Trois pianistes

Trois pianistes

Dossier : Arts, Lettres et SciencesMagazine N°755 Mai 2020
Par Jean SALMONA (56)

Il y a des plai­sirs d’infidélité et l’infidélité à l’égard d’un auteur est un inno­cent libertinage. 

Émile Faguet, L’art de lire

Vous avez, comme tout le monde, vos inter­prètes pré­fé­rés, sou­vent d’une autre époque. Vous avez déci­dé, une fois pour toutes, que per­sonne, jamais, ne chan­te­ra mieux les Kin­der­to­ten­lie­der que Kath­leen Fer­rier, que Sam­son Fran­çois a mar­qué défi­ni­ti­ve­ment de son empreinte les Bal­lades de Cho­pin, que Cla­ra Has­kil est insur­pas­sable dans le 24e Concer­to de Mozart, etc. Et puis, un jour, vous écou­tez, au disque ou en concert, un musi­cien jouer une œuvre que vous connais­sez par­fai­te­ment bien. Vous étiez d’abord méfiant, et voi­ci que vous êtes séduit, prêt à détrô­ner l’une de vos idoles : en musique comme dans bien d’autres domaines, la fidé­li­té s’étiole avec le temps.


Benjamin GrosvenorBenjamin Grosvenor

Par­mi la mul­ti­tude des enre­gis­tre­ments des Concer­tos de Cho­pin, vous avez vrai­sem­bla­ble­ment vos pré­fé­rences : Rubin­stein, Sam­son Fran­çois ou, peut-être, plus près de nous, Arge­rich, Zimer­man. Sou­dain déboule dans votre uni­vers confor­table un jeune pia­niste bri­tan­nique, Ben­ja­min Gros­ve­nor, qui vient de les enre­gis­trer avec le Royal Scot­tish Natio­nal Orches­tra diri­gé par Elim Chan et c’est une révé­la­tion. Ce qui carac­té­rise le jeu de Gros­ve­nor, c’est la liber­té. Il ne s’embarrasse pas de col­ler à la tra­di­tion, il joue comme il le res­sent, par­fois avec la déli­ca­tesse aérienne qui s’imposerait pour du Mozart, à d’autres ins­tants comme on joue Pro­ko­fiev, pia­no per­cu­tant et tech­nique d’acier. Gros­ve­nor dépous­sière ces deux œuvres du réper­toire et les renou­velle com­plè­te­ment. On note­ra au pas­sage l’excellente qua­li­té des ins­tru­ments à vent, qui jouent un rôle impor­tant dans ces deux concer­tos. Une révé­la­tion, un pia­niste hors normes.

1 CD DECCA


Maurizio Pollini Maurizio Pollini

Les trois der­nières Sonates de Bee­tho­ven, les opus 109, 110, 111, ‑consti­tuent le som­met de son œuvre pour pia­no. Comme dans les der­niers Qua­tuors, on sent que Bee­tho­ven y a à la fois concen­tré l’art de toute une – courte – vie et lan­cé des pistes pour une musique nou­velle, pistes qui res­te­ront inex­plo­rées puisque, si l’on excepte les Varia­tions Dia­bel­li, l’écriture de Bee­tho­ven pour le pia­no s’arrêtera là. Elles sont aus­si une pierre d’achoppement pour les pia­nistes : com­ment inter­pré­ter ces œuvres d’exception, qui n’ont pas d’équivalent dans la musique de Bee­tho­ven ? Là où Fazil Say, par exemple, lais­sait libre cours à son res­sen­ti, Pol­li­ni , lui, essaye de col­ler au plus près aux inten­tions du com­po­si­teur, telles que des années de pra­tique de sa musique les lui laissent entre­voir. De cette appa­rente humi­li­té, de cette fidé­li­té à un créa­teur naît une inter­pré­ta­tion qui nous semble dépas­ser, en puis­sance émo­tion­nelle, celle de ces trois Sonates que l’on trouve dans les inté­grales récentes (nous n’avons pas eu le temps de com­pa­rer à la ver­sion d’Arthur Schnabel). 

1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON


Víkingur Ólafsson

Víkingur Ólafsson

Ce pia­niste islan­dais était, jusqu’il y a peu, incon­nu du grand public fran­çais. Il vient d’enregistrer un disque consa­cré à une mise en paral­lèle de Rameau et Debus­sy avec Jar­dins sous la pluie, des Pré­ludes (Des pas sur la neige, La fille aux che­veux de lin), l’Hom­mage à Rameau, et de Rameau des pièces des Suites et des Concerts. Il met ain­si en évi­dence l’existence d’une lignée de musique fran­çaise qui aura tra­ver­sé les siècles, d’autant mieux qu’il dis­pose d’un tou­cher d’une excep­tion­nelle palette, et qu’il s’applique à jouer avec le même tou­cher les pièces des deux com­po­si­teurs. Écou­tez suc­ces­si­ve­ment, par exemple, Les tendres plaintes et Des pas sur la neige : vous avez le sen­ti­ment non seule­ment d’une uni­té mais de deux pièces du même com­po­si­teur, qui aurait tra­ver­sé deux siècles. Une belle alchi­mie, un grand plai­sir d’écoute.

1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON


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