Une symphonie inachevée, la 9e de Bruckner
Iván Fischer vient d’enregistrer la 9e Symphonie de Bruckner avec le Budapest Festival Orchestra.
L’inachevé, l’incomplétude seraient essentiels à toute perfection.
Christian Bobin, Souveraineté du vide
Les raisons pour lesquelles une œuvre n’a pu être menée à son terme sont presque toujours nimbées de mystère, ce qui fait dire souvent des âneries aux commentateurs. Ainsi du Requiem de Mozart, de la 10e Symphonie de Mahler, de la 7e dite Symphonie inachevée de Schubert, et bien entendu de L’Art de la fugue de Bach. C’est qu’il s’agit en général d’œuvres tardives, dont la composition a été interrompue par la mort du compositeur.
Du coup, des âmes bien intentionnées, disciples ou admirateurs, se mettent en devoir d’ « achever » l’œuvre inachevée, donnant toujours naissance à des monstres. Qui n’a pas été transporté et bouleversé par l’interruption abrupte du dernier contrepoint de L’Art de la fugue, une fugue sur le nom de B.A.C.H., laissant en suspens la dernière note pour l’éternité ? La même fugue « terminée » par un musicien dont le savoir-faire n’est pas en cause laissera l’auditeur de glace.
Trois mouvements
La 9e Symphonie en ré mineur de Bruckner comporte trois mouvements : feierlich – misterioso ; scherzo ; adagio – feierlich. Le 4e mouvement, qui devait intégrer une fugue et une citation de son Te Deum, n’a pas dépassé le stade de l’esquisse. Faut-il le regretter ?
Certainement pas, et voici pourquoi. Tout d’abord, dès la première écoute, on sait que l’on est en présence d’une œuvre majeure, en réalité une des plus fortes du XIXe siècle finissant. Le style, unique, est à l’intersection de Wagner, Mahler et… Scriabine, frôlant parfois l’atonalité. Les lignes mélodiques sont lyriques, avec d’incessantes modulations.
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Une orchestration fouillée
L’orchestration est extraordinairement fouillée, faisant la part belle aux violoncelles, aux contrebasses et aux cuivres. L’architecture est complexe mais claire. Le premier mouvement installe le propos, comme une ouverture : c’est d’une œuvre exceptionnelle qu’il s’agit, à la limite de la tragédie. Le second mouvement, bref, violent, le confirme. Et voici que le troisième mouvement, l’adagio, vous saisit à la gorge et ne vous lâche plus – la mort, l’amour, la vie, comme dans le poème d’Éluard – jusqu’à sa résolution finale, sereine, apaisée, ineffable.
On voit bien que l’intention initiale de Bruckner, avec un 4e mouvement grandiose, aurait fait de cette œuvre une cathédrale bien installée sur des certitudes, alors que l’adagio laisse la fin en suspens. Au fond n’est-ce pas la finalité, voulue ou inavouée, de toute œuvre inachevée : finir sur une interrogation ?
Iván Fischer vient d’enregistrer la 9e Symphonie de Bruckner avec le Budapest Festival Orchestra. Il sépare bien les divers plans sonores, comme l’aurait fait Boulez, et rend intelligible une structure complexe, tout en magnifiant le pouvoir émotionnel de cette œuvre magique, à la manière de Bernstein. Un très grand disque.
Commentaire
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Même si l’Adagio de la 9e de Bruckner, notamment par sa coda, pourrait en un sens être considérée comme un émouvante conclusion de cette symphonie, il n’en reste pas moins que Bruckner voulait un 4e mouvement, sur lequel il travailla jusqu’à sa mort. De ce 4e mouvement, il reste bien plus qu’une esquisse ! Dans ce qui est sans doute la reconstitution la plus aboutie (celle de Samale – Phillips – Cohrs – Mazzuca en 2011), la part de reconstitution ne dépasse pas 14% de l’ensemble, ce qui est nettement moins que dans le cas de la reconstitution du Requiem de Mozart par Süssmayr. Bien sûr, ce n’est pas du Bruckner à 100%, mais cela nous permet d’entendre ce que Bruckner voulait faire dans ce Finale.