Lettres et contes du Barrandien, Le récit romancé de la vie de Joachim Barrande par Christian Marbach
Joachim Barrande, polytechnicien sorti major de la promotion 1819, a vécu une illustre carrière de géologue paléontologue à Prague, remarquablement méconnue en France. Précepteur du comte de Chambord qu’il a suivi dans son exil, scientifique tout dévoué à l’étude des fossiles, sa vie illustre une page d’histoire française, tchèque et polytechnicienne originale du XIXe siècle, à laquelle Christian Marbach a voulu rendre hommage.
Lettres et contes du Barrandien, ce titre interpelle. Quel est le genre littéraire de cet ouvrage ? Est-il historique ou fictionnel ?
Je n’ai pas voulu faire une biographie obéissant aux codes habituels du genre. Le déroulement même de la vie de Joachim et de ses frères Louis et Joseph m’a conduit d’abord à choisir la formule du roman par lettres, respectant strictement la chronologie. Puis, une fois Joachim confiné par ses fossiles et sa propre volonté à Prague, j’ai traité la seconde partie du livre comme un dossier dont j’ai attribué la préparation à Neruda. Jan Neruda, un auteur tchèque, était le fils de la gouvernante de Barrande. Il est notamment fameux par ses contes ; son dossier évoque le parcours de Joachim à partir de ses souvenirs quitte à les transformer parfois en contes.
Quel est le matériau historique et littéraire des lettres et des contes ?
Je me suis servi de l’histoire des frères Barrande pour rédiger leurs lettres, en me mettant dans la peau de leurs auteurs supposés. Ils racontent leur vie, leurs impressions. Pour cela j’ai fouillé, gratté, sélectionné. Je suis reconnaissant à Olivier Azzola qui gère les archives de la bibliothèque de l’X pour m’avoir communiqué de nombreuses anecdotes à utiliser. J’ai ainsi pu noter que Joseph Barrande, le frère de Joachim, a été examiné en 1829 par Dinet, une des terreurs de l’examen d’entrée : le même Dinet qui a examiné la même semaine Évariste Galois, en a reçu un torchon dans la figure et l’a expulsé.
Quant à Jan Neruda, qui apparaît dans la seconde partie, sa vie n’est pas du tout connue en France. Il est éclipsé par le poète chilien qui a pourtant pris le nom de l’auteur tchèque pour lui rendre hommage ! Le Neruda d’origine a été journaliste, notamment à Paris, et a écrit des poèmes et des contes, les plus connus étant Les Contes de Mala Strana. J’ai de bonnes raisons de penser que certains ont été inspirés par la vie de Barrande, qu’il a côtoyé pendant cinquante ans. Le « dossier Barrande » que j’attribue à Neruda est un acte de respect envers notre géologue. Mais aussi un acte de remerciement : après avoir voulu le pousser dans une carrière d’ingénieur, Barrande a encouragé la vocation littéraire de son jeune ami, lui a appris le français, lui a payé un séjour à Paris…
Ce livre est donc un double hommage à Barrande et à Neruda. Mais les lecteurs français qui voudront découvrir Neruda traduit en français devront sans doute se contenter de lire sur internet, par exemple la très belle Messe de saint Venceslas.
Comment le lecteur peut-il se retrouver dans votre ouvrage entre la fiction et la réalité ?
Est-ce indispensable ? Mais je vous rassure. Dans les lettres, pratiquement tout est vrai et le reste est vraisemblable. Je me suis appuyé sur des faits que je n’aurais pas pu inventer. Voici un exemple. Le roi Charles X chassé de Paris gagne Cherbourg par Saint-Lô pour partir en exil. Joachim, mais aussi ses jeunes frères Louis et Joseph, font partie de la troupe protégeant la suite royale. Eh bien, des amis historiens d’origine russe m’ont communiqué une lettre envoyée de Saint-Lô par un proche courtisan du roi à un proche collaborateur du tsar, à Saint-Pétersbourg. Il lui recommandait Joseph désireux de s’enrôler dans les troupes russes après avoir abandonné l’X et la France.
Souvent, quand on écrit une histoire, il arrive qu’on augmente le réel. J’ai essayé de l’augmenter par un réel moins connu, et parfois par des souvenirs sortis de ma mémoire que j’autorise à devenir réels.
Comment ce Barrande qui vient du Gévaudan a‑t-il été distingué par l’entourage du roi de France ?
Merci d’abord de reparler du Gévaudan ! Joachim y est né cinquante ans après les ravages qu’y fit l’horrible Bête, que j’ai évidemment invitée dans mon roman, puisque je l’avais chantée sur la Montagne.
Si Barrande a été distingué dans un système de sélection que l’on utilise encore souvent, c’est beaucoup grâce à l’éminent mathématicien Cauchy, qui fut son professeur à l’X. On a demandé à Cauchy, un légitimiste conservateur, s’il connaissait un précepteur fort en sciences et capable de les enseigner au comte de Chambord. Cauchy a proposé une short-list sur laquelle figurait Barrande. Encore une anecdote réelle.
Comment expliquer la fidélité de Barrande à suivre la famille royale dans son exil jusqu’à Prague ?
Vous avez raison de trouver cela illogique : revenir à Paris lui aurait assuré une belle carrière d’X‑Ponts ! Mais Barrande, souvent décrit comme austère et dévot, n’aime pas l’agitation parisienne. Il est profondément royaliste et pour lui, il n’y a qu’un seul roi. De plus il s’est attaché à son royal élève, se demande s’il peut être comme l’Aristote d’un nouvel Alexandre. Quand tout le monde a lâché le jeune prétendant, Barrande lui est resté fidèle. Et, tout en travaillant sur ses fossiles, il a continué à lui rendre des services comme fondé de pouvoir puis exécuteur testamentaire : cet aspect de sa vie, peu connu, est très bien relaté dans le Journal du comte de Chambord publié il y a quelques années.
Venons-en à la géologie. Comment Barrande devient-il géologue ?
En 1834, installé à Prague, il cherche un travail, et comme c’est un ingénieur, on lui propose de travailler sur les chemins de fer en Bohême, les premiers en Europe après les Anglais et les Français. Lors d’un chantier, il est certain d’être en présence d’une découverte fabuleuse lorsque ses ouvriers lui rapportent des « cailloux bizarres ». Il s’est alors donné une sorte de mission, la collection et l’analyse scientifique de ces fossiles « du Silurien de Bohême ».
Y a‑t-il beaucoup de polytechniciens géologues ou paléontologues ?
Il y a eu pas mal de géologues dès le début du XIXe où ils ont établi la carte géologique de la France, une grande œuvre que l’on doit notamment à Élie de Beaumont ou Dufrénoy. Et ils eurent bien des successeurs. J’ai par exemple connu Goguel, les experts du BRGM ou nos pétroliers.
Quel a été l’apport de Barrande à la géologie ?
Il a été à la fois fondamental et controversé. Barrande avait un fort caractère et a eu parfois de vifs échanges avec des confrères. La controverse principale est bien expliquée par le géologue Claude Babin qui a travaillé sur Barrande. Celui-ci se refusait à admettre l’évolutionnisme darwinien, une théorie alors en plein développement, et certains pensaient que les fossiles pouvaient servir de marqueurs de l’évolution. Alors que, pour Barrande, c’est Dieu qui a créé les espèces, et elles restent comme il les a créées.
Quant à son apport fondamental, c’est une méthode, une approche globale d’un pays par un homme de terrain qui place l’observation au dessus de tout. Sa devise est : « C’est ce que j’ai vu. » Et avec obstination il s’est attaché à décrire et dessiner plus de 5 000 espèces de fossiles, comme à les nommer et classer.
Barrande s’est-il marié ? Car on a l’impression de voir en lui une sorte de moine, capable d’un véritable travail de bénédictin sur les fossiles.
Il avait certains aspects monacaux en effet, il était d’une grande frugalité, coupait sa bière avec de l’eau, quelle honte pour les Tchèques ! Il est resté célibataire mais toute vie a ses mystères. Lorsqu’il s’installe à Prague, Barrande embauche comme gouvernante Barbora Nerudová, une femme d’origine modeste mais intelligente et sérieuse, mariée à un soldat un peu fruste. Et Jan Neruda naît en 1834. Je finis la première partie du livre par une lettre de Barrande à ses parents. Il leur annonce alors qu’il reste à Prague, malgré leur désir de le voir revenir. Mon lecteur pourra penser, s’il le souhaite, que Jan pourrait être son fils, comme le laissent entendre des rumeurs anciennes ou des blogs tchèques récents.
Certains récits tchèques sur Barrande insistent sur ce curieux Français qui apprend le tchèque, qui donne de l’argent à ses ouvriers lorsqu’ils lui apportent des fossiles à condition qu’ils aient noté l’endroit où ils les ont ramassés. Et ils ajoutent qu’il avait une gouvernante dont il n’arrivait pas à se passer. À la fin de sa vie, alors que son appartement était envahi de fossiles rangés dans des casseroles, il venait travailler dans la cuisine à côté de Barbora. Quand il allait se promener sur le pont Charles, il lui demandait de l’accompagner. Cela dit, les biographes de Neruda parlent peu de Barrande, si ce n’est pour dire qu’il a financé un de ses voyages, et qu’il lui a prêté un pied-à-terre à Paris.
Comment expliquez-vous que Barrande ait été si peu connu et reconnu en France ?
Je ne sais pas. Il a refusé de rentrer en France, a refusé d’être élu à l’Académie des sciences même s’il correspondait avec beaucoup de ses membres. Cependant il éditait ses livres en français, il est resté français jusqu’au bout. Soulignons aussi que son frère Joseph Barrande est l’un des X de sa promotion, la 1829, qui n’était pas du bon côté en 1830 : s’il a fait le mur, ce n’est pas pour monter sur les barricades avec ses cocons Bosquet ou Vaneau, mais pour rejoindre Joachim à Saint-Cloud pour protéger le roi. Ce choix n’a pas dû servir leur image pour la postérité.
Ce livre est un ouvrage illustré par Claude Gondard. Pour vous, était-ce une évidence qu’il y ait des illustrations ?
C’était une évidence. J’ai fait illustrer trois de mes précédents ouvrages (Rose et les Dauphins et Bison-qui-rit ainsi que les Portraits de polytechniciens). Dans la vie de Barrande, on va retrouver les Tuileries, Saugues, Prague avec la bibliothèque de Strahov, la place Saint-Nicolas où se passe l’un des contes de Neruda. Ces superbes décors se prêtent à l’illustration. Je suis très reconnaissant à Claude pour son élégante mise en scène.
Marbach (Christian), Lettres et contes du Barrandien, illustrations de Claude Gondard, coédition Sabix & Presses des Ponts, mars 2020, 264 pages, 35 euros.
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