Le flamboyant Charles Munch
Il est rare que la vérité rattrape le terrain perdu sur la légende.
Stefan Zweig, Amerigo
Les chefs d’orchestre aujourd’hui se multiplient et il n’est de semaine qu’on ne découvre un ‑nouveau nom, y compris à la tête des grandes formations d’envergure mondiale. Il n’en a pas toujours été ainsi, et longtemps un petit nombre de grands chefs a dominé la scène musicale tels Klemperer, Toscanini, Kleiber, Böhm, Walter, Furtwängler, Karajan, Szell, et plus près de nous Celibidache, Bernstein, Abbado, Boulez, ‑Barenboïm, Rattle, Gergiev. Bien entendu, des légendes se sont fait jour sur leur façon de ‑diriger. Mais en musique, à la différence des autres arts, les enregistrements sont là qui permettent de cerner la réalité au plus près.
Charles Munch et la musique française
Né en Alsace alors allemande et devenu français après la Grande Guerre, Munch se passionne pour la musique française dont il va révolutionner l’interprétation. Cette musique qui s’interprète traditionnellement avec mesure et distance, Munch va lui conférer les couleurs violentes de l’expressionnisme. Le Concerto pour la main gauche de Ravel, dans les deux versions avec Alfred Cortot (1939) et Jacques Février (1942), place un piano percutant à la Bartok (plus précis chez Février que chez Cortot) dans une atmosphère sombre et inquiétante. Ces deux versions figurent dans un coffret qui réédite les enregistrements de Munch réalisés jusqu’en 1968 à la tête de l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire et de l’Orchestre de Paris qui lui succéda, puis de l’Orchestre des concerts Lamoureux et aussi de l’Orchestre national.
Ces enregistrements sont consacrés, pour l’essentiel, à la musique française dont Munch était le spécialiste, avec quelques exceptions : la 1re Symphonie de Brahms, le 5e Concerto pour violon de Mozart avec Jacques Thibaud – une rareté où l’on découvre le style tendre et chaud de celui qui fut le plus grand violoniste français d’entre les deux guerres, disparu tragiquement comme on le sait ; le Concerto pour piano n° 20 de Mozart avec Jean Doyen, interprétation exemplaire avec un orchestre discret et un piano en demi-teintes, l’une des plus mozartiennes qu’il nous ait été donné d’entendre, un petit délice inattendu ; et aussi le 5e Concerto de Beethoven avec Marguerite Long et le 1er Concerto de Tchaïkovski avec Kostia Konstantinoff, curiosités sur lesquelles on ne s’étendra pas. Et enfin, last but not least, la cantate Meine Seele rühmt und preist de Bach.
Ce sont les pièces de musique française qui font tout l’intérêt de ce coffret, et qui sont toutes l’occasion de découvertes : découvertes d’interprètes oubliés, de compositeurs méconnus, et surtout d’interprétations inouïes. Parmi les classiques du répertoire, deux interprétations de la Symphonie fantastique de Berlioz, de 1949 (Orchestre national) et 1967 (Orchestre de Paris), ultra-romantiques et pourtant rigoureuses, qui à elles seules fondent la légende Munch ; de Debussy, La Mer ; de Ravel, un Daphnis et Chloé (suite 2), chatoyant et merveilleusement lyrique, le Concerto en sol avec Nicole Henriot injustement oubliée, les deux versions du Concerto pour la main gauche déjà citées, la Rapsodie espagnole, le Boléro, la Pavane et La Valse, interprétation explosive que n’oublient pas ceux qui ont eu la chance de l’entendre en situation ; les Concertos pour violoncelle de Saint-Saëns et Lalo avec le grand André Navarra, le 4e Concerto pour piano de Saint-Saëns avec Cortot, la Berceuse pour violon et orchestre de Fauré avec Denise Soriano.
Mais Munch a su aussi mettre son talent au service d’œuvres moins connues et l’on peut découvrir ainsi de Roussel la Suite en fa majeur et les Symphonies 3 et 4 ; de Dutilleux la
Symphonie n° 2 et Métaboles ; de Honegger les Symphonies 2 et 4 et la cantate La Danse des morts ; et aussi le Concerto pour violon d’Ernest Bloch – opportune résurrection d’une œuvre majeure –, des pièces des compositeurs exquis et créatifs Marcel Delannoy, Louis Aubert, Gustave Samazeuilh, André Jolivet, toutes œuvres qui sortent – enfin – des oubliettes où les mollahs du dodécaphonisme et leurs ayatollahs les avaient jetées.
Les pianos sont pianissimo, les forte fortissimo, le lyrisme l’emporte sur la mesure. Fougue et rigueur à la fois. Charles Munch est bien fidèle à sa légende de thuriféraire de la musique française dont il aura renouvelé l’interprétation. Au total, Munch aura bien été l’un des grands chefs du XXe siècle.
13 CD WARNER