Une symphonie inachevée, la 9e de Bruckner

Une symphonie inachevée, la 9e de Bruckner

Dossier : Arts, Lettres & SciencesMagazine N°779 Novembre 2022
Par Jean SALMONA (56)

Iván Fischer vient d’enregistrer la 9e Sym­pho­nie de Bru­ck­ner avec le Buda­pest Fes­ti­val Orchestra.

L’inachevé, l’incomplétude seraient essen­tiels à toute perfection.
Chris­tian Bobin, Sou­ve­rai­ne­té du vide

Les rai­sons pour les­quelles une œuvre n’a pu être menée à son terme sont presque tou­jours nim­bées de mys­tère, ce qui fait dire sou­vent des âne­ries aux com­men­ta­teurs. Ain­si du Requiem de Mozart, de la 10e Sym­pho­nie de Mah­ler, de la 7e dite Sym­pho­nie inache­vée de Schu­bert, et bien enten­du de L’Art de la fugue de Bach. C’est qu’il s’agit en géné­ral d’œuvres tar­dives, dont la com­po­si­tion a été inter­rom­pue par la mort du compositeur.

Du coup, des âmes bien inten­tion­nées, dis­ciples ou admi­ra­teurs, se mettent en devoir d’ « ache­ver » l’œuvre inache­vée, don­nant tou­jours nais­sance à des monstres. Qui n’a pas été trans­por­té et bou­le­ver­sé par l’interruption abrupte du der­nier contre­point de L’Art de la fugue, une fugue sur le nom de B.A.C.H., lais­sant en sus­pens la der­nière note pour l’éternité ? La même fugue « ter­mi­née » par un musi­cien dont le savoir-faire n’est pas en cause lais­se­ra l’auditeur de glace.

Trois mouvements

La 9e Sym­pho­nie en ré mineur de Bru­ck­ner com­porte trois mou­ve­ments : feier­lich – mis­te­rio­so ; scher­zo ; ada­gio – feier­lich. Le 4e mou­ve­ment, qui devait inté­grer une fugue et une cita­tion de son Te Deum, n’a pas dépas­sé le stade de l’esquisse. Faut-il le regretter ? 

Cer­tai­ne­ment pas, et voi­ci pour­quoi. Tout d’abord, dès la pre­mière écoute, on sait que l’on est en pré­sence d’une œuvre majeure, en réa­li­té une des plus fortes du XIXe siècle finis­sant. Le style, unique, est à l’intersection de Wag­ner, Mah­ler et… Scria­bine, frô­lant par­fois l’atonalité. Les lignes mélo­diques sont lyriques, avec d’incessantes modulations.


Lire aus­si : Anton Bru­ck­ner : les 9 symphonies


Une orchestration fouillée

L’orchestration est extra­or­di­nai­re­ment fouillée, fai­sant la part belle aux vio­lon­celles, aux contre­basses et aux cuivres. L’architecture est com­plexe mais claire. Le pre­mier mou­ve­ment ins­talle le pro­pos, comme une ouver­ture : c’est d’une œuvre excep­tion­nelle qu’il s’agit, à la limite de la tra­gé­die. Le second mou­ve­ment, bref, violent, le confirme. Et voi­ci que le troi­sième mou­ve­ment, l’adagio, vous sai­sit à la gorge et ne vous lâche plus – la mort, l’amour, la vie, comme dans le poème d’Éluard – jusqu’à sa réso­lu­tion finale, sereine, apai­sée, ineffable. 

On voit bien que l’intention ini­tiale de Bru­ck­ner, avec un 4e mou­ve­ment gran­diose, aurait fait de cette œuvre une cathé­drale bien ins­tal­lée sur des cer­ti­tudes, alors que l’adagio laisse la fin en sus­pens. Au fond n’est-ce pas la fina­li­té, vou­lue ou inavouée, de toute œuvre inache­vée : finir sur une interrogation ?

Iván Fischer vient d’enregistrer la 9e Sym­pho­nie de Bru­ck­ner avec le Buda­pest Fes­ti­val Orches­tra. Il sépare bien les divers plans sonores, comme l’aurait fait Bou­lez, et rend intel­li­gible une struc­ture com­plexe, tout en magni­fiant le pou­voir émo­tion­nel de cette œuvre magique, à la manière de Bern­stein. Un très grand disque. 


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Commentaire

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Alain de Las­sus Saint Genièsrépondre
25 novembre 2022 à 20 h 40 min

Même si l’A­da­gio de la 9e de Bru­ck­ner, notam­ment par sa coda, pour­rait en un sens être consi­dé­rée comme un émou­vante conclu­sion de cette sym­pho­nie, il n’en reste pas moins que Bru­ck­ner vou­lait un 4e mou­ve­ment, sur lequel il tra­vailla jus­qu’à sa mort. De ce 4e mou­ve­ment, il reste bien plus qu’une esquisse ! Dans ce qui est sans doute la recons­ti­tu­tion la plus abou­tie (celle de Samale – Phil­lips – Cohrs – Maz­zu­ca en 2011), la part de recons­ti­tu­tion ne dépasse pas 14% de l’en­semble, ce qui est net­te­ment moins que dans le cas de la recons­ti­tu­tion du Requiem de Mozart par Süss­mayr. Bien sûr, ce n’est pas du Bru­ck­ner à 100%, mais cela nous per­met d’en­tendre ce que Bru­ck­ner vou­lait faire dans ce Finale.

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