Séré de Rivières (X 1835) « Vauban » de la IIIe République
Après l’article consacré à François Haxo publié dans le numéro 752 de La Jaune et la Rouge, l’auteur présente Raymond Adolphe Séré de Rivières, un autre polytechnicien qui a marqué l’histoire militaire des fortifications au XIXe siècle : tous deux sont de dignes héritiers de Vauban, auquel ils ont été l’un et l’autre comparés !
Raymond Adolphe Séré de Rivières (Rivières au pluriel, petite commune près de Gaillac, dans le Tarn) naît à Albi en mai 1815. Il refuse son admission à Saint-Cyr dès 1833 pour approfondir ses connaissances et il réussit le concours d’entrée à Polytechnique en 1835. À la sortie, il opte pour la carrière d’officier et suit la scolarité de l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz. Il en sort sous-lieutenant en 1839, affecté à Arras, citadelle Vauban. Il avance dans l’arme du génie, de garnison en garnison dans dix affectations successives (Perpignan, Castres, Carcassonne…), entrecoupées par une campagne en Algérie puis une participation à la guerre d’Italie en 1859, où il est blessé.
Spécialiste reconnu des fortifications, il y forge son idée maîtresse d’ouvrages détachés qui s’épaulent mutuellement, dès son affectation à Toulon comme capitaine en 1843, idée approfondie à la chefferie du génie de Nice (service à créer car le comté vient d’être rattaché à la France), puis de Metz (où il fait construire quatre forts extérieurs), et en 1868 à Lyon comme directeur des fortifications. Toutes ces villes deviennent sous son impulsion des… « places fortesnbsp&».
La gloire des années 70
Lors de la guerre de 1870–1871, Séré organise la défense et parvient à maîtriser l’insurrection urbaine de la cité des Gaules, ce qui lui vaut fin octobre 1870 d’accéder aux étoiles de brigadier, à 55 ans et demi. Il part commander le génie sur le front de l’Est (du 24e corps puis de toute l’armée de l’Est après son action lors de la bataille de reconnaissance d’Arcey) : il sera interné en Suisse avec l’armée du général Bourbaki après sa retraite en Franche-Comté. Il dirige les sièges des forts d’Issy et de Vanves en commandant le génie du 2e corps des « Versaillais », leur ouvrant ainsi Paris (et sa « Commune » insurgée). Rapporteur du procès du maréchal Bazaine en 1873, jugé pour ses responsabilités dans la capitulation de Metz, il récoltera de graves inimitiés par suite de la rigueur de ses observations.
Entretemps, dès l’automne 1871, il est chargé de reconnaître la frontière italienne, puis il est nommé d’emblée au Comité de défense (instance chargée de l’organisation de la défense des nouvelles frontières de l’Est après l’amputation de l’Alsace-Moselle, instaurée en juillet 1872). Il en devient le secrétaire mi-1873 avec ses Considérations sur la reconstruction de la frontière de l’Est (déposées le 21 juin, puis adoptées à l’unanimité dudit Comité le 15 novembre). Il est logiquement nommé directeur du service du génie au ministère de la Guerre le 1er février 1874.
Il termine son Exposé sur le système défensif de la France, remis le 20 mai 1874, parallèlement à l’élaboration de la loi de programmation des fortifications du 17 juillet (avec une première tranche de 88 millions de francs dont 29 pour l’année 1874 en cours) : celle-ci est votée à l’unanimité, cas exceptionnel. Il rédigera encore trois mémoires, sur la défense des frontières du Nord (1876), sur celles du Jura et sur celles de la Haute-Savoie (les deux en 1877).
Une œuvre qui survit à son auteur
Promu divisionnaire le 4 novembre 1874 et grand officier de la Légion d’honneur en 1878, il sera démis de ses fonctions le 10 janvier 1880 à la suite d’une cabale (et mis à la retraite), mais son œuvre malgré son départ se poursuit sans fléchissement : 140 places ou ouvrages anciens modernisés, 390 neufs (dont 240 à fossés flanqués), sans compter les batteries de côte remaniées ou construites ; un total qui dépasse les 600 ouvrages, pour 450 millions de francs-or (bâtiments) à majorer de 229 millions pour leur armement ; soit sensiblement entre 16 et 17 milliards d’euros actuels, selon le taux de conversion du franc germinal retenu, mais en excluant la très délicate prise en considération de l’inflation spécifique (BTP comme armement) sur la période concernée, donc probablement une conversion par défaut.
Ces ouvrages dessinent une « barrière de fer » (selon une expression des Allemands de l’époque, en réminiscence de Vauban, alors qu’ils y adaptaient leurs teutoniques plans d’offensive). Barrière dont la construction se poursuivra sous l’appellation de « système Séré de Rivières », jusqu’à la Première Guerre mondiale, avec 16 forts supplémentaires, 138 ouvrages secondaires et des milliers de batteries, malgré la « crise de l’obus torpille » : la puissance des nouveaux explosifs, mis au point à partir de 1885, oblige à enterrer au sens premier l’armement d’un fort et à utiliser du béton armé protégé par d’importantes épaisseurs de terre pour tous les abris.
Décédé quasi octogénaire en février 1895, Séré de Rivières repose au Père-Lachaise dans un modeste tombeau portant l’épitaphe lapides clamabunt (« les pierres témoigneront », belle synthèse de son œuvre, empruntée à saint Luc, et juste prémonition de l’enfer subi par ses forts autour de Verdun). Ainsi que le qualifie Henri Ortholan, qui est l’auteur d’une thèse à son sujet et qui s’y connaît en matière de reliefs, Séré de Rivières est bien le « Vauban de la revanche ».
Le « système Séré de Rivières »
C’est une appellation d’usage, non officielle. La guerre de 1870 a montré l’obsolescence des conceptions fortifiées anciennes « à la Vauban », du fait des énormes progrès de l’artillerie, en portée (cinq voire six fois celle du XVIIIe siècle), en cadence de tir avec le chargement par la culasse, en précision grâce à l’utilisation de tubes rayés en spirale et en puissance à l’impact grâce aux obus avec des fusées percutantes. La défense consiste donc à éloigner le tir d’artillerie ennemi par des forts polygonaux enterrés, sans bastions devenus inutiles mais avec un fossé protégé par des caponnières, situés à plus d’une dizaine de kilomètres du site sensible à protéger, formant une ceinture puissante battant toute la superficie, chaque ouvrage s’épaulant avec ses voisins.
Appuyés sur des obstacles naturels entre deux places fortes : « Haute Moselle » entre Épinal et Toul, « Hauts de Meuse » entre Toul et Verdun (toutes cités en camps retranchés : le « camp retranché » est ceinturé par des forts positionnés à une distance telle que la place est censée devenir hors de portée de l’artillerie d’un corps de siège), des « rideaux défensifs » complètent à la nouvelle frontière de l’Est le dispositif. Il s’agit de freiner sinon d’empêcher l’offensive ennemie, de faciliter la mobilisation puis le déplacement des troupes, enfin de servir de départ à la contre-offensive : ce sont les trois idées forces sous-jacentes.
Sur le plan stratégique, on recherche une canalisation des percées ennemies selon des « trouées », trois passages moins défendus volontairement : Charmes entre Épinal et Toul, Stenay au sud du rideau Maubeuge-Verdun et l’Oise à son nord ; pour les bloquer par de puissants forts d’arrêt avant la contre-attaque par les flancs des armées en campagne placées en arrière et prêtes à intervenir, après leur mobilisation, quel que soit l’axe d’effort principal de l’ennemi. Ces conceptions sont répandues dans toute l’Europe : il convient de citer les contemporains de Séré de Rivières, auteurs de fortifications analogues, ‑singulièrement les généraux Brialmont en Belgique et Biehler en l’Allemagne.