L’Europe de l’armement au lendemain du Brexit
L’évolution du contexte international et la nécessité de renforcer la capacité des Européens à agir en matière de défense et de sécurité ont conduit l’Europe à multiplier depuis 2016 les initiatives dans le domaine de la défense. Celles-ci sont mises en place dans le contexte particulier du Brexit, qui a en partie conforté cette politique de l’Union européenne visant à davantage de coopération entre ses membres.
Compte tenu de l’ampleur des investissements requis, le renforcement des dialogues bilatéraux et multilatéraux entre pays européens est essentiel pour bâtir les capacités d’avenir dont nos forces armées ont besoin face à l’évolution des menaces et pour maintenir une base industrielle et technologique de défense indépendante et à même de disposer d’un outil de défense à la hauteur des défis sécuritaires auxquels les États européens peuvent être confrontés.
REPÈRES
Le budget consacré à la défense par les pays européens (incluant le Royaume-Uni) a mis dix années pour se rétablir au niveau de celui connu avant la crise de 2008. Les dépenses en matière de défense ont en effet subi de plein fouet les effets de la crise économique et connu une chute de 11 % entre 2007 et 2013. Le budget d’investissement, c’est-à-dire celui consacré à la dotation en capacités militaires des pays européens (R & D et achat d’équipements), a même baissé de 22 % entre 2007 et 2014 (périmètre de référence : 27 pays membres de l’Agence européenne de défense – AED). Les financements dédiés à la défense sont repartis progressivement à la hausse depuis 2014, regagnant en 2018 un montant similaire à celui de 2007 (soit un peu plus de 220 Md€).
Évolution des capacités européennes de défense sur la dernière décennie
Désormais si la part de budget allouée aux investissements dans les capacités de défense atteint à peu près l’objectif collectif que s’étaient fixé les Européens en 2007 (décision du comité directeur ministériel de l’AED de novembre 2007 instaurant la mise en place d’indicateurs collectifs relatifs à l’investissement), soit 20 % du budget de défense (représentant 44 Md€), cette part reste modeste par rapport à celle des grands acteurs internationaux (41 % en Chine en 2018, soit à peu près 60 Md€ ; 30 % aux États-Unis, soit 161 Md€). Par ailleurs, les hétérogénéités sont très marquées en Europe.
Plus de 75 % des budgets de défense et des budgets d’investissement sont en effet uniquement portés par seulement cinq États (France, Royaume-Uni, Allemagne, Italie et Espagne), principaux producteurs d’armement en Europe. Une large proportion des autres pays de l’Union européenne dispose de compétences et ressources limitées en matière d’acquisition d’armement, ce qui les amène à privilégier de ce fait les achats sur étagère, en s’approvisionnant d’ailleurs souvent hors Europe. Le recours au dispositif américain des Foreign Military Sales est en effet couramment considéré comme une solution plus simple que les procédures d’acquisition de matériels européens encadrées par la directive européenne sur les marchés publics de défense et de sécurité.
“Les hétérogénéités
sont très marquées en Europe.”
En outre, la coopération européenne pour le développement et l’acquisition de capacité de défense demeure modeste, plus de 80 % des dépenses étant réalisées sur des programmes purement nationaux. Ce manque de coopération entre États induit la fragmentation actuelle des capacités militaires, génératrice de surcoûts si l’on se place à l’échelle de l’Europe. La Commission européenne a d’ailleurs pointé du doigt cette situation, en mettant en évidence la multiplicité des systèmes d’armes en Europe : 17 types différents de chars, 29 types de destroyers ou frégates, ou encore 20 types d’avions de combat sont actuellement en dotation dans les armées européennes. Ces exemples laissent penser qu’une plus large mutualisation des besoins permettrait de dégager des marges d’optimisation dans l’orientation des financements de défense.
L’analyse des données de défense sur la dernière décennie fait donc apparaître que les ressources budgétaires restent contraintes, l’hétérogénéité entre les pays européens forte et la coopération limitée. Dans le même temps, le besoin de protection demeure présent et s’est même accru ces dernières années avec l’irruption des attaques terroristes sur le territoire européen, la dégradation du contexte sécuritaire au voisinage de l’Europe (flancs sud et est), l’affaiblissement du multilatéralisme face aux affirmations de puissance de régimes autoritaires et les intentions de plus en plus manifestes des États-Unis de se désengager de la sécurité européenne. Ce constat souligne le besoin d’orienter plus efficacement les dépenses militaires européennes.
Deux initiatives européennes
La Coopération structurée permanente recouvre à la fois une liste d’engagements pris par les États signataires (qui regroupe 25 pays à l’heure actuelle : les 27 États membres de l’UE, à l’exception du Danemark et de Malte) pour renforcer leurs actions en matière de défense (vingt engagements d’ordres budgétaire, opérationnel et capacitaire) et des projets collaboratifs. De par l’affichage politique associé à cette initiative, elle est une incitation à accroître l’effort de défense et la coopération entre pays européens. La France est d’ailleurs particulièrement impliquée dans ce dispositif, puisqu’elle participe à 36 des 46 projets actuellement référencés et en pilote directement un nombre significatif (11 projets), dans des domaines d’avenir clés (capacités de combat collaboratif, capacités de surveillance et d’interception de menaces balistiques, matériaux et composants critiques, etc.) ou visant au développement de standards européens d’interopérabilité (ex. : radio logicielle).
Le Fonds européen de la défense constitue pour sa part une initiative inédite : pour la première fois, des financements communautaires sont apportés à des activités de recherche et de développement consacrées à la défense. Par conception, ce fonds a pour effet de rapprocher les États et de les faire converger, l’accès au financement communautaire étant conditionné à une obligation de coopérer. Les résultats très positifs du premier appel à projets lancé par la Commission européenne dans le cadre du Pedid sont prometteurs et démontrent l’adhésion des États et des industriels au dispositif : 40 propositions ont été reçues, plus de 200 M€ de financement ont été attribués et validés par consensus des États membres, 24 États membres au moins sont impliqués dans les projets retenus et en moyenne sept pays participent (via une entité étatique ou industrielle) à chacun de ces projets.
Une structuration nouvelle apportée par les initiatives de l’Union européenne
Les nouvelles initiatives de l’Union européenne en matière de défense pourraient changer la donne. En effet, la montée en puissance de l’Union européenne dans le domaine de la défense s’est considérablement accélérée depuis 2016, avec la publication de la Stratégie globale de la politique étrangère et de sécurité de l’Union européenne (SGUE), puis celle du Plan d’action européen de la défense, instituant une source de financement communautaire en soutien aux actions de recherche et de développement capacitaire dans le domaine de la défense. L’activation de la Coopération structurée permanente (CSP) en 2017 – disposition du traité de Lisbonne – a permis de donner corps à la volonté des pays souhaitant renforcer les efforts européens. Un pas décisif a en outre été franchi avec la mise en place sur 2017–2020 du Programme européen de développement industriel pour la défense (Pedid), échelon précurseur du Fonds européen de la défense (FEDef).
Le caractère intrinsèquement inclusif de ces nouvelles initiatives européennes, prônant une ouverture étendue à l’ensemble des pays de l’Union européenne, est de nature à faire évoluer le modèle classique de développement des capacités militaires en Europe, jusqu’alors essentiellement porté par le noyau restreint des pays occidentaux disposant d’un tissu industriel de défense à large spectre.
De nouveaux schémas de coopération en Europe
Ces nouvelles initiatives, dont le succès passe par une adhésion large, invitent à établir de nouveaux schémas de coopération en Europe et associer de nouveaux partenaires moins impliqués dans les projets collaboratifs de défense, favorisant ainsi la valorisation des compétences et le développement de niches industrielles d’excellence chez ces nouveaux acteurs. Cette approche, si elle réussit, bénéficiera à l’Europe dans son ensemble, en faisant adhérer le plus grand nombre au principe d’achat européen, en renforçant les compétences industrielles européennes, en développant les capacités d’autonomie de l’Europe en matière de défense et en favorisant in fine l’émergence d’une vision commune de l’outil de défense.
« La France promeut depuis des décennies
une politique de coopération ambitieuse en matière de défense. »
Cela signifie également un changement de paradigme pour la France. Notre pays promeut depuis des décennies une politique de coopération ambitieuse en matière de défense. Des programmes d’armement majeurs ont en effet été conduits notamment avec le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie ou encore l’Espagne, partenaires traditionnels de coopération de la France en matière d’armement. L’ambition européenne française a été réaffirmée dans la dernière loi de programmation militaire 2019–2025, qui prévoit une augmentation du nombre de programmes en coopération.
Le rôle majeur de la direction générale de l’armement
La perspective d’une coopération européenne est désormais systématiquement explorée à chaque lancement d’une opération d’armement nouvelle, à l’exception de certains domaines souverains comme la dissuasion. Dans le nouveau contexte européen qui se dessine, il conviendra de consolider encore les partenariats avec nos partenaires historiques de coopération, mais aussi de nouer de nouveaux partenariats avec les pays de l’UE désireux de s’impliquer davantage dans les initiatives collaboratives européennes. La direction générale de l’armement (DGA), en tant que maître d’ouvrage des programmes d’armement pour l’équipement des forces armées, a dans ce cadre un rôle majeur à jouer.
La DGA est ainsi très fortement impliquée dans les travaux sur le volet précurseur du Fonds européen de la défense et le montage des coopérations associées, l’objectif majeur consistant à promouvoir des projets répondant aux besoins opérationnels et renforçant la compétitivité de l’industrie de défense européenne, tout en encourageant l’intégration de partenaires étatiques et industriels porteurs de plus-value. Son action a notamment permis de fédérer des partenaires autour des projets pilotés par la France, de s’assurer de la présence des industries françaises dans les initiatives des autres pays européens et d’élargir considérablement la base de nos coopérations traditionnelles, pour se rapprocher de nouveaux partenaires.
La place du Royaume-Uni dans cette nouvelle Europe de la défense
Les nouvelles initiatives européennes en matière de défense ont vu le jour au lendemain du vote britannique en faveur du Brexit. Le retrait britannique de l’UE a introduit un nouveau déséquilibre dans le paysage européen de la défense, la France pesant désormais à elle seule pour plus de 30 % de l’effort budgétaire global d’investissement dans les capacités de défense au sein de l’UE et près de 50 % des dépenses dans les activités de recherche. Le positionnement futur du Royaume-Uni dans la nouvelle Europe de la défense en construction dépendra des accords noués à l’avenir dans le cadre de la définition de la relation future du Royaume-Uni avec l’UE. En l’absence de disposition spécifique, le Royaume-Uni est considéré comme un État tiers.
Les nouvelles initiatives évoquées précédemment se développent donc sans cet acteur pourtant majeur de la défense en Europe, doté d’un des plus gros budgets et réalisant un haut niveau d’investissement en équipements militaires. La défense n’a d’ailleurs pas été identifiée par le Royaume-Uni comme un thème prioritaire à traiter au cours de la période de transition de sortie de l’UE, puisque celle-ci n’a pas été inscrite dans le mandat de négociation britannique pour la définition de la relation future.
“L’impératif d’efficacité doit guider les actions.”
Dans ce contexte, il est difficile d’établir des conjectures sur les évolutions ultérieures. Il peut toutefois être considéré que la coopération industrielle de défense avec le Royaume-Uni sera affectée au même titre que les autres secteurs économiques en cas de divergence avec l’Union européenne des cadres légaux et réglementaires (droits de douane, droit du travail et des sociétés, environnement fiscal, etc.). En ce qui concerne plus particulièrement la France, la coopération en matière d’armement avec le Royaume-Uni, encadrée par le traité bilatéral de Lancaster House de 2010, est pour l’essentiel engagée dans un cadre juridique se situant hors du champ de l’Union européenne.
La relation bilatérale franco-britannique, structurante en matière de défense, n’est donc a priori pas remise en cause par la sortie du Royaume-Uni de l’UE. Elle garde absolument toute sa pertinence, compte tenu des proximités stratégiques entre nos pays et du caractère unique de leur relation en place dans le domaine de l’armement, allant jusqu’à une dépendance mutuelle consentie dans le domaine des missiles au travers de la société MBDA. Le maintien de cette relation spéciale franco-britannique dépendra essentiellement de la volonté politique des deux nations.
Perspectives et prochains défis
Les nouvelles initiatives européennes en matière de défense constituent une occasion de construire des systèmes de défense européens made in Europe et de soutenir une industrie européenne de défense efficace. Il existe toutefois un certain nombre de chausse-trapes à éviter. Il conviendra en effet de démontrer que ces initiatives sont réellement profitables pour l’industrie européenne sur le long terme, et à valeur ajoutée. Les choix devront ainsi être guidés avant tout par la pertinence industrielle, plutôt que par des considérations socio-économiques.
La clé réside dans l’identification d’intérêts partagés entre les différents États membres, car in fine ce seront ces États qui décideront ou non d’acquérir les équipements développés en commun. Il importe également que les spécificités des programmes d’armement soient bien prises en compte. Les dispositifs devront être opérationnels et suffisamment flexibles. Enfin, l’exportation des équipements résultant de ces coopérations européennes devra rester de la prérogative des États membres y participant.
Vers davantage de solidarité européenne dans le domaine de l’armement
L’intérêt de ces initiatives est avant tout de créer une impulsion, un changement d’état d’esprit pour inciter à davantage de solidarité européenne dans ce domaine. Compte tenu des montants communautaires investis, qui demeurent somme toute d’ampleur limitée au regard des besoins de financement des capacités de défense en Europe, ces initiatives ne se substitueront pas aux efforts nécessaires sur les budgets nationaux et ne remplaceront pas les programmes nationaux ou en coopération bilatérale-multinationale conduits par les nations.
Ainsi, aux côtés de nouveaux schémas de projets collaboratifs dans le cadre des initiatives de l’UE, la France devra poursuivre les coopérations structurantes engagées avec ses partenaires « traditionnels », à l’instar des programmes emblématiques lancés avec l’Allemagne pour la nouvelle génération de systèmes terrestres, avec l’Allemagne et l’Espagne pour l’aviation de combat future, avec l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie sur l’Eurodrone MALE, mais aussi en bilatéral avec le Royaume-Uni sur la guerre des mines ou encore le programme du futur missile antinavire-futur missile de croisière. Le positionnement de la défense européenne par rapport aux pays « tiers » (c’est-à-dire n’appartenant pas à l’Union européenne) demeure un sujet à fort impact.
Au-delà de la question de la relation future avec le Royaume-Uni, la complémentarité avec l’Otan des actions engagées au niveau européen devra être assurée, les initiatives européennes devant s’inscrire dans le cadre de la prise en charge par les alliés européens des efforts nécessaires en matière de défense pour le « partage du fardeau ». Le maintien de l’interopérabilité des systèmes d’armes européens avec nos alliés de l’Otan est également fondamental et implique qu’une collaboration étroite soit entretenue sur ce sujet.
Un nouvel équilibre à construire
C’est donc au final un nouvel équilibre qui est à construire, entre programmes nationaux, coopérations bilatérale et multilatérale, en veillant à assurer la complémentarité des actions menées dans les différents cadres. L’impératif d’efficacité doit guider ces actions, de façon à construire et maintenir dans la durée un outil de défense adapté, solide et pérenne, apte à doter les forces armées des capacités dont elles ont besoin pour garantir la protection des citoyens européens. La pandémie de la Covid-19 a su mettre en évidence la vulnérabilité des nations qui ont manqué de prévoyance pour assurer leur sécurité au sens large du terme. Tout cela doit donc conduire l’Europe à donner corps et force à l’idée d’autonomie stratégique et industrielle.
Cette ambition, prônée de longue date par la France, apparaît désormais clairement dans la nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe de 2020. L’accord récent des chefs d’État sur le cadre financier pluriannuel et le plan de relance européen matérialisent cette prise de conscience. Dans le domaine de la défense, le Fonds européen de la défense, récemment concrétisé, sera l’outil européen privilégié au service de cette ambition.