Défense européenne : une perspective et une expérimentation industrielles
Le domaine des systèmes de missiles a toujours été pionnier en matière de coopération et d’optimisation industrielle à l’échelle européenne. Il a démontré la pertinence de nouveaux modèles reposant sur une volonté politique et industrielle commune qui n’a jamais fait défaut malgré les difficultés. Le contexte actuel rend plus que jamais nécessaire la poursuite et l’approfondissement de cette voie.
Notre environnement géostratégique est en constante évolution et de plus en plus instable. Le maintien, voire l’aggravation d’importantes tensions internationales, y compris aux frontières de l’UE, ainsi qu’une compétition interétatique accrue génèrent de nouveaux défis qui rendent encore plus nécessaire pour les États européens d’assumer de manière plus autonome de plus grandes responsabilités stratégiques, quand leurs intérêts de sécurité et de défense sont en jeu.
La crise sanitaire de la Covid a d’ailleurs rappelé les besoins d’anticipation et de résilience en cas de crise. Ce constat est d’autant plus évident en matière de défense. L’objectif d’autonomie stratégique signifie très concrètement la capacité d’agir seul ou au sein d’une alliance, mais toujours comme un acteur majeur, capable et respecté. Ce niveau d’ambition, que la France porte depuis longtemps, est désormais reconnu et de mieux en mieux partagé au niveau européen, en particulier au niveau des institutions européennes, puisqu’il est la clé de voûte du nouvel agenda européen de défense et des nouveaux instruments capacitaires et budgétaires qui sont progressivement mis en œuvre depuis 2016.
Une industrie de défense européenne ?
Dans ce contexte européen, notre industrie de défense a une responsabilité particulière, celle de garantir à nos clients un accès indépendant aux technologies et équipements critiques nécessaires pour assurer liberté d’action, capacité d’entrée en premier sur les théâtres d’opérations, sécurité des approvisionnements et supériorité opérationnelle. La finalité de l’industrie de défense n’est donc pas simplement de livrer des produits à des clients, mais aussi de développer des capacités de défense pour des États. En cela, l’industrie de défense fait pleinement partie de la posture de défense d’une nation ou d’un ensemble de nations partageant des ambitions communes en la matière.
Trouver le bon échelon en matière de défense
Aucun pays européen ne dispose aujourd’hui des ressources financières suffisantes pour maîtriser à lui seul l’ensemble du spectre des capacités critiques. Hormis quelques capacités militaires très spécifiques comme la dissuasion nucléaire, l’échelon européen est à ce jour l’échelon pertinent en matière de défense. La coopération européenne est plus que jamais le moyen d’être plus efficaces ensemble et moins que jamais une excuse pour gérer les pénuries nationales. Pour servir cet objectif, la création et la consolidation de champions européens au niveau industriel devraient devenir la norme. Dans certains domaines clés, les États européens n’ont pas les moyens de soutenir plusieurs acteurs de classe mondiale. C’est ainsi que les trois premiers groupes aérospatiaux européens (Airbus, BAE Systems, Leonardo) ont ouvert la voie et décidé dès 2001 de mettre en commun leurs activités missilières afin de créer un champion à vocation mondiale dont l’empreinte industrielle s’étend aujourd’hui sur cinq pays d’Europe.
La nécessité d’une taille critique suffisante
Dans un contexte d’accélération de l’innovation et d’intensification de plus en plus vive de la concurrence internationale, l’industrie de défense européenne doit disposer d’une taille critique suffisante pour conserver son niveau d’excellence et sa compétitivité, et seulement ainsi garantir aux États un accès aux capacités souveraines dont ils ont besoin. Cette masse critique passe nécessairement par un portefeuille produits le plus complet possible, pour répondre au mieux aux besoins de ses clients, par la maîtrise de l’ensemble des technologies nécessaires au développement des futurs produits, ainsi que par la capacité à aborder l’ensemble du marché accessible mondial. Quatre éléments intrinsèquement liés conditionnent l’obtention de cette masse critique : un partenariat État-industrie structuré sur le plan national, le lancement de programmes en coopération, une organisation industrielle optimisée à l’échelle européenne et une présence significative à l’export.
Un partenariat État-industrie structuré sur le plan national
La consolidation des niveaux nationaux est, dans un paradoxe apparent, la première condition pour développer des coopérations européennes robustes. Des approches industrielles nationales cohérentes et soutenues par des politiques de défense nationales homogènes sont les garantes d’une coopération réussie. L’objectif de ces partenariats État-industrie établis à l’échelle nationale est de bâtir des filières industrielles solides, pérennes et performantes.
“Bâtir des filières industrielles solides,
pérennes et performantes.”
Cet objectif repose nécessairement sur trois piliers : prioriser les besoins capacitaires des forces armées, mettre en place ou maintenir les compétences industrielles et technologiques pour y répondre et adapter l’investissement public dans le temps. Cette logique partenariale suppose donc l’acceptation d’engagements réciproques entre l’État (visibilité de long terme sur les besoins opérationnels, politique d’investissement clairement définie et pérenne) et l’industrie (transparence, flexibilité, réactivité, productivité). Cette démarche forcément de long terme requiert également un réexamen régulier des priorités et des synergies pour être efficace. En 2010, la France et le Royaume-Uni ont structuré sur cette base leurs filières missiles nationales autour des branches française et britannique de MBDA.
En affirmant ainsi chacun de son côté sa politique industrielle, les deux pays établissaient la confiance réciproque nécessaire pour engager une optimisation industrielle dans le secteur missilier sous l’initiative conjointe « One MBDA ». Le modèle qui a conduit à « One MBDA » et à optimiser les bénéfices d’une coopération industrielle est unique au monde et a démontré tous ses avantages. Il peut et doit inspirer le reste de l’Europe au moment où se met en place une politique communautaire d’encouragement à la coopération.
Le lancement de programmes en coopération
Les programmes en coopération sont le « moteur » pour la création et la consolidation de champions industriels européens de défense. Ils concourent pleinement à l’obtention de leur taille critique et sont un incitatif puissant à leur consolidation industrielle. De son côté, un champion industriel devient lui-même un important levier pour la consolidation de la demande en favorisant la convergence de l’expression des besoins et une conduite optimale des programmes en coopération. Les programmes en coopération sont sources de nombreux avantages. Ils augmentent l’éventail des capacités disponibles pour les pays partenaires en leur donnant accès à des solutions qu’ils n’auraient pas les moyens de développer seuls, les coûts et les risques liés au développement de capacités de nouvelle génération étant désormais partagés.
Ces programmes en coopération renforcent également de facto l’interopérabilité des pays concernés. Cependant, fondés sur l’expérience de MBDA, un certain nombre de principes simples doivent être appliqués pour faire d’un programme en coopération un succès : des politiques de défense homogènes entre pays partenaires ; un besoin opérationnel le plus commun possible ; un pilotage client par une structure unique et forte ; un pilotage industriel par un maître d’œuvre unique ; une répartition du travail suivant les compétences effectives des acteurs industriels impliqués.
Une coopération couronnée de succès
Les nations européennes coopèrent dans le domaine de l’armement avec un certain succès depuis plus d’un demi-siècle. Des projets à la fois symboliques et ayant une forte rationalité industrielle et capacitaire, comme le Système de combat aérien du futur (Scaf) et le char du futur, continuent à offrir des perspectives prometteuses à une logique de coopération intergouvernementale, entre nations, sur une base bilatérale ou multilatérale. Mais désormais une révolution copernicienne est aussi à l’œuvre depuis 2016 avec le nouvel agenda européen de défense, qui fait écho aux fondements mêmes du modèle « One MBDA ».
Cet agenda constitue un saut qualitatif et quantitatif qui doit permettre de systématiser la coopération européenne sur les priorités les plus critiques, avec l’objectif de dépenser plus et mieux. Pour la première fois, l’industrie pourrait bénéficier d’un processus cohérent et séquentiel à l’échelon européen : identification des priorités capacitaires sur un spectre large ; traitement de ces priorités entre États volontaires dans un cadre permanent et engageant (coopération structurée permanente) ; abondement budgétaire communautaire (Fonds européen de la défense – FEDef). La principale novation réside dans la contribution budgétaire de la Commission au développement de technologies de rupture et de capacités militaires répondant aux besoins les plus pressants.
Des projets collaboratifs complexes
Les occasions offertes par cet agenda s’accompagnent cependant d’une certaine complexité dans le montage des projets collaboratifs, complexité propre aux réglementations européennes : comitologie, régime de subventions et de coûts éligibles, préférence marquée pour des capacités défensives, inclination naturelle vers la compétition et l’homogénéité de traitement, tentations de saupoudrage. Un effort d’apprentissage reste donc nécessaire tant du côté industriel que du côté des administrations nationales. Celles-ci doivent identifier clairement les capacités qu’elles souhaitent développer de manière souveraine et les capacités pour lesquelles la coopération sera privilégiée.
Il est évident que le pilier intergouvernemental de l’agenda européen de défense restera central pour le moyen terme (identification des besoins, liberté d’emploi des capacités développées pour les États membres, contrôle des exportations). Finalement, le succès du FEDef se mesurera d’abord à l’aune de l’utilité opérationnelle des solutions concrètement développées dans ce cadre et, par conséquent, également au niveau d’engagement, y compris financier, des États. Le niveau d’ambition budgétaire ayant récemment été divisé par deux, il conviendra de rester vigilants et de se prémunir contre toute dérive par rapport à l’objectif de rationalisation au niveau européen.
Une organisation industrielle optimisée à l’échelle européenne
Une organisation industrielle optimisée à l’échelle européenne est un facteur clé de réussite d’un champion industriel européen de défense. Elle lui permet de capitaliser sur les synergies entre ses piliers nationaux. Elle favorise surtout une conduite plus efficace des programmes en coopération et donc une maîtrise de la dépense de défense. Améliorer une organisation industrielle existante est un défi en soi.
Le principe de dépendances mutuelles équilibrées
L’optimiser au niveau européen passe nécessairement par la suppression des duplications nationales coûteuses et sous-critiques, par la spécialisation et, finalement, l’acceptation du principe de dépendances mutuelles équilibrées. La coopération franco-britannique est emblématique à cet égard. Pour la première fois en Europe, en 2010, deux États européens ont fait le constat au plus haut niveau politique que, pour maintenir leur souveraineté et la taille critique de leur industrie, il était nécessaire d’entrer dans une logique de spécialisation et d’accepter un certain niveau de dépendances mutuelles selon le principe share it or lose it.
Le secteur des missiles et le groupe MBDA ont été choisis pour mettre en œuvre cette approche nouvelle combinant la présence d’un maître d’œuvre européen unique et l’établissement de centres d’excellence. Les traités de Lancaster House ont ainsi donné naissance au projet dit « One MBDA ». Quatre centres d’excellence spécialisés sont aujourd’hui opérationnels (calculateurs et bancs de test en France ; liaison de données missiles et servomoteurs au Royaume-Uni). L’activité de ces centres est concentrée dans un des deux pays mais s’exerce au profit des programmes des deux pays, y compris des programmes nationaux.
L’objectif de spécialisation a des implications profondes. Un accès réciproque aux technologies et équipements spécialisés doit être garanti. La dépendance mutuelle et la spécialisation industrielle ne peuvent en outre se satisfaire d’instruments juridiques de circonstance. Un accord intergouvernemental ratifié par les deux parlements a ainsi été signé en 2016 pour organiser les conditions de cet accès réciproque (sécurité d’approvisionnement, licences export, gestion de la propriété intellectuelle…).
Définir des besoins communs
Mais garantir un accès réciproque n’est pas une fin en soi. Une définition commune des futurs besoins capacitaires et la mise en place d’instruments de coopération permanents et structurés garantissant la coordination des politiques industrielles et de R & T nationales sont des prérequis indispensables. Cette logique, dont la montée en puissance est tributaire du lancement de nouveaux programmes en coopération, suppose un effort budgétaire adéquat et équitablement réparti. Les conséquences d’un objectif de spécialisation vont par conséquent au-delà des seuls aspects industriels.
Pratiques et mentalités doivent profondément s’adapter, mais il faut aussi que les ambitions et les politiques de défense des pays partenaires soient cohérentes, voire convergentes sur le long terme. Et surtout cela nécessite qu’un principe de souveraineté partagée soit accepté.
Le Fonds européen de la défense – FEDef
Le FEDef, qui sera mis en place en 2021, a la potentialité de constituer un puissant incitatif qui complétera les financements nationaux de R & T et de R & D sur des sujets à haute valeur ajoutée européenne et qui accélérera le développement de nouvelles capacités, en réduisant les coûts non récurrents à la charge des nations. Le FEDef est aussi un premier pas concret vers une résilience européenne, car il édicte des critères d’éligibilité stricts pour les entités souhaitant participer à un projet européen et il refuse tout contrôle et toute restriction sur les résultats d’un projet financé par l’UE de la part d’un tiers à l’UE.
Une présence significative à l’export
L’accès aux marchés export recouvre des enjeux tout à la fois politiques, économiques et industriels. Pour l’industrie de défense européenne, il fait intégralement partie du modèle économique. Dans un contexte européen de marchés encore trop fragmentés et de tensions budgétaires persistantes, il concourt pleinement au maintien d’une taille critique industrielle et technologique et permet aux champions européens de consolider leur positionnement global face à leurs compétiteurs. Une présence significative à l’export est en outre un marqueur de la compétitivité de ces entreprises en démontrant la performance et la fiabilité des produits européens de défense.
“Accepter un principe
de souveraineté partagée.”
De la nécessité d’ancrer le Royaume-Uni à l’Union européenne en matière de défense
Le Brexit porte une ombre aux évolutions prometteuses des dernières années. Dans le cas d’un champion européen comme MBDA, la perspective d’un Brexit dur est source d’incertitudes. Par exemple, un accroissement des coûts économiques semble inévitable et, surtout en cas d’absence d’accord à la fin de la période de transition, pèsera sur la compétitivité à la fois des programmes en coopération et des chaînes de valeur des champions européens organisés sur une base transmanche.
La fin du cadre commun avec les pays de l’UE va générer des coûts supplémentaires (taxes douanières, certification…), des contraintes administratives (passage en douane) et des aléas juridiques, notamment en cas de divergence des cadres légaux, fiscaux et réglementaires. Dimension plus critique, si un Brexit dur venait à fragiliser la relation franco-britannique, cela pourrait avoir un coût politique fort en matière de défense par la disparition d’un cadre permanent de concertation et du fait des contrecoups possibles d’une éventuelle crise économique et budgétaire au Royaume-Uni.
« Le Royaume-Uni est un acteur clé de la défense en Europe. »
En matière de défense, le Royaume-Uni ne peut pas être considéré comme un État tiers comme un autre, car il est un acteur clé de la défense en Europe : plus du quart des dépenses d’investissement européennes, un appareil militaire complet participant aux engagements en opérations extérieures et une base industrielle et technologique de défense de très haut niveau. Un partenariat défense robuste doit donc être négocié entre l’UE et le Royaume-Uni. Ce nouveau régime, qui reste à inventer, doit permettre, selon des conditions à déterminer, la poursuite d’une coopération programmatique et d’une consolidation industrielle en limitant au maximum les contraintes.
Les deux parties y ont intérêt. A contrario, sans un tel partenariat, la conscience de nos intérêts communs pourrait se diluer. La situation actuelle n’est pas satisfaisante ; l’absence de négociation d’un partenariat défense et l’absence de perspective pour le très court terme sont préoccupantes. Deux questions devraient animer les réflexions des deux parties. L’objectif d’autonomie stratégique européen sera-t-il in fine une réalité sans contribution britannique ? Réciproquement, l’objectif britannique de liberté d’action est-il soutenable sur le long terme sans un partenariat avec l’UE ?