Temps et musique
« Le temps des hommes est de l’éternité pliée. »
Jean Cocteau, La machine infernale
La musique est le seul de tous les arts qui permette de remonter le cours du temps. Vous réécoutez une musique, non pas semblable mais rigoureusement identique à elle-même et, pour peu que vous sachiez vous concentrer sur votre écoute, vous revivez la même séquence de temps, indéfiniment ; car la musique, si vous l’écoutez dans de bonnes conditions, occupe tout votre espace sonore (tandis qu’un film ne peut remplir tout votre espace visuel, qu’une pièce de théâtre n’est jamais deux fois la même, et qu’une œuvre picturale est statique). Aussi, seule la musique a le pouvoir de vous donner le sentiment exquis et fallacieux de votre propre pérennité.
Weinberg – Symphonies 2 et 21
Weinberg est décidément l’un des très grands compositeurs du XXe siècle, l’égal de Chostakovitch, Bartok, Mahler. Comme celle de Chostakovitch, toute son œuvre est marquée par une vie difficile. Weinberg fuit le nazisme : la Pologne en 1939 puis le Bélarus en 1941, s’installe à Moscou où il est jeté en prison en 1953 (pour « nationalisme juif bourgeois ») d’où il sera libéré grâce à son ami Chostakovitch. Il ne saura jamais comment sa mère et sa sœur, qui sont restées en Pologne, ont disparu.
La 21e Symphonie, sous-titrée Kaddish, son testament musical, que viennent d’enregistrer le City of Birmingham Symphony Orchestra et la Kremerata Baltica dirigés par Mirga Gražinyté-Tyla avec Gidon Kremer en soliste, est un hymne à l’histoire sombre du XXe siècle. Œuvre poignante, qui associe à un large dispositif orchestral un violon solo, une voix de soprano, parfois un piano, une clarinette, une basse, truffée de citations qui la situent dans le temps des hommes, elle se place, par sa richesse architecturale et sa puissance émotionnelle, au niveau de la 9e de Mahler, la 7e de Chostakovitch (Leningrad), la 3e de Beethoven. Dans le même album, la 2e Symphonie, par la Kremerata Baltica dirigée par la même chef, est sereine, limpide, classique, comparable à la 4e de Mahler.
2 CD Deutsche Grammophon
Évocations nostalgiques : Renée Fleming, Nino Rota
Écoutez le thème principal d’Amarcord (« je me souviens » en dialecte romagnol) et les images du film défilent devant vos yeux, la Gradisca, la buraliste à l’énorme poitrine, les lumières du paquebot dans la nuit… C’est que la musique de Nino Rota est non pas accompagnement mais partie intégrante des films de Fellini. Riccardo Chailly, à la tête du Philharmonique de la Scala, vient d’enregistrer les suites tirées de Huit et demi, de La Dolce Vita, de Casanova, des Clowns et d’Amarcord. À la différence de Kurt Weill, qui pratiquait les enchaînements improbables d’harmonies pour orchestre de bastringue, Nino Rota recrée des orchestrations des années 30–40 pour orchestre de casino balnéaire, avec des thèmes exquisément rétros : musique onirique, à la recherche du temps passé.
1 CD DECCA
Pourquoi les lieder que rassemble Renée Fleming, huit lieder de Brahms, L’Amour et la vie d’une femme de Schumann, les Rückert-Lieder de Mahler, suscitent-ils eux aussi, même chez l’auditeur qui les découvre, cette « impalpable petite nostalgie » dont parle Georges Perec, même pour l’auditeur qui ne comprend pas l’allemand ? Au-delà de ces chants ineffables, c’est le timbre de cette soprano unique, accompagnée en totale symbiose par Hartmut Höll comme l’était Gerald Moore avec Fischer-Dieskau (et pour Mahler par le Münchner Philharmoniker dirigé par Christian Thielemann), qui est en cause. Dans chaque syllabe, sur chaque note, quel raffinement, quelle sensualité, quel bonheur d’écoute ! Depuis Schwarzkopf on n’a jamais fait, on ne fera jamais mieux.
1 CD DECCA
François de Larrard, jazzman
On ne présente pas notre camarade François de Larrard (78) qui a fait l’objet d’un très beau portrait dans La Jaune et la Rouge de juin dernier. François a mis un terme à sa carrière d’ingénieur-chercheur internationalement reconnu pour se consacrer – enfin ! – à sa vocation de pianiste de jazz professionnel. Il publie sous le titre Bronxtet in black and white un album de ses nouvelles compositions. Son style a beaucoup évolué. S’il a conservé sa rigueur et sa clarté, héritages d’une solide culture classique – il excelle dans Couperin – il est devenu moins abstrait, plus à la portée de l’auditeur non spécialiste.
Même si l’on peut y déceler des influences de Bill Evans et même Billy Strayhorn (dans l’exquis thème Eli’s velvet eyes) et aussi… de Satie et Scarlatti, ses compositions restent très personnelles et, à la différence des précédentes, on peut presque les siffloter. Dans le paysage du piano-jazz actuel, François de Larrard imprime sa marque originale : une musique que l’on a plaisir à écouter et dont peut aussi apprécier les constructions rigoureuses et les harmonies subtiles. On peut y voir l’archétype d’un jazz français, intelligent, mesuré et élégant, dans la lignée de Couperin à Satie. Une musique hors du temps…