L’industrie au cœur des territoires
Négligée dans les années 2000, l’industrie est indispensable tant à notre prospérité économique qu’à notre cohésion sociale et territoriale. Elle devient indissociable des services qu’elle intègre ou dont elle est le support. Elle doit être à la fois compétitive et attractive, respectueuse de ses salariés et de l’environnement. Elle se nourrit des ressources de son territoire et contribue en retour au développement de celui-ci.
Après les errements des années 2000, au cours desquelles la production était considérée comme une activité dépassée, à sous-traiter aux pays émergents pour mieux se concentrer sur les services à haute valeur ajoutée, il est devenu évident qu’il ne pouvait y avoir d’économie prospère sans industrie. D’abord parce qu’on ne peut concevoir longtemps des produits que l’on ne fabrique plus, mais aussi parce que l’industrie est un facteur essentiel de cohésion sociale et territoriale. Cohésion sociale, car l’industrie offre des salaires de tous niveaux (et en moyenne supérieurs à ceux des services). Il est possible d’y progresser, d’y faire carrière en améliorant ses qualifications et en prenant plus de responsabilités, tandis que les emplois des services sont plus souvent polarisés entre des travaux très qualifiés confortablement payés, d’une part, et d’autre part des postes ne demandant pas beaucoup de formation, payés au Smic, même s’ils sont souvent exigeants, présentant peu de perspectives d’évolution. Cohésion territoriale, car l’industrie est souvent située dans des villes moyennes ou à leur périphérie, tandis que les services haut de gamme tendent à se concentrer dans les métropoles. C’est pourquoi les pays qui ont laissé décliner leur industrie, comme les États-Unis, le Royaume-Uni (même l’ancienne Allemagne de l’Est), ont laissé au bord du chemin de nombreux travailleurs et des territoires sinistrés. Cette catastrophe a contribué aux votes en faveur de Trump ou du Brexit, et chez nous en faveur des partis isolationnistes, hostiles à l’intégration européenne.
La relance de l’industrie
La relance de l’industrie sur notre territoire, que le rapport Gallois appelait de ses vœux dès 2012, est donc devenue une priorité. Diverses mesures gouvernementales et le dynamisme des industriels rassérénés ont permis d’enrayer le déclin. Depuis 2017 et jusqu’à la crise de la Covid, l’industrie se redéveloppait sur notre territoire, les ouvertures de sites dépassaient les fermetures, l’emploi dans l’industrie progressait. Bien sûr, les emplois et les sites créés aujourd’hui sont différents de ceux perdus hier. L’industrie qui renaît en France sert à assurer le soutien matériel d’une offre de fonctionnalités combinant produits et services. Elle fabrique et installe par exemple l’infrastructure et les équipements de l’industrie des télécommunications, indispensables à la plupart des services et au télétravail. Elle produit les véhicules nécessaires à une mobilité intermodale, qui ne sont pas systématiquement la propriété de leur conducteur… La société hyperindustrielle qu’a décrite Pierre Veltz repose sur beaucoup d’industrie, mais une industrie qui consomme et coproduit beaucoup de services, pour autant que séparer les objets matériels des services auxquels ils contribuent ou qui permettent leur utilisation ait encore un sens.
“Depuis 2017 l’industrie se redéveloppait
sur notre territoire.”
L’industrie qui renaît en France est aussi plus automatisée, plus productive, mobilisant une main‑d’œuvre qualifiée et permettant de la payer à son prix. Les tâches répétitives ou pénibles y sont effectuées par des machines ou des robots, tandis que les humains qui pilotent la production doivent disposer de plus d’autonomie pour réagir à des situations inhabituelles ou les anticiper. Ils doivent comprendre l’ensemble du processus et jouent un rôle majeur dans sa définition et ses transformations. De même que les produits sont désormais conçus en étudiant l’expérience de leur utilisateur, leur processus de fabrication doit désormais prendre en compte l’expérience du producteur. Ce design du travail® est encore largement en émergence. On se référera à cet égard avec profit à l’ouvrage : F. Pellerin et M.-L. Cahier Organisation et compétences dans l’industrie du futur, vers un design du travail ? La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, 2019.
La baisse des emplois, un phénomène complexe
L’industrie manufacturière regroupe aujourd’hui entre 350 et 400 millions d’employés dans le monde. C’est peu au regard du total des emplois mondiaux. Depuis 2011, la Chine est devenue le premier producteur en volume, mais en valeur ajoutée par tête elle reste loin derrière la Suisse, pays le plus industrialisé de la planète, et les grands pays développés.
En France, l’emploi manufacturier a connu son point culminant en 1956, durant les trente glorieuses. Depuis lors, il a fortement régressé, en raison de trois facteurs : le plus ‑important est celui des gains de productivité incessants, liés à l’automatisation et à la rationalisation des processus ; le deuxième est l’externalisation des nombreuses activités de services précédemment intégrées dans le périmètre manufacturier (cet effet a été surtout sensible dans la décennie 1990) ; le troisième est celui des pertes de marché liées au commerce international et aux déficits de compétitivité.
Ce dernier facteur affecte notre balance commerciale, devenue déficitaire pour les biens manufacturés depuis 2005. En 2008, l’industrie française comptait 3,1 millions de salariés. La crise de 2008–2009 a durement touché le secteur. Mais il faut souligner que les pertes d’emplois consécutives à la crise résultaient plus de l’arrêt des créations nouvelles d’emplois que de l’accélération des destructions. Il est essentiel aussi de voir que l’érosion des emplois n’est pas un mouvement homogène de repli général.
Entre 2007 et 2017, l’industrie a perdu 435 000 emplois, en solde global. Énorme saignée. Mais, si l’on fait un zoom géographique, on voit que durant cette même période 1 800 communes ont créé 180 000 emplois (d’après Laurent Davezies).
Dans la crise, l’industrie se renouvelle. À partir de 2017, on note une embellie : un solde redevenu globalement positif, plus d’ouverture d’usines que de fermetures (d’après Trendeo). Malheureusement la Covid vient interrompre cette reprise…
Un autre rapport au territoire
L’industrie qui renaît explore aussi des rapports différents avec son territoire. Après une période où des entreprises opportunistes se localisaient là où elles trouvaient l’environnement le plus accueillant (infrastructures, main‑d’œuvre qualifiée et bon marché, proximité des marchés…), mais le quittaient dès qu’elles trouvaient mieux ailleurs, des entreprises de plus en plus nombreuses agissent pour développer les ressources de leur territoire et favoriser la construction d’un écosystème fertile et offrant une bonne qualité de vie (voir l’ouvrage :
E. Bourdu, C. Dubois et O. Mériaux L’Industrie jardinière du territoire, comment les entreprises s’engagent dans le développement des compétences, La Fabrique de l’industrie, Presses des Mines, 2014). De telles entreprises « jardinières du territoire » peuvent contribuer à la qualité de la formation, notamment professionnelle, à l’apprentissage, à l’insertion. Elles peuvent multiplier les collaborations avec le tissu de recherche local, se fournir localement lorsque c’est possible, faire bénéficier leurs fournisseurs et sous-traitants de leurs savoir-faire organisationnels et techniques et les aider à « monter en gamme ». Elles peuvent ouvrir leurs portes pour être mieux connues et appréciées des habitants proches, susciter l’intérêt des jeunes trop souvent ignorants de la réalité de leurs métiers. Leur dialogue avec les parties prenantes dont les riverains rend leur présence plus acceptable, voire désirable.
“Une concurrence
entre écosystèmes territoriaux.”
Des dispositifs publics récents comme les « territoires d’industrie » ou les « territoires d’innovation de grande ambition » ou plus anciens comme les « systèmes de production locaux » ou les « pôles de compétitivité » encouragent les initiatives collectives, qui permettent à un territoire d’identifier et de saisir des opportunités adaptées à ses spécificités, qu’il s’agisse de tirer le meilleur parti de son positionnement existant (l’électronique à Grenoble, par exemple) ou de redéployer les compétences locales vers de nouveaux débouchés ou de construire de nouvelles ressources. Ainsi, naguère, les industriels de la région de Nogent ont décidé de s’appuyer sur leur savoir-faire d’usinage de précision et de traitement des matériaux pour se spécialiser dans les biomatériaux et les prothèses médicales. Aujourd’hui 35 % des implants orthopédiques vendus sans le monde sont fabriqués par une cinquantaine d’entreprises du sud de la Champagne. De leur côté, les sous-traitants de l’aéronautique de la région de Toulouse découvrent que leur savoir-faire en aérodynamique et conception de turbines peut permettre de faire progresser les technologies des énergies éoliennes.
Industrie ou hyperindustrie ?
Une idée courante est que serions entrés dans une époque postindustrielle. Il est vrai que la chute de l’emploi industriel (et agricole) a fait basculer massivement le salariat du côté des services, globalement moins productifs, moins rémunérés, moins considérés, plus atomisés. La globalisation aidant, le couplage historique entre gains de productivité et salaires s’est rompu, les classes moyennes construites autour des personnes qualifiées de l’industrie s’effritant et peinant à se renouveler autour des salariés, plus précaires et moins organisés, des services. Cela dit, considérer que notre société est postindustrielle, sous le prétexte que les usines sont de plus en plus vides d’hommes, est à peu près aussi pertinent que de considérer que nous serions entrés dans une société postélectrique au motif qu’il n’y a plus grand monde dans les centrales ! En réalité, la frontière entre services, industrie et numérique est de moins en moins pertinente. D’abord, si l’on prend une vue complète des chaînes de valeur de l’industrie, en comptant les services amont et aval à la fabrication, on double grosso modo le volume d’emplois. Ensuite le monde des services ne cesse de s’industrialiser, en adoptant les normes du monde manufacturier. Enfin le commerce international, longtemps centré sur les biens manufacturés, fait une place croissante aux services. Et surtout les industriels adoptent de plus en plus des modèles d’affaires « serviciels », en vendant des fonctionnalités, des usages et non plus des objets. Ce passage d’une économie des objets à une économie des usages constitue potentiellement une mutation essentielle, notamment sous l’angle écologique.
La leçon de la crise sanitaire
Plus récemment, la crise sanitaire a montré l’importance d’un territoire pour la résilience d’un pays. Au-delà des stocks nécessaires pour affronter immédiatement les urgences, des entreprises ont su redéployer leur outil de production pour fabriquer des équipements de protection ou des respirateurs. En revanche, notre dépendance à quelques fournisseurs pour la fabrication de principes actifs de médicaments a conduit à préparer la localisation sur le territoire européen de capacités de production. La concurrence entre entreprises fait place maintenant à une concurrence entre écosystèmes territoriaux. L’industrie participe à l’harmonie et à la prospérité de son territoire, se nourrit de ses ressources et contribue à les développer.