Jacques Lesourne (48) économiste et défricheur d’avenirs

Dossier : TrajectoiresMagazine N°754 Avril 2020
Par Denis RANDET (59)
Par Richard ARMAND (57)

Né le 26 décembre 1928 et major de la pro­mo­tion 1948, Jacques Lesourne a consa­cré sa vie à explo­rer et éclai­rer le futur à la fois par l’action et la réflexion.

Son orien­ta­tion vers l’économie est pour beau­coup dû à son admi­ra­tion pour Mau­rice Allais, son pro­fes­seur à l’École des mines. Ses débuts aux Char­bon­nages de France, comme chef du Ser­vice des études éco­no­miques, lui per­mirent de pas­ser près d’un an à Stan­ford, Bos­ton et Pitts­burgh et de connaître de près pas moins de neuf futurs prix Nobel d’économie. Le 1er jan­vier 1958, il devient le pre­mier patron de la socié­té de mathé­ma­tiques appli­quées, la future Sema. En dix ans l’entreprise passe de 10 consul­tants à 2 000. Entre­prises et pou­voirs publics sont avides de maî­tri­ser les « trente glo­rieuses » par les méthodes ration­nelles que les États-Unis ont développées. 

Le pre­mier ouvrage de Jacques Lesourne, Tech­nique éco­no­mique et ges­tion indus­trielle, est la bible de ceux qui se diront, avec modes­tie et ambi­tion, ingé­nieurs éco­no­mistes. Son équipe est sur tous les fronts : recherche opé­ra­tion­nelle, orga­ni­sa­tion, études de mar­ché, son­dages, urba­nisme, ges­tion des res­sources humaines, avec le plus puis­sant ordi­na­teur de l’époque. Au début des années 70, les temps changent. L’informatique sub­sti­tue la don­née à l’équation, la simu­la­tion à la maxi­mi­sa­tion mathé­ma­tique. Jacques Lesourne se tourne vers la théo­rie des sys­tèmes et la pros­pec­tive. à l’automne 1974, il est élu à la nou­velle chaire d’économie et de sta­tis­tiques indus­trielles du Cnam. Il quitte la Sema le 31 décembre 1975.

Politique et pensée économique 

En 1976 paraît un de ses grands livres, Les sys­tèmes du des­tin. Son inten­tion était d’étudier les méca­nismes de la déci­sion poli­tique. Il élar­gi­ra sa réflexion en ana­ly­sant ce qu’il appe­la les trois insuf­fi­sances de contrôle, au niveau de l’individu (le sapiens-demens d’Edgar Morin), de la nation, des rela­tions entre États. « La faillite de la poli­tique qui n’a pu maî­tri­ser la révo­lu­tion tech­nique débou­che­ra-t-elle sur l’effondrement de l’humanité ou sera-t-il pos­sible, soli­de­ment appuyé sur la science, d’élaborer une nou­velle poli­tique qui per­mette l’autocontrôle de l’histoire humaine ? »

Le 1er jan­vier 1976, il prend la tête d’un pro­jet de trois ans lan­cé par l’OCDE sur « l’évolution future des socié­tés indus­trielles avan­cées en har­mo­nie avec celle des pays en déve­lop­pe­ment ». Ce pro­jet, nom­mé Inter­fu­turs, eut un reten­tis­se­ment inter­na­tio­nal. Jacques Lesourne en tira Les Mille Sen­tiers de l’avenir, et une vision du monde qui « venait de rece­voir les touches colo­rées de la géo­gra­phie éco­no­mique et de la poli­tique. Elle allait me per­mettre pen­dant des années de don­ner un sens aux événements. »

Un conseiller écouté

La poli­tique, il la côtoya, sans jamais s’y enga­ger. En 1978, il pré­si­da la com­mis­sion de l’emploi et des rela­tions sociales du 8e plan. En 1981, après l’élection de Fran­çois Mit­ter­rand, Fran­çois Bloch-Lai­né lui deman­da de faire par­tie de la com­mis­sion du bilan qui contri­bue­ra, par la modé­ra­tion de ses juge­ments, à paci­fier la France après les outrances ver­bales des années 1971–1981. En 1986, André Giraud, ministre de la Défense, le fait venir à son cabi­net pour pro­mou­voir cal­cul éco­no­mique et ges­tion bud­gé­taire décen­tra­li­sée. Puis René Mono­ry lui demande une réflexion pros­pec­tive sur l’éducation ; il recom­mande avant tout de réfor­mer – pro­gres­si­ve­ment ! – le mana­ge­ment de l’Éducation nationale.

Avec Michel Godet, il publie en 1985 La fin des habi­tudes : « Les chan­ge­ments éco­no­miques et tech­niques ayant été plus rapides que les chan­ge­ments sociaux, les struc­tures et les com­por­te­ments sont pro­gres­si­ve­ment deve­nus inadap­tés. D’où un heurt entre les forces d’inertie et les forces de chan­ge­ment. » Et il pro­duit alors un autre livre, L’entreprise et ses futurs, après une étude deman­dée par l’Institut de l’entreprise. Il est appe­lé au nou­veau comi­té de pros­pec­tive d’EDF ; à la SNCF, il anime l’équipe de pros­pec­tive, puis un comi­té d’études sociales.

Du Monde à Futuribles

Le 8 jan­vier 1991, après avoir par­ti­ci­pé à un comi­té d’audit sur la situa­tion dif­fi­cile du jour­nal Le Monde, il en est nom­mé direc­teur. Sans pou­voir ren­ver­ser la décrois­sance des res­sources publi­ci­taires, il ratio­na­lise la conduite du jour­nal. Face à des oppo­si­tions internes, il pré­fère cepen­dant démis­sion­ner le 11 février 1994.

Ces trois années ont inter­rom­pu les tra­vaux expo­sés dans l’éco­no­mie de l’ordre et du désordre, qu’il consi­dère comme son plus grand livre, un nou­veau cha­pitre de la science éco­no­mique. « Qu’avons-nous à dire, nous, théo­ri­ciens de l’économie, sur l’essor ou le déclin éco­no­mique des régions et des nations ? Sur la sclé­rose ou le suc­cès des entre­prises ? Sur la décou­verte et la dif­fu­sion des inno­va­tions ? Sur la trans­for­ma­tion des modes de régulation ? »

Après son départ du Monde, il conti­nue à ensei­gner, à écrire, à conseiller. Il pré­side Futu­ribles inter­na­tio­nal. Il pilote le centre Éner­gie de l’Ifri.

Promouvoir l’innovation

Il avait été très tôt un pro­mo­teur des poli­tiques d’innovation. Dès 1973, il avait diag­nos­ti­qué la néces­si­té pour la France de mon­ter en gamme (Une nou­velle indus­trie, la matière grise, écrit avec Richard Armand et Robert Lat­tès). En 2001, face à la révo­lu­tion numé­rique, il écrit avec Chris­tian Stof­faës Pros­pec­tive stra­té­gique d’entreprise : de la réflexion à l’action. En 2000, il est un des fon­da­teurs de l’Académie des tech­no­lo­gies. À l’Association natio­nale de la recherche et de la tech­no­lo­gie (ANRT), il conduit à par­tir de 2003 la pre­mière ana­lyse pros­pec­tive du sys­tème fran­çais de recherche et d’innovation, afin que les acteurs publics et pri­vés puissent for­ger une vision com­mune. Cette opé­ra­tion, nom­mée Futu­RIS (recherche, inno­va­tion, socié­té), ins­pi­re­ra en par­tie les réformes qui n’ont ces­sé de se suc­cé­der depuis. 

Un homme de notre siècle

Dans Un homme de notre siècle, il avait retra­cé sa vie, en ana­ly­sant les évé­ne­ments qui l’avaient accom­pa­gnée. On y trouve ce qui vient d’être en par­tie rap­pe­lé, et des nota­tions qui éclairent sa per­son­na­li­té, son action, notre époque… et la suite. Ainsi :

« Pour moi, l’attitude adulte est d’employer l’avenir au plu­riel puisqu’il n’est que l’éventail des futurs pos­sibles. Aus­si doit-il être le domaine de la pros­pec­tive, qui ne se conçoit que comme une réflexion pré­pa­ra­toire à l’action. Une seule cer­ti­tude : l’absurdité des solu­tions extrêmes. »

« Nous pou­vons, impar­fai­te­ment, influen­cer le futur. Et par consé­quent l’éthique a un sens. »

Dans son der­nier livre, Les che­mins de l’avenir, paru en 2017, il reprend les réflexions des Sys­tèmes du des­tin, avec le même sou­ci de l’effet cumu­la­tif des insuf­fi­sances de contrôle sur l’avenir de l’humanité. Il nous voit expo­sés à la double influence du temps long et de l’air du temps, à celle des idéo­lo­gies, dont « Sau­vons la pla­nète » risque de faire par­tie. Il s’inquiète de la mon­tée du mimé­tisme, ampli­fiée par les moyens de com­mu­ni­ca­tion. Il estime néces­saire de revoir les modes de repré­sen­ta­tion dans nos démocraties.

La construc­tion euro­péenne est un immense pro­grès, mais qui souffre d’être à la fois scru­pu­leu­se­ment démo­cra­tique et consi­dé­rée par les citoyens comme ne tenant aucun compte de leurs opi­nions, et où la dizaine d’années entre la concep­tion d’une déci­sion et son exé­cu­tion à tra­vers les par­le­ments natio­naux freine les adap­ta­tions. Entre États, il plaide pour une fina­li­té com­mune de sur­vie, et pour une approche prag­ma­tique, comme de créer des clubs en veillant à ce qu’aucun pays ne reste iso­lé, ou de lan­cer des pro­grammes mon­diaux, dont la for­ma­tion des diri­geants à l’histoire longue. Il montre com­bien l’absence de culture his­to­rique a pesé lourd dans les crises des der­nières décennies.

Jacques Lesourne était pas­sion­né d’histoire. Mais il vivait dans l’avenir. Il était au pré­sent curieux de toute la diver­si­té du monde. Avec son immense culture, sa viva­ci­té d’esprit, son sens aigu des prio­ri­tés, il était tou­jours bien­veillant, à la fois gai et sérieux. Plu­sieurs de ses anciens col­la­bo­ra­teurs sont deve­nus des amis fidèles. Tous sont fiers de l’avoir connu.


Voir les articles publiés par Jacques Lesourne dans La Jaune et la Rouge

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