Trois pianistes
Il y a des plaisirs d’infidélité et l’infidélité à l’égard d’un auteur est un innocent libertinage.
Émile Faguet, L’art de lire
Vous avez, comme tout le monde, vos interprètes préférés, souvent d’une autre époque. Vous avez décidé, une fois pour toutes, que personne, jamais, ne chantera mieux les Kindertotenlieder que Kathleen Ferrier, que Samson François a marqué définitivement de son empreinte les Ballades de Chopin, que Clara Haskil est insurpassable dans le 24e Concerto de Mozart, etc. Et puis, un jour, vous écoutez, au disque ou en concert, un musicien jouer une œuvre que vous connaissez parfaitement bien. Vous étiez d’abord méfiant, et voici que vous êtes séduit, prêt à détrôner l’une de vos idoles : en musique comme dans bien d’autres domaines, la fidélité s’étiole avec le temps.
Benjamin Grosvenor
Parmi la multitude des enregistrements des Concertos de Chopin, vous avez vraisemblablement vos préférences : Rubinstein, Samson François ou, peut-être, plus près de nous, Argerich, Zimerman. Soudain déboule dans votre univers confortable un jeune pianiste britannique, Benjamin Grosvenor, qui vient de les enregistrer avec le Royal Scottish National Orchestra dirigé par Elim Chan et c’est une révélation. Ce qui caractérise le jeu de Grosvenor, c’est la liberté. Il ne s’embarrasse pas de coller à la tradition, il joue comme il le ressent, parfois avec la délicatesse aérienne qui s’imposerait pour du Mozart, à d’autres instants comme on joue Prokofiev, piano percutant et technique d’acier. Grosvenor dépoussière ces deux œuvres du répertoire et les renouvelle complètement. On notera au passage l’excellente qualité des instruments à vent, qui jouent un rôle important dans ces deux concertos. Une révélation, un pianiste hors normes.
1 CD DECCA
Maurizio Pollini
Les trois dernières Sonates de Beethoven, les opus 109, 110, 111, ‑constituent le sommet de son œuvre pour piano. Comme dans les derniers Quatuors, on sent que Beethoven y a à la fois concentré l’art de toute une – courte – vie et lancé des pistes pour une musique nouvelle, pistes qui resteront inexplorées puisque, si l’on excepte les Variations Diabelli, l’écriture de Beethoven pour le piano s’arrêtera là. Elles sont aussi une pierre d’achoppement pour les pianistes : comment interpréter ces œuvres d’exception, qui n’ont pas d’équivalent dans la musique de Beethoven ? Là où Fazil Say, par exemple, laissait libre cours à son ressenti, Pollini , lui, essaye de coller au plus près aux intentions du compositeur, telles que des années de pratique de sa musique les lui laissent entrevoir. De cette apparente humilité, de cette fidélité à un créateur naît une interprétation qui nous semble dépasser, en puissance émotionnelle, celle de ces trois Sonates que l’on trouve dans les intégrales récentes (nous n’avons pas eu le temps de comparer à la version d’Arthur Schnabel).
1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON
Víkingur Ólafsson
Ce pianiste islandais était, jusqu’il y a peu, inconnu du grand public français. Il vient d’enregistrer un disque consacré à une mise en parallèle de Rameau et Debussy avec Jardins sous la pluie, des Préludes (Des pas sur la neige, La fille aux cheveux de lin), l’Hommage à Rameau, et de Rameau des pièces des Suites et des Concerts. Il met ainsi en évidence l’existence d’une lignée de musique française qui aura traversé les siècles, d’autant mieux qu’il dispose d’un toucher d’une exceptionnelle palette, et qu’il s’applique à jouer avec le même toucher les pièces des deux compositeurs. Écoutez successivement, par exemple, Les tendres plaintes et Des pas sur la neige : vous avez le sentiment non seulement d’une unité mais de deux pièces du même compositeur, qui aurait traversé deux siècles. Une belle alchimie, un grand plaisir d’écoute.
1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON