Romans-sur-Isère, ou l’espoir d’un renouveau productif pour les villes moyennes ?
Depuis plusieurs décennies, les villes industrielles de taille moyenne sont fragilisées socio-économiquement par la mondialisation, la désindustrialisation, la métropolisation et le retrait d’une partie des services publics. Quelles leçons pouvons-nous tirer de l’exemple de Romans-sur-Isère ?
Dans le même temps que les villes industrielles de taille moyenne étaient fragilisées, les politiques urbaines, régionales et industrielles se sont concentrées de façon croissante sur les métropoles, considérées comme les moteurs de la croissance. Le mouvement des Gilets jaunes et la crise sanitaire actuelle ont suscité un regain d’attention pour les villes moyennes, dont l’avenir est crucial au regard de la cohésion sociale et territoriale. Romans-sur-Isère est emblématique des villes moyennes en difficulté. Ayant à la fois subi la désindustrialisation, la désertification et la paupérisation de son centre-ville, elle fait partie de ces villes que l’on avait sans doute trop rapidement condamnées sur l’autel de la mondialisation. Or elle semble renaître depuis quelques années.
REPÈRES
À Romans-sur-Isère, l’industrie de la chaussure apparaît dès le milieu du XIXe siècle grâce à la combinaison de plusieurs facteurs : proximité immédiate des tanneries, main‑d’œuvre disponible à la suite des crises sectorielles, arrivée du chemin de fer, innovations techniques, etc.
Malgré les crises économiques, la ville s’affirme progressivement comme la capitale internationale de la chaussure de luxe. Après la Seconde Guerre mondiale, le commerce de la chaussure atteint son apogée. Le nombre d’ateliers augmente et l’industrie locale produit 12 % de la valeur des chaussures produites en France. L’entreprise Charles Jourdan devient une référence mondiale de la chaussure féminine !
Jusqu’aux années 1970, le mouvement de concentration des entreprises n’empêche pas l’augmentation du nombre d’emplois et du nombre d’acteurs indirects dans ce secteur. Ainsi, en 1983, plus de la moitié des habitants de Romans-sur-Isère vivent encore de l’industrie de la chaussure.
Au royaume déchu de la chaussure !
Les premières difficultés économiques apparaissent dans les années 1960 depuis la fermeture des entreprises de taille moyenne, jusqu’aux fermetures de Charles Jourdan et Kélian, les deux grands employeurs de la région, dans les années 2000. Plusieurs raisons expliquent ce déclin, parmi lesquelles la concurrence internationale, les départs à la retraite des dirigeants, les rachats par des investisseurs étrangers… Le déclin de l’emploi dans la fabrication de chaussures est sévère, passant de 1 400 en 1993 (soit 9,5 % de l’emploi salarié privé du bassin d’emplois) à moins de 200 en 2007 (soit 1,0 % de l’emploi salarié privé).
Les formations locales liées à la chaussure (coupe, assemblage, patronage, bureau d’études, couture) ferment leur porte en 1999. Au fil des années, la crise industrielle est devenue une crise sociale et territoriale. Pour faire face aux difficultés économiques et sociales, le bassin de vie de Romans-sur-Isère s’est progressivement orienté vers une diversification, tant industrielle que commerciale.
« Au fil des années, la crise industrielle est devenue une crise sociale et territoriale. »
Après 1990, l’essor de la maroquinerie de luxe, grâce à la présence d’ateliers de sous-traitance ou appartenant directement à des marques de luxe (Vuitton, Hermès), situés au nord de Romans, contribue au réemploi d’un grand nombre d’anciens ouvriers de la chaussure et au maintien de l’industrie du cuir dans la région (fournisseurs de matières premières, de dentelles, de machines-outils, etc.). Parallèlement, les entreprises de la chaussure et du cuir réorientent leur activité et diversifient leurs débouchés. L’industrie agroalimentaire continue à se développer par la promotion de spécialités locales (ravioles, pognes). À cela s’ajoute, à la fin des années 1990, un soutien de la diversification par l’aménagement de la zone économique de Rovaltain à proximité de la gare TGV et l’ouverture de Marques Avenue, un centre commercial de premier plan avec 90 magasins qui attirent environ 1,5 million de visiteurs par an.
Aujourd’hui, le territoire a une économie diversifiée, avec un poids prépondérant du commerce (14,5 %). L’agriculture a su conserver une place importante. Grâce à l’automobile, aux combustibles nucléaires, à l’énergie, à l’aéronautique et à l’agroalimentaire, l’industrie se développe à nouveau. Mais l’apparente diversification ne doit pas occulter les difficultés socio-économiques qui subsistent. Le taux de chômage est toujours plus élevé dans la ville qu’à l’échelle de la zone d’emploi (qui se situe autour du niveau national), respectivement 16,0 % et 11,5 %. L’écart est encore plus important si l’on regarde le taux de chômage des ouvriers : 25,0 % dans la ville contre 18,5 % à l’échelle de la zone d’emploi.
Le taux de pauvreté reste également très élevé, en particulier dans le centre-ville, entraînant une forte ségrégation sociospatiale et une part élevée de la population de Romans-sur-Isère qui vit dans des quartiers prioritaires. La situation socio-économique locale reste fragile, l’image de la ville et son attractivité sont toujours à consolider.
Actions locales et renouveau productif
Dans ce contexte difficile, une succession de mesures engagées par les acteurs locaux, privés et publics, avec le soutien de l’État, est en train de faire bouger les lignes. En 2006, sous le choc des fermetures de Charles Jourdan et Kélian, le gouvernement français met en place un « contrat de site ». Une importante manne financière est déversée, soutenant une grande variété d’actions : par exemple, l’extension et l’aménagement de parcs d’activités économiques, la création d’une plateforme de reclassement des salariés, ou encore l’encouragement des entreprises du secteur cuir-chaussure à travailler en synergie.
À la suite de ce contrat de site, le premier Pôle territorial de coopération économique (PTCE) créé en France voit le jour à Romans-sur-Isère en 2007. En fait Romans, sous l’impulsion d’un entrepreneur social (Christophe Chevalier, dirigeant de l’entreprise Archer), a servi de prototype pour ce nouvel « objet ». Baptisé Pôle Sud Archer, il est labellisé en 2014. Il rassemble plus de 25 organisations (entreprises sociales et représentants de réseau, entreprises et groupements d’entreprises, collectivités locales et partenaires locaux de l’emploi, de la formation et des services aux salariés), la plupart sur un même site…
“Le premier Pôle territorial de coopération économique en 2007.”
En 2008, en achetant une ligne de production à l’entreprise Jourdan, Archer, au départ pilier local de l’économie sociale par ses activités d’insertion par l’activité économique, crée Made in Romans, qui sous-traite la production de grandes marques et produit en son nom propre. Made in Romans emploie actuellement une dizaine de personnes, mais a attiré depuis son lancement plusieurs entrepreneurs qui ont créé, par exemple, Insoft en 2012 (bottines légères puis baskets) ; 1083 en 2013 (jeans puis baskets) ; Milémil en 2014 (chaussures de football) ; Soulier français en 2015 (production pour une autre entreprise plus importante et offre d’une plateforme multiservice pour les créateurs indépendants) à Romans-sur-Isère ou à proximité.
En 2016 a été lancée l’expérimentation appelée Start-up de territoire, pour soutenir des projets entrepreneuriaux dans des secteurs variés : énergie, transport, agriculture, économie circulaire, etc. Cette initiative s’appuie sur des soirées créatives où plusieurs centaines de personnes ont fait émerger une centaine d’idées, se traduisant in fine par une quinzaine de projets régionaux de création d’entreprise. En 2018, 1 500 participants se sont réunis pour proposer des idées innovantes de services ou d’entreprise.
Les premiers groupes de travail ont été lancés. Plus de dix autres villes françaises ont essayé de développer la même dynamique et ont organisé des soirées créatives pour promouvoir un nouvel esprit d’entreprise local, parfois en partenariat avec des entrepreneurs européens, comme en Alsace. Ainsi la dynamique de Romans essaime et intéresse de plus en plus les réseaux et acteurs internationaux. En 2019, la communauté urbaine de Valence-Romans, l’entreprise sociale Archer et l’université Grenoble Alpes ont répondu à l’appel Territoires d’innovation. Cet appel à projets national visait à développer des démonstrateurs locaux d’innovation favorisant un développement territorial plus durable. Valence-Romans fait partie des 24 lauréats français et reçoit à ce titre une subvention de 7,5 millions d’euros.
Les leçons d’un succès
Qu’apprendre de Romans-sur-Isère ? Sa trajectoire montre que l’innovation sociale (autant et plus que l’innovation technique) et la capacité de coopération entre acteurs locaux peuvent remettre en mouvement des territoires, au-delà des supposés déterminismes du déclin. Il est intéressant de souligner que cette dynamique ne se démarque pas de l’histoire industrielle de la ville. Au contraire, elle s’en inspire. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un simple modèle endogène fondé sur un système industriel local. Romans-sur-Isère a su habilement nouer des liens avec l’extérieur par le biais de partenariats privés, de financements publics ou de réseaux nationaux et internationaux. Les acteurs privés et publics semblent savoir comment maximiser cette combinaison entre moteurs endogènes et exogènes qui caractérise, dans notre société en réseau, le développement territorial. L’exemple met en évidence un certain nombre d’atouts de la ville moyenne.
Dans le contexte de transition écologique que nous vivons, la compacité sociale et spatiale du système urbain local permettant de vivre et de travailler à proximité est un de ces atouts. La proximité entre acteurs (publics et privés) est essentielle. On se croise, on se connaît, on échange… faisant naître de nouvelles formes de coopération, de coordination et d’innovation sociale. Un élan partagé peut alors aimanter les énergies dans une même direction.
Romans-sur-Isère n’est pas sortie des difficultés. Bien des défis restent à relever. Mais l’essentiel est d’avoir renversé la spirale du déclin et recréé des attentes positives. En ce sens Romans illustre bien la créativité remarquable que l’on rencontre aujourd’hui au niveau local, qui est parfois empreinte d’un certain localisme et qui contraste avec la morosité nationale. Et le territoire montre aussi que le moteur du développement est davantage à chercher du côté de la sociologie des acteurs que du côté des variables strictement technico-économiques.