Trois villes, trois musiques
Combien de villes ne se sont-elles pas ouvertes devant moi au cours des marches avec lesquelles je partais à la conquête de livres.
Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque
Rome – Ottorino Respighi
Respighi (1879−1936) fait partie de ces compositeurs du tournant des deux siècles précédents, qui ont connu la révolution debussyste et celle de l’École de Vienne mais dont la musique est restée résolument tonale, tout comme celle de Richard Strauss. Aussi, leur créativité s’est focalisée sur la couleur orchestrale. C’est bien le cas pour Respighi, dont le but ultime est en outre non de faire réfléchir l’auditeur mais de lui faire plaisir, un plaisir au premier degré pour le profane, un plaisir raffiné pour celui qui se plaît à analyser les subtilités de l’orchestration.
La musique de Respighi est indissociable de la ville de Rome ; les Pins de Rome, les Fontaines de Rome font partie des six œuvres enregistrées par Riccardo Chailly à la tête du Philharmonique de la Scala. Sur le même disque figurent, avec les Danses antiques et airs pour luth, démarcage agréable de musiques baroques, trois pièces plus « pures » : l’Aria pour cordes, la Légende pour violon et orchestre et Di Sera, adagio pour deux hautbois et orchestre, qui témoignent que Respighi aura été, comme Samuel Barber dont il est parfois proche, un des compositeurs importants du XXe siècle.
Vienne – Franz Schmidt
Comme vous l’ignoriez sans doute, Franz Schmidt (1874−1939), exact contemporain de Respighi, aura été une des figures majeures de la Vienne musicale, de la mort de Mahler (1911) à l’Anschluss (1938). L’occasion de découvrir sa musique vous est donnée par un album qui réunit ses quatre Symphonies, enregistrées par Paavo Järvi à la tête de l’Orchestre radiosymphonique de Francfort.
On ne s’étendra pas sur la 1re Symphonie, œuvre de jeunesse (1902) qui rappelle trop Schubert et Brahms. Ensuite, de la 2e Symphonie à la 4e, c’est une constante progression de l’ambition orchestrale, avec des architectures de plus en plus complexes, des orchestrations de plus en plus fouillées. Bien sûr, les influences de Mahler, Strauss et même Wagner sont omniprésentes mais non dominantes. Mais pour la 4e Symphonie, La Mer de Debussy n’est pas loin. Au total, une musique originale, forte, séduisante, injustement méconnue et qui mérite amplement la découverte.
Berlin – Ella Fitzgerald
Avec sa rigueur, son professionnalisme, sa constante prise de risques – seule en scène accompagnée par une simple section rythmique (piano, basse, batterie), évidemment sans électronique – Ella Fitzgerald est plus proche de l’interprète de lieder que des chanteurs d’aujourd’hui et de leurs énormes machines avec accompagnements préenregistrés, qui ne laissent guère de place à l’intervention humaine.
Petit miracle : on vient de retrouver l’-enregistrement inédit du concert du 25 mars 1962 à Berlin, dans le cadre des tournées JATP (Jazz at the Philharmonic) de Norman Granz que connaissent bien les aficionados du jazz, et il est édité sous le titre The lost Berlin tapes. On y trouve des classiques comme Summertime, l’ultracélèbre Mack the Knife avec ses montées successives d’un demi-ton, Someone to watch over me, le poignant Angel Eyes. Parfaite honnêteté : Ella expose d’abord le thème tel qu’il est écrit, et ce n’est que dans un chorus ultérieur qu’elle varie. En outre, elle commence, lorsque c’est le cas comme dans Someone to watch over me des frères Gershwin, par le couplet chanté rubato, ce que ne font jamais les chanteuses de jazz, et qui est pourtant indispensable pour comprendre les paroles du refrain.
Au total, Ella Fitzgerald se révèle telle qu’elle est : une irremplaçable chanteuse de jazz, une grande chanteuse classique.