Airbus : un formidable mégaprojet européen
Face à l’insolente domination des constructeurs américains (Boeing, McDonnell Douglas et Lockheed), seule la coopération européenne pouvait en 1969 offrir la masse critique industrielle suffisante, mais au prix d’une organisation rigoureuse fondée sur la spécialisation de chaque entreprise participante au consortium dans ses domaines d’excellence. Malgré les handicaps dus à une organisation de coopération complexe et a priori moins efficace que ses concurrents, Airbus a apporté un démenti aux chantres de la puissance américaine et est devenue, à la fin du XXe siècle, le rival unique et reconnu de Boeing sur le marché des avions civils.
Lors du lancement de la coopération Airbus en 1969, personne n’aurait misé sur sa réussite. Dans un article dans Le Monde, l’auteur en 1967 du bestseller Le Défi américain Jean-Jacques Servan-Schreiber n’avait-il pas condamné l’aventure sans autre forme de procès : « Le marché mondial, pour les Airbus, est de mille deux cents appareils ; il n’y a pas place pour trois versions différentes ; deux au maximum. Douglas a déjà gagné la sienne et va emporter l’essentiel du marché américain. Reste le marché européen, avec six cents appareils, entre le Tristan et l’Airbus. À l’heure qu’il est, nous jouons délibérément perdants dans cette compétition avant même qu’elle ne commence. »
Mais, tout d’abord, quelques données de base, avant la saga des différents produits.
BI ou TRI ?
Quoi qu’en ait pensé JJSS, le choix du triréacteur fut une erreur stratégique des deux constructeurs dont les lourdes conséquences se traduiront dans les années 90 par leurs retraits des activités civiles.
Un marché en forte expansion
Le développement du trafic aérien, à la fin des années 1950, résulte de la croissance des besoins de transport, de la position monopolistique de l’avion pour tout déplacement dépassant 1 000 km, et de l’exploitation d’avions équipés de turboréacteurs répondant mieux aux attentes des passagers et des exploitants. Mesuré en passagers-kilomètres, le trafic aérien mondial (hors URSS) a été multiplié par 100 au cours de la période 1950–2000 soit à un taux moyen annuel de 10 %, en décroissance par rapport aux 15 % constatés en 1960, et encore 6 % en 2000.
L’Association du transport aérien international (IATA) indique que le trafic va doubler au cours des vingt prochaines années sur la base d’un taux de croissance annuelle de 4 %, réduit en raison du ralentissement de l’économie et de la hausse du prix du pétrole. L’Académie de l’air et de l’espace a montré que la propension à se déplacer suit un modèle gravitaire (répartition du trafic en proportion de l’inverse du carré de la distance), ce qui permet d’expliquer le succès des avions court-moyen-courriers (familles A320 et Boeing 737) et l’étroitesse du trafic long-courrier (cf. le marché de l’A380).
Il en est résulté une croissance des flottes d’avions de transport turboréacteurs : 2 000 avions à la fin des années 60, 12 000 avions en 2000 et plus de 20 000 aujourd’hui ; les livraisons mondiales annuelles d’avions sont aussi en notable croissance passant de 100 en 1960 à 800 en 2000 et 1 600 aujourd’hui.
Un créneau stratégique à prendre
Une analyse des avions de transport civil à réaction mis en service depuis 1952 souligne tout d’abord une architecture inchangée depuis la mise en service du Comet en 1952 – bravo Messieurs les Anglais d’avoir « si bien » tiré les premiers ! – et tout laisse supposer qu’il en sera de même au XXIe siècle. Avec l’arrivée des gros-porteurs dans les années 60, trois options sont possibles selon le nombre de moteurs installés (bi, tri ou quadri), trois avionneurs américains (Boeing, Douglas et Lockheed) et trois motoristes mondiaux (Pratt & Whitney, General Electric et Rolls Royce) sont sur les rangs. Cette situation triplement triangulaire aurait dû conduire à une mainmise de l’industrie américaine sur le créneau. Heureusement les choix de Lockheed et McDonnell Douglas retenant l’inopérante formule du triréacteur laissent disponible la formule biréacteur pour Airbus.
Le vol du « plus lourd que l’air » induit une grande sensibilité aux choix techniques et améliorations technologiques : la consommation en kilogrammes par kilomètre et par siège a été ainsi divisée par 5 depuis 1952 en dépit d’un certain essoufflement (5 % de gain annuel en 1960, 2 % en 1980 et seulement 1 % en 2000 laissant entrevoir un potentiel global de 30 % jusqu’à 2050).
La contribution d’Aérospatiale a été essentielle grâce au savoir-faire acquis avec les programmes Caravelle et Concorde : les innovations techniques ayant permis aux produits Airbus de se démarquer des produits américains concurrents avaient pour origine des avancées testées sur Concorde (commandes de vol électriques, architecture et intégration des systèmes, poste de pilotage, centralisation des alarmes, analyses de sécurité…).
Des investissements considérables
Les investissements liés au lancement d’une famille d’avions atteignent des chiffres supérieurs à ceux des plus grands mégaprojets de transports terrestres en commun. On peut estimer à 100 milliards de dollars le montant global investi pour le développement des produits développés au cours de la période 1969–2001 (A300, A310, A320 et A330-A340).
Pour fixer les idées, le coût d’investissement pour le lancement d’un nouveau produit représente environ le chiffre d’affaires de la vente de 150 avions à amortir par les marges dégagées par les livraisons (de l’ordre de 20 % entre prix de vente et coûts directs de production). Compte tenu du nombre réduit de livraisons annuelles, une analyse macroéconomique montre que seuls deux constructeurs se partageant le marché peuvent pérenniser leur activité, d’où la situation actuelle de duopole.
“Les investissements liés au lancement d’une famille d’avions atteignent des chiffres hors du commun”
Chaque constructeur, tenu à une présence sur tous les segments du marché, se trouve confronté à des charges de financement et d’amortissement dépassant souvent ses moyens propres. Cette situation est à l’origine des procédures de financement étatique mises en place pour accompagner les industriels européens sous la forme d’avances remboursables (remboursements associés aux livraisons permettant ainsi à chaque État de récupérer sa mise) et pour les constructeurs américains sous la forme de crédits de recherche ; les deux constructeurs, et, derrière eux les États-Unis et l’Union européenne, se livrent depuis plusieurs décennies à une bataille sur la limitation de ces aides.
La mondialisation et la prééminence des États-Unis dans l’activité ont imposé le dollar dans les contrats de vente et sensibilisé le constructeur européen aux évolutions de parité € / $.
Petite histoire d’une gamme de produits
Dans les années 60 en Europe, une concertation franco-britannique (justifiée par les compétences déjà démontrées : Comet, VC10, Trident au Royaume-Uni et Caravelle en France) bientôt élargie à l’Allemagne converge vers un avion biréacteur moyen-courrier de grande capacité répondant à son marché intérieur européen et baptisé A300 (A pour Airbus et 300 pour la capacité). Le 23 septembre 1967, les trois États signent un « protocole d’accord lançant la phase de définition du projet d’Airbus européen A300 ».
En dépit du retrait du gouvernement britannique en avril 1969, le lancement définitif de la coopération intervient le 29 mai 1969 avec la signature de l’accord intergouvernemental franco-allemand. Nous fêterons le 29 mai 2019 le cinquantenaire de cet accord, dont l’auteur de ces lignes s’honore d’avoir été un négociateur. Ses principes seront à l’origine de l’efficacité de la coopération : gestion confiée à l’industrie, répartition des travaux en fonction des compétences, financement du développement par avances remboursables et création d’une entreprise commune chargée de la maîtrise d’œuvre et de la commercialisation). La mise en œuvre de l’accord de mai 69 et la création du GIE Airbus Industrie en 1970 démontreront leur pertinence avec la tenue des objectifs lors de la mise en service de l’A300B par Air France en mai 1974. Airbus prolongera l’activité A300 avec le lancement des dérivés A310 en 1978 et A300-600 en 1980.
Au début des années 80, le fort développement du trafic moyen-courrier associé à une exigence de fréquence élevée s’est traduit par une demande d’avions performants de 150 places.
“Si l’A320 n’avait pas été lancé, Airbus aurait disparu depuis longtemps”
La mise sur le marché d’une génération de réacteurs efficaces (CFM 56 réalisé en coopération par General Electric et la Snecma) va conduire aux lancements des familles 737 chez Boeing et A320 chez Airbus. Le lancement de l’A320 ne fut pas de tout repos par suite d’une forte opposition germanique (gouvernement, industrie et client) à cette stratégie de produits ; il a fallu la persévérance française et une efficace intervention de Franz Josef Strauss en Allemagne pour arracher la décision de lancement en 1984.
On peut mesurer aujourd’hui la portée de cette décision (20 000 avions de la famille commandés) : si l’A320 n’avait pas été lancé, Airbus aurait disparu depuis longtemps (comme Douglas et Lockheed auparavant). Sa remarquable conception lui a permis de prolonger cette réussite avec le lancement en 2010 de la version modernisée et remotorisée A320 Neo (ce que Boeing n’a pu réussir aussi bien avec le 737 Max en raison de la trop faible hauteur du 737 de base pour autoriser une installation correcte des nouveaux moteurs).
Après le succès des programmes de l’A300 et de l’A320, Airbus s’est trouvé obliger de pallier la disparition attendue de McDonnell Douglas en lançant un produit long-courrier ; l’absence de moteurs adaptés conduit Airbus à lancer l’A340 en 1987 en formule quadriréacteur : s’avérant moins efficace que son concurrent le biréacteur Boeing 777, la production fut arrêtée en 2010 ; heureusement la version de l’avion déclinée en formule bimoteur sous le nom A330 a rencontré un notable succès.
Le très gros porteur A380 lancé en 2000 a marqué une nouvelle étape moins heureuse de cette aventure industrielle, avec l’annonce en février 2019 de l’arrêt du programme pour insuffisance de commandes fermes, en dépit des qualités de l’avion. Heureusement le produit A350 bimoteur long-courrier de 350 places lancé en 2006 en prolongement de l’A330 permet à Airbus de maintenir sa place dans le marché long-courrier face aux 777 et 787 de Boeing.
L’optimum du 150–220 passagers
Par son architecture l’avion de 150–220 sièges présente un avantage de rentabilité car il conduit à un module de 6 sièges par rangée et un seul couloir alors qu’aller au-delà en capacité conduit pour des raisons réglementaires à la mise en place d’un deuxième couloir, pénalisant.
Perspectives d’avenir
La pérennité d’Airbus semble aujourd’hui assurée dans le duopole Airbus-Boeing, mais il ne faut pas négliger les évolutions pouvant fragiliser à terme sa position : perte de compétitivité due à la sous-évaluation du $ / €, agressions américaines jouant sur l’extraterritorialité de son droit, arrivée de la Chine (ambition, compétences, salaires et marché), augmentation du prix du pétrole et sa raréfaction.
L’épopée reste marquée par le génie français pour les grands programmes avec quelques grands noms, dont de nombreux camarades (Henri Ziegler X 26, Roger Béteille X 40…) ainsi que les administrateurs-gérants d’Airbus Industrie Bernard Lathière et Jean Pierson, sans oublier du côté allemand, Franz Josef Strauss et Felix Kracht, père de l’organisation industrielle Airbus.
Chronologie succincte de la saga
Le cheminement conduisant Airbus à la hauteur de Boeing en 2000 distingue 6 périodes :
- 1965–1968 : la gestation, avec le lancement en 1967 de la phase de définition de l’A300 (protocole d’accord tripartite entre les gouvernements français, anglais et allemand).
- 1968–1970 : la naissance, marquée par le retrait des Britanniques, la signature en 1969 de l’accord franco-allemand et la création, en 1970 du GIE Airbus Industrie.
- 1970–1974 : l’enfance, marquée par l’élargissement de la coopération à l’Espagne et la démonstration de la pertinence de l’organisation avec une mise en service de l’A300B en mai 1974 selon le programme prévu.
- 1974–1978 : la jeunesse, la consolidation dans un environnement défavorable, l’apprentissage du marché et une organisation contractuelle adaptée.
- 1978–1984 : l’adolescence marquée par la reconnaissance du produit par le marché, le retour des Britanniques et le lancement de l’A310 puis de l’A320.
- 1984–1998 : l’âge adulte associé à une nouvelle équipe de direction du GIE et l’atteinte des objectifs de pérennité (gamme de produits avec les A320 et A330-A340, partage du marché avec Boeing, outil de production et compétitivité reconnue).
- À partir de 1998 : la maturité avec la récolte des fruits des investissements passés, le maintien d’une pénétration commerciale égale à celle de Boeing, la mise en place d’une organisation industrielle classique et le lancement des produits A380 et A350.