-il compenser sur le SMIC le passage de 39 heures à 35 heures ? S’il envisage une compensation intégrale, cela augmentera les coûts horaires de la plupart des salariés de 11,4 %. Comment l’entreprise pourra-t-elle supporter une telle hausse des coûts ?
Faute de réponse à ces questions, comment pourrons-nous prendre des décisions d’investissement ? Comment pourrons-nous assurer la pérennité de notre entreprise et de ses emplois ?