Quatuors français rares
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones…
Arthur Rimbaud, Le Bateau ivre
Festivals, concerts, disques même : tout se passe comme si l’univers du quatuor français se limitait à quatre œuvres iconiques, les quatuors de Franck, Debussy, Ravel, Fauré. Et pourtant la période hypercréatrice 1895–1930 a vu naître des quatuors – pour ne ‑parler que de cette forme concentrée de la musique – qui sont autant de sommets de la musique tonale élaborée, à la fois savante et fluide, avec ce sens de la mesure – aucun excès de lyrisme – et cet exquis raffinement qui sont la marque du génie français.
Nous avons choisi les quatuors, tous postérieurs à celui de Debussy (1893), de quatre compositeurs majeurs de cette époque : Chausson, d’Indy, Saint-Saëns, Reynaldo Hahn.
Que les lecteurs de La Jaune et la Rouge veuillent bien nous pardonner : les enregistrements évoqués sont anciens, peut-être introuvables – pusillanimité des éditeurs et aussi des ensembles d’aujourd’hui – mais peut-être cette chronique encouragera-t-elle certains à remettre au jour ces petits chefs‑d’œuvre oubliés.
Chausson (1855−1899)
Deux mois avant sa mort stupide (mais y a‑t-il des morts intelligentes ?) dans un accident de bicyclette, Chausson s’attaquait au 3e mouvement de son Quatuor (resté in-achevé). La forme même du quatuor épurée, intimiste, force le créateur à l’introspection et à l’autocensure : chaque mesure compte. Chausson, fasciné par les quatuors de Beethoven et fidèle au souvenir de son maître Franck, cisèle une œuvre originale et forte, novatrice, quelque peu mélancolique, qui annonce curieusement le Quatuor de Fauré (1924). Écoutez le deuxième mouvement « très calme » et vous retrouverez ce bonheur ineffable, hors du temps, que vous a procuré jadis certaine cavatine beethovenienne.
Saint-Saëns (1835−1921)
Saint-Saëns, on le sait, ne se voulait pas ‑novateur et, malgré Debussy puis l’École de Vienne, est resté tout au long de sa (longue) vie fidèle à l’appareil harmonique et rythmique du XIXe siècle – tout comme Brahms. Son -Quatuor n° 1 (1899) est ainsi dans la lignée de ceux de Mendelssohn. Le second, vingt ans plus tard, est d’une autre eau : modulations subtiles, inflexions exquises, mélancolie du temps qui passe (il a 84 ans), joie extatique d’une vie épanouie et bien remplie. Écriture parfaite et émouvante d’un maître qui résume en une pièce de 23 minutes toute une existence (dans un coffret avec des pièces pour violon et piano).
2 CD APEX
Vincent d’Indy (1851−1931)
Complètement oublié aujourd’hui, ce ‑compositeur prolifique – et aux choix politiques discutables – a dominé la scène et les institutions musicales parisiennes pendant des décennies. Dans l’album qui rassemble son Sextuor et ses trois quatuors – tous trois foisonnants de créativité, merveilleusement écrits – penchons-nous sur le 3e Quatuor écrit à 78 ans. Tout y est pour faire de cette pièce une des œuvres majeures du répertoire ; et nous pouvons avouer sans fausse honte la préférer à deux blue chips : les quatuors De ma vie de Smetana et Lettres intimes de Janáček. Thèmes complexes délicieusement mélodiques, modulations subtiles, architecture élaborée et, par–dessus tout, cette capacité rare d’émouvoir et de faire rêver à laquelle peu de musiques peuvent prétendre.
2 CD CALLIOPE
Reynaldo Hahn (1875−1947)
Cet « instrument de musique de génie » qui s’appelle Reynaldo Hahn étreint tous les cœurs, mouille tous les yeux, dans le frisson d’admiration qu’il propage au loin et qui nous fait trembler.
Marcel Proust
L’œuvre foisonnante de ce compositeur ‑mondain, étranger à toute école, ne se réduit pas à l’opérette Ciboulette et à quelques ‑mélodies. Ses deux quatuors (1939) résument bien son art poétique : procurer avant tout à l’auditeur un plaisir sans mélange mais un plaisir élitiste. Thèmes exquis, modulations à faire fondre le critique le plus sévère, une musique sensuelle – écoutez le mouvement Posément du Quatuor en fa – qui constitue peut-être l’apogée de la musique de chambre du XXe siècle (avec le Quatuor de Ravel et le Sextuor qui ouvre Capriccio de Richard Strauss). On trouvait naguère ces deux quatuors et le Quintette pour piano et cordes dans un coffret avec des pièces de Roussel.
2 CD NAÏVE
Il ne reste plus qu’à espérer qu’un éditeur courageux décide d’explorer ce trésor enfoui que constitue la musique française oubliée des années 1890–1950, pour le plus grand bonheur des vrais amoureux de la musique – car c’est bien d’amour qu’il s’agit.