András Schiff, Ludwig van Beethoven, The Piano Sonatas, 10 CD ECM

Retour sur deux intégrales

Dossier : Arts, lettres et sciencesMagazine N°756 Juin 2020
Par Jean SALMONA (56)

La rela­tion entre un musi­cien et l’œuvre qu’il inter­prète va plus loin que la simple fidé­li­té. Chaque fois qu’un musi­cien inter­prète l’œuvre d’un com­po­si­teur, de nou­velles com­po­santes se font jour. Chaque nou­veau pia­no, chaque nou­vel uni­vers acous­tique, chaque nou­vel ensemble de cir­cons­tances, en même temps que le pro­grès accom­pli avec le pas­sage du temps, vont don­ner nais­sance à de nou­veaux éléments.

Fazil Say

J’ai déli­bé­ré­ment opté pour des enre­gis­tre­ments en concert public, parce que la musique de Bee­tho­ven vit de l’instant, de l’adrénaline que génère la prise de risques. Dans un enre­gis­tre­ment en stu­dio, vous pou­vez faire des pauses puis rac­cor­der les mor­ceaux. Mais pour la musique de Bee­tho­ven, c’est trop par­cel­laire, trop « cli­nique ». Sa musique a besoin de grands moments, d’instants de spon­ta­néi­té qui ne se pro­duisent qu’en concert – si vous avez de la chance.

András Schiff

Fazil Say, Beethoven : Les 32 Sonates pour piano, 9 CD WARNER

Par­mi les nom­breuses inté­grales des Sonates pour pia­no de Bee­tho­ven édi­tées ou réédi­tées à l’occasion du 250e anni­ver­saire de sa nais­sance, deux ont été citées dans cette rubrique 1 : celle d’András Schiff, enre­gis­trée en concert en quatre ans de 2005 à 2008, celle de Fazil Say, enre­gis­trée en stu­dio de 2018 à 2019. Dans les deux cas, l’ambition affi­chée des inter­prètes a été de bâtir un monu­ment pour les géné­ra­tions futures. Ils s’en expliquent tous les deux dans deux livrets où ils com­mentent chaque sonate. Il nous a paru inté­res­sant de com­pa­rer ces deux inté­grales dont les inter­prètes avaient l’un et l’autre, à l’époque de l’enregistrement, sen­si­ble­ment le même âge (une cin­quan­taine d’années). Nous avons choi­si, pour cette com­pa­rai­son, quelques-unes des sonates les plus emblématiques.

Sonate n° 8 « Pathé­tique ». La séré­ni­té domine chez Fazil Say, qui joue l’Adagio très comme devait le jouer Cho­pin et le troi­sième mou­ve­ment, Alle­gro, élé­gant et déta­ché, comme du Mozart, le tout extrê­me­ment tra­vaillé. András Schiff, lui, est de toute évi­dence ins­pi­ré, habi­té, rien moins que serein, à la limite de l’improvisation.

Sonate n° 13 « Qua­si una fan­ta­sia ». Curieu­se­ment, les deux inter­pré­ta­tions sont très voi­sines ; il est vrai que cette sonate est brillante et enle­vée, et ne se prê­te­rait guère à l’introspection.

Sonate n° 15 « Pas­to­rale ». C’est une des plus « jolies » et les deux musi­ciens la jouent de manière presque iden­tique, élé­gante et sub­tile, avec peut-être plus de carac­tère pour Fazil Say. 

Sonate n° 17 « La Tem­pête ». La dif­fé­rence entre les deux inter­pré­ta­tions est frap­pante : Fazil Say fluide et déta­ché, András Schiff inté­rio­ri­sé, presque dou­lou­reux, net­te­ment moins rapide que Say dans l’Allegretto.

Sonate n° 21 « Wald­stein ». La dif­fé­rence est la même. On pour­rait dire que le jeu de Schiff est plus « bee­tho­vé­nien » que celui de Say, mais l’on peut pré­fé­rer le tem­po enle­vé de Say dans la pre­mière par­tie du Ron­do à celui de Schiff qui se traîne un peu.

Sonate n° 23 « Appas­sio­na­ta ». Dans cette sonate ico­nique, un des blue chips de l’ensemble, les deux musi­ciens sont aus­si convain­cants l’un que l’autre, avec un tem­po plus rapide – encore – pour Say dans le Pres­to du 3e mouvement.

Sonate n° 24 « À Thé­rèse ». Les deux musi­ciens jouent de manière presque iden­tique les deux mou­ve­ments de cette pièce délicieuse.

Sonate n° 29 « Ham­merk­la­vier ». Les deux inter­prètes mettent mer­veilleu­se­ment en évi­dence, l’un comme l’autre, le carac­tère vision­naire de cette œuvre avant-gar­diste, majeure, com­plexe, qui annonce les musiques à venir et tout par­ti­cu­liè­re­ment Schu­mann et Liszt.

Les der­nières Sonates nos 30, 31, 32. Une chro­nique entière ne suf­fi­rait pas pour évo­quer ces trois pièces qui consti­tuent, avec les der­niers qua­tuors, le som­met de l’œuvre de Bee­tho­ven, tous genres confon­dus. Elles ne dépar­tagent pas les deux musi­ciens : András Schiff et Fazil Say ont, c’est évident, lon­gue­ment tra­vaillé ces musiques inef­fables et nous emmènent au nir­va­na, là où les crises sani­taires et autres de nos pauvres vies n’ont pas cours. 

Au total, deux superbes inté­grales qui confirment la maî­trise et la matu­ri­té de deux très grands inter­prètes, par­mi les meilleurs musi­ciens d’aujourd’hui.



1. La Jaune et la Rouge, février et mars 2020

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