Quand des entreprenants réveillent les territoires
Face au recul de l’État, des « entreprenants » se saisissent d’opportunités nouvelles pour lancer des projets originaux. Pour appuyer cette dynamique locale, il reste à inventer de nouvelles relations entre le « haut » et le « bas », entre « Paris » et les « provinces ». Voici deux cas exemplaires.
L’État devenant progressivement impécunieux et distant, des territoires s’organisent pour lancer des projets, en recueillant des aides de l’État, des régions, des départements ou de l’Europe. Adrien Zeller, président de la région Alsace, a ainsi pu dire en 2000 après avoir analysé l’évolution de sa région : « Il n’y a pas de territoire sans avenir, il n’y a que des territoires sans projet. » Lancer un projet pour le territoire est une aventure entrepreneuriale d’un genre particulier puisque les porteurs du projet ne sont pas animés par la recherche du profit, mais par la quête d’un intérêt collectif. C’est ce que j’ai déjà appelé un entreprenant dans La Jaune et la Rouge (n° 708). Deux exemples vont montrer l’originalité des initiatives qui peuvent fleurir « du bas » avant de se demander ce que le « haut » peut en faire : Figeac et Les Mureaux.
REPÈRES
Pour la Révolution française, l’État est le gardien de l’intérêt général. La loi Le Chapelier a ainsi supprimé en 1791 les corps intermédiaires au profit du dialogue direct entre le citoyen et l’État. En 1848, la devise de la République s’enrichit du terme de Fraternité, et apparaissent à cette époque les sociétés de solidarité ou d’encouragement et les expériences mutualistes pour suppléer aux carences de l’État dans sa prise en charge des intérêts des citoyens. Pendant les trente glorieuses s’affirme le rôle de l’État providence, puis apparaissent les premières lois de décentralisation pendant la présidence de François Mitterrand. Le partage de la prise en charge de l’intérêt général s’accentue avec le rôle croissant des associations pour prendre en charge divers problèmes comme l’exclusion, le mal-logement, les échecs scolaires, la solitude, etc.
La longue patience des Fermes de Figeac
Aux confins du Lot et du Cantal, le territoire agricole de Figeac s’est délité au fil des ans : isolement géographique, développement de filières agro-industrielles au détriment des petites exploitations, départ des jeunes. Refusant le fatalisme, des agriculteurs créent la coopérative Fermes de Figeac en 1985, qui demande quelques années plus tard à deux jeunes ingénieurs de l’aider à identifier les ressorts du changement. L’étude montre que les enfants d’agriculteurs aimeraient rester au pays et leurs parents les y garder, à condition qu’ils aient une qualité de vie décente. Elle note aussi que les habitants s’identifiaient en creux comme n’étant ni du Cantal ni du Lot, ce qui ne créait pas une forte identité. Il a fallu vingt-cinq ans pour arriver à ce qu’ils disent : « On est du pays de Figeac » et qu’ils se sentent des acteurs engagés.
Valoriser la production locale
Les initiatives se sont succédé pour donner corps à cette idée de pays de Figeac. En 1995, des agriculteurs produisaient du yaourt, d’autres de la saucisse fraîche ou autres spécialités fermières, et la coopérative a ouvert un espace de produits régionaux à Figeac. Il fait aujourd’hui un chiffre d’affaires de 3 millions d’euros à Figeac et 6 millions avec quatre magasins dans les environs. Une filiale a été créée pour développer le concept d’espace de produits régionaux. En 2000, lors de la crise de la vache folle, des agriculteurs se rendent compte que, dans les rayons viande des grandes surfaces, rien ne provient du territoire. Ils poussent la coopérative à créer sa propre boucherie. Grâce au réflexe d’appropriation des produits du territoire par les consommateurs, elle emploie désormais onze bouchers, qu’elle a formés elle-même en leur faisant passer des CAP. En 2003, elle craint la montée de la méfiance envers le monde agricole : des associations se créent par exemple contre l’épandage du lisier qui trouble la tranquillité des quartiers résidentiels. Elle envoie alors son journal à tous les élus et organise une fête qui réunit chaque année 700 marcheurs se déplaçant de ferme en ferme, rituel qui contribue au vivre-ensemble.
“Il n’y a pas de territoire sans avenir,
il n’y a que des territoires sans projet.”
En 2008, les Fermes de Figeac s’interrogent sur leur avenir quand les coopératives fusionnent pour faire des économies d’échelle. Une prospective collaborative aboutit à trois scénarios : Pris par le courant (l’agriculture reste fondée sur les filières longues, le territoire perd ses agriculteurs, la coopérative finit par être absorbée) ; Avis de tempête (l’agriculture subit une crise alimentaire puis écologique, le territoire se réduit à une campagne réservoir d’espace de loisirs pour urbains, la coopérative devient un prestataire de services territoriaux) ; Changement de cap (l’agriculture développe sa production pour répondre aux besoins locaux et nationaux, le territoire apporte une valeur ajoutée « verte » et la coopérative met l’innovation au cœur de ses activités en recrutant les compétences nécessaires). C’est sur ce troisième scénario qu’elle travaille depuis lors.
Le territoire comme source de valeur
Après des visites à Fribourg, territoire pionnier en termes d’énergie renouvelable, elle lance un projet mutualisé de construction de sept hectares de toits photovoltaïques sur 190 bâtiments. Les agriculteurs financent à 20 % leur installation, le reste étant emprunté par la coopérative et les royalties de la production solaire servant à rembourser l’emprunt. La coopérative reverse un tiers des bénéfices aux fondateurs, met un deuxième tiers en réserve et réinvestit le reste au service du territoire. En 2009, elle lance la construction du premier parc éolien et participatif du Lot. Elle sollicite l’épargne locale et réunit 3,5 millions d’euros. Ces éoliennes sont désormais aussi celles des habitants. Elle travaille sur des projets de méthanisation et reprend la dernière scierie du territoire. Elle crée, avec quatre entreprises, une crèche de vingt berceaux. Une conciergerie solidaire est expérimentée. En 2015 elle crée, avec une dizaine de cofondateurs, Figeacteurs, PTCE (Pôle territorial de coopération économique) associant des entreprises classiques, dont celles de l’aéronautique très dynamiques avant la crise de la Covid. Ce pôle réunit aujourd’hui 80 contributeurs et trois salariés, et les projets s’enchaînent. La coopérative connaît une croissance de 5 % par an et s’inspire du mouvement des entreprises libérées pour casser son organisation afin de favoriser l’innovation.
Une démarche jardinière avec des visées à long terme
La transposition de cette réussite impressionnante ne va pas de soi. Elle est ancrée dans le territoire et ses réponses ne sont pas transposables telles quelles. Elle s’est aussi développée dans la longue durée. Dominique Olivier, son directeur, quand il est sollicité pour donner ses recettes, a pour habitude de répondre : « Avez-vous trente ans devant vous ? » C’est un cas exemplaire de démarche jardinière, que j’oppose à la démarche de maçon. Le jardinier se soucie de faire grandir les plantes en les adaptant aux conditions locales et changeantes. Les évolutions dépendent des opportunités qui se présentent et des possibilités de les faire prospérer sur le moment : ici, la création d’une crèche ou d’un autopartage électrique ne pouvait pas être imaginée dix ans plus tôt, voire impensable. Le maçon, lui, aime construire selon des plans définis. L’État aime les maçons qui s’exécutent fidèlement mais il est mal à l’aise avec les jardiniers, sauf… dans un jardin à la française.
Naissance et mûrissement d’une idée folle aux Mureaux
Notre deuxième exemple est très différent. Jean-Marc Sémoulin, fondateur d’une ressourcerie connue aux Mureaux pour sa capacité à remettre en emploi des publics qui en étaient très éloignés, est interpellé par le représentant du département lors d’une réunion de bilan de son action : « Cela ne vous gêne-t-il pas de ne servir à rien ? 30 personnes par an, c’est peu par rapport aux 150 nouveaux chômeurs ! » C’est un électrochoc car il lui est impossible de transformer en usine à insertion l’accompagnement individualisé réservé à une trentaine. Un déclic lui vient plus tard : si des touristes venaient nombreux aux Mureaux, cela créerait de l’emploi…
Le tourisme, aux Mureaux ?
Mais quel tourisme aux Mureaux, ville de toutes les relégations ? L’idée lui vient de s’inspirer du Puy-du-Fou qui a créé son attractivité autour de l’histoire de la Vendée. Les Mureaux sont une ville-monde : on y trouve 100 nationalités d’origine. Comment faire en sorte que les touristes découvrent en un seul voyage toutes les traditions du monde ? Il prend contact avec les habitants et les quartiers pour tester son projet et aller à la recherche d’idées. Il rencontre ainsi de jeunes adeptes du rodéo : « Vous n’allez pas pouvoir continuer votre petit jeu parce que Les Mureaux vont être envahis de touristes ! » Après l’inévitable quart d’heure d’hilarité quand il parle de son projet, l’imagination des jeunes se met en marche : il n’y a aucune raison de venir aux Mureaux… sauf pour goûter les plats des mamans. Jean-Marc Sémoulin découvre alors qu’une application mobile organise des repas chez l’habitant en réglant en ligne (pas besoin d’argent sur soi) et en évaluant l’expérience client.
“La démarche jardinière s’oppose à la démarche de maçon.”
Avec 100 nationalités, on peut faire découvrir les gastronomies et les cultures du monde entier. Un dirigeant de Sodexo est invité à dîner avec des convives parmi lesquels il ne savait pas qu’il y avait d’anciens détenus. Charmé par l’expérience, il la recommande au responsable de la RSE de Renault, qui la conseille au directeur de l’usine proche de Flins qui n’avait jamais traversé Les Mureaux. Ce dernier s’aperçoit au cours du repas qu’il a laissé un ordinateur sur sa banquette mais, à la fin de la soirée, sa voiture et son ordinateur l’attendent, ce qui n’aurait pas été le cas à Paris. Les jeunes veillent à ce que l’expérience chez la maman soit réussie. Le bouche à oreille est lancé.
La fabrique de la fierté
La création du PTCE « Vivre Les Mureaux » (https ://lesmureaux.info) permet de constituer une équipe d’animation et d’associer des partenaires divers : la ville, la préfecture des Yvelines, le département, Pôle emploi, le Grand Paris, AXA, HEC, etc. Plus de 250 idées sont collectées. Des Mauritaniens, ouvriers chez Renault, sont d’anciens chameliers : ils pourraient proposer des promenades à dos de chameau avec découverte des traditions de la Mauritanie et de sa gastronomie. On pourrait faire des tours d’immeuble les plus hauts murs d’escalade de la région parisienne, sous la responsabilité d’anciens sherpas tibétains qui parleraient de leur pays et feraient goûter leur cuisine. Le plus grand aérodrome d’Europe est aux Mureaux. Ses adhérents, pour la plupart des patrons parisiens, ont accepté d’organiser des baptêmes de l’air à 30 euros. Les jeunes en ressortent euphoriques, convaincus que leur ville est belle, et les pilotes délaissent quelques préjugés. Avec l’aide de l’incubateur La Ruche Factory sont accueillis des porteurs de projet, la ville proposant un écosystème de testeurs susceptible de faciliter leur lancement.
Un nouveau vivre-ensemble
Tous les mois, une rencontre fait le point sur les initiatives en cours et des habitants peuvent y présenter un projet en trois minutes. Des Journées du vivre-ensemble réunissent périodiquement 650 personnes pendant dix heures dans une salle des fêtes, y compris des communautés qui s’ignorent en temps normal : Marocains et Sahraouis, élus de droite et de gauche, imams et prêtres. En trois ans, la ville a suscité plus de 580 articles dans la presse locale et nationale. Jean-Marc Sémoulin précise : « Hier, quand nous voyions des poubelles déborder, nous pestions contre la mairie. Aujourd’hui, nous ramassons les détritus pour donner aux touristes une belle image de la ville. Cette dynamique est contagieuse et le taux d’incivilités a considérablement baissé. BFM Paris nous a consacré un magnifique reportage, relatant un baptême de l’air et un repas chez l’habitant. La journaliste avait les larmes aux yeux : elle s’était découvert une deuxième maman aux Mureaux. » Les projets s’enchaînent et le « jardinier » Jean-Marc Sémoulin les aide à prospérer.
Repenser les relations entre « le haut » et « le bas »
De nombreuses initiatives de ce type germent ainsi, avec une grande diversité selon le contexte et leurs animateurs. Elles ont pourtant besoin de l’aide du « haut », pour des questions de financement ou pour s’affranchir de règles administratives, et aussi d’une reconnaissance pour attirer des talents et des projets. Mais, pour mettre en valeur des singularités, l’État est souvent embarrassé par ses impératifs d’égalité. De leur côté, les médias nationaux hésitent à valoriser de belles histoires : celles-ci ne sont guère reproductibles et ils ne savent pas en tirer les enseignements généraux qu’on aime échanger à Paris. Cela explique d’ailleurs que la presse régionale, friande de succès locaux, soit d’une tonalité plus optimiste que les médias nationaux. Soutenir les entreprenants des territoires suppose donc de repenser les relations entre le haut et le bas au sein même de l’État, et de faire en sorte que « Paris » se gargarise moins d’idées générales et de macroéconomie, qui ne permettent pas de bien saisir les innovations qui germent dans les « provinces ». Vaste programme.
Ressources
> Michel Berry, « Soutenir la France qui entreprend », La Jaune et la Rouge n° 708, octobre 2015 ;
> Michel Berry, « Fermes de Figeac, un cas de réveil des territoires à méditer », The conversation (https ://theconversation.com/fermes-de-figeac-un-cas-de-reveil-des-territoires-a-mediter-109747) ;
> Michel Berry, « Un manager de l’extrême à 40 km de Paris, le pari du plein emploi aux Mureaux par le tourisme », The Conversation (https ://theconversation.com/un-manager-de-lextreme-a-40-km-de-paris-le-pari-du-plein-emploi-aux-mureaux-par-le-tourisme-103278) ;
> Jean-Baptiste Avrillier, « L’État bottom-up », École de Paris du ‑management, octobre 2017, https ://www.ecole.org/fr/seance/1254-l-etat-bottom-up.