Agréables dispersions
Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c’est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m’éparpille…
Aragon, Le Roman inachevé
S’éparpiller : c’est bien ce à quoi est condamné aujourd’hui l’amateur de musique. Aux heures de grande écoute, particulièrement de 7 à 9 le matin, on peut entendre à la radio au mieux des mouvements isolés mais jamais un quatuor ou un concerto dans son intégralité. Encore heureux si la diffusion n’est pas interrompue par un journaliste en mal de bavardage. C’est que l’honnête homme du xxie siècle est réputé ne pas pouvoir supporter plus de quelques minutes – de musique, de lecture, d’exposé – sans avoir envie de « zapper » (on pourrait le dénommer homo zappiens). Les éditeurs et les organisateurs de concerts s’alignent, du reste, si l’on excepte quelques rares intégrales. On songe avec nostalgie à tel festival de piano de Provence où l’on pouvait entendre naguère, en un après-midi, les 5 concertos de Prokofiev ou les 3 concertos de Bartók…
Aussi, le lecteur de cette chronique ne nous en voudra pas de disperser son attention, ce mois-ci, entre des enregistrements disparates et peu orthodoxes : au moins devraient-ils susciter son intérêt.
Grand Écran
Les musiques de film ne sont plus inséparables des images qu’elles accompagnent et on peut aujourd’hui entendre les meilleures d’entre elles au concert, généralement par des orchestres symphoniques. Trois excellents musiciens de l’école russe, qui constituent l’Ensemble Triptikh (piano, violon, violoncelle), ont entrepris d’enregistrer, sous le titre Grand Écran, des transcriptions pour trio de certaines des musiques de film les plus emblématiques d’Ennio Morricone, Lalo Schifrin, Astor Piazzolla, John Williams et bien d’autres. Résultat étonnant : ces musiques se suffisent à elles-mêmes sans avoir besoin que nous revivions, en les écoutant, des scènes de Cinema Paradiso ou Mission impossible. Il faut dire que les transcriptions sont réalisées avec beaucoup de soin et aussi d’originalité. On attend désormais que nos trois musiciens se penchent sur des partitions plus anciennes, des films des années 1930–1960, une mine de découvertes potentielles.
The Messenger
Sous ce titre, Hélène Grimaud organise un dialogue entre trois œuvres de Mozart – les Fantaisies en ut mineur et ré mineur et le Concerto n° 20 (avec la Camerata Salz-burg) – et cinq pièces du compositeur ukrainien contemporain Valentin Silvestrov. Cet appariement est rien moins qu’aléatoire. Les cinq pièces de Silvestrov – quatre pour piano et cordes, une pour piano solo – sont des évocations de Mozart, ou plus précisément des réminiscences oniriques d’œuvres de Mozart, qui sollicitent notre mémoire, « À la recherche de Mozart perdu » en quelque sorte. On pouvait craindre le pire : c’est une réussite. Il faudra suivre de près la production de Silvestrov.
Glass – Labèque
Philip Glass peut exaspérer, avec ses séquences d’abord identiques à elles-mêmes puis légèrement différentes, etc., procédé qui l’a établi solidement sur la scène musicale contemporaine. Au moins sa musique répond-elle au goût d’un public. La Suite pour deux pianos que viennent d’enregistrer les sœurs Labèque, tirée de l’opéra Les Enfants terribles de Glass d’après le roman de Cocteau, est d’une tout autre eau. D’abord, cette Suite n’abuse pas du procédé répétitif cher à Glass. Mais, surtout, c’est du grand piano, qui rappelle par moments Prokofiev mais qui a son originalité. Et l’énergie des sœurs Labèque, leur mise en place rigoureuse, sont irremplaçables. Même si Glass vous laisse souvent sceptiques, vous aimerez Les Enfants ‑terribles.
1 CD Deutsche Grammophon
Philippe Souplet à Tokyo
Notre camarade Philippe Souplet (85) n’est plus seulement un très bon jazzman amateur : il est aujourd’hui un grand professionnel du jazz, un des maîtres du piano stride ; mais cette appellation, qui caractérise une parfaite mise en place et un rythme binaire implacable, ne suffit pas. Les recherches harmoniques d’une extrême subtilité auxquelles il se livre rendraient jaloux Gershwin, Billy Strayhorn, Bill Evans et même Art Tatum dont il s’inspire. En témoigne un enregistrement « live » réalisé au Japon avec l’excellente chanteuse Sonya Pinçon, consacré aux influences croisées du jazz américain et de la chanson française. Écoutez Tourbillon mondain, la « version française » de Lush Life, le chef‑d’œuvre de Billy Strayhorn. Écoutez Girl Talk, la « version américaine » de Dansez sur moi de Claude Nougaro. Du grand jazz, une rigueur toute française, un plaisir raffiné.
1 CD psouplet@wanadoo.fr