Les saluts
Comment être sauvé des menaces dues à notre condition humaine ? Rédigé pendant le confinement, cet article est une réflexion sur les saluts, c’est-à-dire les approches que les hommes adoptent pour se protéger des grandes limites de la condition humaine et se libérer en particulier de la crainte de la souffrance et de la peur de la mort. Il prend un relief singulier dans le contexte actuel de pandémie qui repose de façon forte la question des saluts.
Un salut, c’est un ensemble de réponses aux grandes questions liées à la condition humaine, en particulier celles posées par la conscience de la mort.
La question est centrale, vitale : comment trouver la joie de vivre alors que notre existence est vouée à une inéluctable disparition ? La mort, lointaine en temps normal sauf maladie ou accident, est redevenue une réalité palpable, possible dans l’immédiat. Elle se fait prégnante dès que nous mettons le nez dehors et croisons un inconnu sans masque dans la rue.
Les saluts prétendent supprimer ou au moins adoucir les peurs issues de la condition humaine. Des milliards de gens y croient encore ou voudraient y croire lorsque surviennent les grandes épreuves. Leur étude peut nous aider à prendre conscience de nos propres réponses aux questions existentielles, que celles-ci soient d’ordre philosophique, psychologique ou religieux.
L’étude des saluts se heurte cependant à deux objections courantes.
L’objection du pragmatisme
La première est d’ordre pragmatique, du genre : « La question des saluts ne m’intéresse pas. Quand ça va bien, je profite de la vie et, quand ça va mal, je résous le problème pour que ça aille mieux. Quant aux questions existentielles, c’est de la prise de tête. » Cette façon de voir est très répandue en temps normal mais, lorsque intervient un choc majeur tel qu’une catastrophe naturelle, une guerre ou l’épidémie actuelle, les philosophies, religions et autres approches de salut retroussent leurs manches pour tomber à bras raccourcis sur le pragmatique : « Malheureux es-tu, toi qui n’as pas d’autre préoccupation que de survivre ! Toi qui ne te poses pas les vraies questions et ne vas pas à l’essentiel. Toi qui n’es motivé que par le concret de ton existence ! »
L’objection scientifique
La seconde objection vient de certains scientifiques qui estiment à juste titre que les saluts reflètent des croyances sur la vie, la mort, l’existence ou non d’un Dieu, etc. Or la justesse des croyances ne peut être démontrée car ce sont, par définition, des états subjectifs dans lesquels on considère comme vraie une certaine perception du monde réel, conceptuel ou spirituel, sans pouvoir prouver cette vérité de façon absolue. Cette incapacité à prouver suscite la méfiance.
On ne peut cependant pas échapper aux croyances. Leur fabrication dans notre cerveau est inévitable car elles répondent à deux besoins essentiels : simplifier notre vision du réel d’une part, assurer notre stabilité psychique de l’autre. Pour être intellectuellement honnête et rester scientifique, il faudrait en effet percevoir la réalité dans tous ses détails et n’avancer qu’avec d’infinies précautions dans la réflexion. Or c’est impossible ! La réalité est bien trop riche et complexe ! Nous créons donc sans cesse des croyances et les classons, certaines que nous tenons pour « absolument vraies », d’autres qui sont « vraisemblables » et d’autres enfin qui ne sont que des hypothèses sujettes à caution. Exemple de croyance qui fut « absolument vraie » pendant des millénaires : le Soleil tourne autour de la Terre. Exemple de croyance vraisemblable : la pandémie va bouleverser l’économie pour longtemps. Exemple de croyance personnelle sujette à caution : « Moi, j’échapperai au coronavirus. »
“Nous créons sans cesse des croyances.”
Croyances et saluts
Les croyances nous rassurent en simplifiant notre vision du réel et en mettant les choses dans des cases, en donnant des repères. Elles s’expriment par des mots simples et globaux : « Mon fils est intelligent » – « L’X est la meilleure des écoles » – « Je suis génial… » – « J’ai raté ma vie… » – etc. Nous les exprimons sans même nous en rendre compte.
Dans le domaine des saluts, les croyances s’expriment sur le même registre simple : « Je reverrai mes proches après ma mort » – « L’épidémie a une signification » – « La vie est absurde » – « Dieu existe » – « Dieu n’existe pas », etc. Il y a des croyances spécifiquement religieuses : « Dieu est Dieu et Mahomet est son prophète » – « Jésus est ressuscité », etc. ; philosophiques : « Seul compte l’instant présent » – « La science expliquera tout un jour », etc. ; ou psychologiques : « Ce sont les gens fragiles qui s’inquiètent de la mort », etc.
Les croyances existentielles sont simples, viscérales, et on s’y accroche fortement, en particulier en cas de choc existentiel tel que la mort d’un proche, l’annonce d’une maladie fatale… ou l’épidémie actuelle. L’être humain qui se sent impuissant éprouve alors le besoin impérieux de se raccrocher à des repères et les croyances de salut lui en apportent. Elles lui disent non seulement ce qu’il faut croire pour être sauvé (croyances) mais aussi ce qu’il faut faire à cet effet (principes de vie). Pour un hindouiste, par exemple, la croyance en des réincarnations successives atténue la peur de la mort. Les principes de vie qu’il associe sont une certaine organisation sociale (castes) ainsi que des rites d’offrandes et de vénération aux dieux.
Les quatre saluts
Quatre formes majeures de salut sont à la disposition des humains de notre temps. Les approches religieuses traditionnelles croient (croyance) que le salut se trouve dans le recours à un être immatériel appelé esprit ou Dieu, supposé assurer le salut de l’homme s’il prie, fait des offrandes et adopte un comportement moral requis par la religion en question (principes de vie). Dieu ferait la promesse d’une vie éternelle après la mort, avec le paradis comme récompense des bonnes actions… ou l’enfer si la vie n’a pas été menée comme il faut. Des nuances doivent cependant être apportées à ce schéma si l’on considère non pas les religions traditionnelles mais les diverses formes de spiritualités, celles-ci s’intéressant généralement plus à la pratique du lien avec le divin qu’aux croyances religieuses proprement dites.
Certaines approches philosophiques prétendent elles aussi apporter le salut en assurant que c’est l’homme qui se sauve lui-même, grâce à sa raison. Elles croient (croyances) que l’être humain peut se libérer de la peur de la mort et des autres limites de la condition humaine par ses propres forces. Le salut consiste alors à comprendre intellectuellement qu’il est possible de dépasser les peurs existentielles. Tel est par exemple le stoïcisme qui nous dit : « Ou bien on est en vie, et dans ce cas la mort n’est pas là. Ou bien on est mort, et dans ce cas on n’est plus là. » Le principe de vie en philosophie, c’est de s’appuyer sur la raison.
L’approche par le sens affirme que tout est supportable, même la souffrance et la mort, si l’on donne du sens à ce qui arrive. La croyance, c’est que l’absurde n’existe pas et que toute circonstance de vie a une signification. Principe de vie : donner du sens.
On trouve enfin le salut par l’instant présent, une approche qui a pris de l’ampleur avec l’engouement pour les approches venues de l’Orient : bouddhisme, tao, zen. Ici, on croit (croyance) que les peurs existentielles viennent du ressassement du passé et surtout de la crainte de l’avenir. Le salut, c’est de libérer le mental de ce ressassement pour vivre dans l’ici et maintenant (principe de vie) à l’aide de techniques comme la méditation de pleine conscience.
Naissance d’un système de salut
Comment naît un système de salut ? Au départ, il y a l’immense besoin des hommes de comprendre la méchante histoire qui leur arrive : la raison de leur venue sur terre, l’alternance des joies et des souffrances, l’injustice qui fait les hommes inégaux dès leur naissance, la mort inéluctable et la grande interrogation sur l’au-delà. Les êtres humains sont donc a priori réceptifs aux saluts qu’on leur propose et c’est alors qu’un homme charismatique arrive et affirme : « Moi, je sais… »
Il enseigne ce qu’il faut croire sur le monde (croyances) et ce qu’il faut faire pour parvenir au salut (principes de vie). Sur internet, actuellement, voyantes et gourous se déchaînent pour affirmer : « Moi je sais… »
Dans le cas des religions, c’est un prophète qui assure que Dieu lui a fait une révélation sur ce qu’il faut croire et faire. Dans le cas des philosophies, c’est une intelligence hors du commun qui bâtit un modèle séduisant de compréhension du monde (Spinoza, Nietzsche, Camus, etc.) et propose des principes de vie en cohérence avec sa pensée. Le salut par le temps présent rejoint les sagesses proposées dès l’Antiquité et le salut par le sens rejoint l’expérience commune mais n’a été théorisé que depuis peu par Viktor Frankl.
Les croyances s’autorenforcent
L’attachement aux croyances est un phénomène psychique. Une fois installées dans le mental, elles fonctionnent comme des organismes vivants qui cherchent à survivre. Elles s’autorenforcent, un peu comme le mécanisme biologique qui maintient notre corps à 37 °C.
Exemple dans la vie quotidienne : ma voisine, d’habitude revêche, me lance un matin un joyeux bonjour. Méfiance ! Qu’est-ce que ça cache ? L’équation (voisine = revêche), qui est difficile à vivre mais rassurante, se trouve prise en défaut ! Mais changer d’opinion sur ma voisine, ça fatigue l’esprit… et dérange les habitudes ! Je vais donc guetter les signes qui me permettront de revenir à ma croyance initiale : voisine = revêche, quitte à guetter les comportements qui me rassureront dans ma vision du monde. Et, le jour où elle fera une mauvaise tête parce que son chat est malade, je me dirai : « Ouf ! Je savais bien que c’était une sale bonne femme. »
Un philosophe ou un scientifique rigidifie sa croyance lorsque ses hypothèses deviennent pour lui des certitudes, même si l’expérience dément la théorie qu’il a échafaudée. On pourrait dire que c’est un manque d’honnêteté intellectuelle, mais c’est en fait un processus psychique inconscient. Leibniz, Kant, Marx et tous les grands philosophes, une fois leur théorie établie, n’ont pas changé ensuite d’avis. De grands scientifiques, à la fin du XIXe siècle, tentèrent ainsi de justifier l’existence de l’éther, un fluide subtil distinct de la matière qui aurait permis de fournir ou transmettre des effets entre les corps, notamment les ondes électromagnétiques.
Changement de croyances de salut
Dans le domaine des croyances existentielles, le même phénomène se passe. Chaque religion comme chaque philosophie défendent farouchement leur pré carré en autorenforçant leurs croyances fondamentales. Individuellement, on se déclare certes tolérant (du moins dans les pays démocratiques) et on laisse parler l’autre. Mais une petite voix susurre : « Cause toujours, moi je sais que le mieux c’est… le christianisme, l’islam, le stoïcisme, le tao, la science… » Chacun reste persuadé en son for intérieur qu’il a LA vérité.
Face aux systèmes de salut, quatre voies possibles
Nous avons vu le rejet des saluts par certains pragmatiques ou scientifiques. Quatre autres attitudes sont possibles : Rester dans le salut dont on a l’habitude, en auto-renforçant ses croyances, consciemment ou pas.
Se convertir à un autre salut : religion, philosophie ou nouvelle vision fondamentale de l’existence. C’est rare : un nietzschéen devient rarement catholique, un taoïste rarement platonicien. Car un changement de croyances de salut est un séisme mental qui a parfois des conséquences concrètes importantes : imaginez un islamiste radical qui se tournerait vers le bouddhisme ou un athée notoire qui se mettrait à croire en Dieu. Toute leur vie en serait changée.
Zapper : un petit bout de christianisme par-ci, un autre de bouddhisme par-là. Croire un peu à tout, au risque d’être livré à soi-même ou au petit groupe qui pense comme soi. L’apathie et l’individualisme guettent ceux qui s’engagent dans cette voie relativiste et en mènent plus d’un au scepticisme désabusé.
S’engager dans une maturité de croyances qui consiste à accepter l’ambiguïté paradoxale entre croire et douter. On continue à croire que son propre système de salut est vrai tout en acceptant que les autres aient une autre idée de la vérité. On admet que d’autres saluts puissent interroger le nôtre pour l’approfondir : et s’ils avaient en partie raison ? Ainsi, le croyant religieux s’interrogerait-il de temps en temps : et si les athées avaient raison ? Et l’athée ferait de même : et si les croyants avaient raison ? On mettrait à l’épreuve ses croyances.
Au-delà de ces attitudes, une voie singulière se dessine également : être sauvé ne consisterait pas à fuir la mort par tous les moyens de la santé, de la sécurité ou des croyances mais à savoir discerner où est l’essence même de la vie pour qu’elle irrigue l’ensemble de son existence. En se défiant des pseudo-vies, voir ainsi la vie en toutes choses et chercher sa présence non seulement dans ce qu’elle a d’agréable mais aussi dans la mort, la souffrance et le mal.
L’article reprend en synthèse les pages centrales du livre La seconde joie de François Delivré, publié en janvier 2020 et disponible sur Amazon ou www.thebookedition.com