L’Europe météorologique et le Brexit
L’observation météorologique exige une coopération internationale. Celle qui a été mise en place en Europe est exemplaire. Mais, le Royaume-Uni en étant un rouage important, le Brexit fait peser sur elle la menace d’adaptations douloureuses.
L’infrastructure européenne météorologique repose aujourd’hui sur les services météorologiques nationaux, complétés par trois organisations météorologiques européennes développées à partir des années 1970.
Le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme
La première initiative est venue en 1967 de la Communauté économique européenne, alors composée de six États, qui cherchait à développer des coopérations dans les domaines scientifiques et techniques avec les autres États de l’Europe de l’Ouest. Parmi les domaines identifiés pour de telles coopérations figurait la météorologie, ou plus précisément la prévision à longue échéance nécessitant une très grosse installation de calcul européenne. Cette idée de départ allait se développer d’abord dans le cadre d’une action Cost (European cooperation in the field of scientific and technical research), puis dans la création du Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT, connu internationalement sous le sigle anglais ECMWF), dont la création a été actée avec l’entrée en force de sa convention en 1975.
Ce centre européen incluait 18 États (la Communauté européenne en était encore à 9) couvrant presque toute l’Europe de l’Ouest, plus la Yougoslavie et la Turquie, mais sans la Norvège qui ne le rejoindrait qu’en 1989. Il ne fut donc pas créé dans le cadre de la Communauté européenne, qui en était pourtant la marraine, mais comme une organisation intergouvernementale indépendante, caractéristique importante pour la suite. La convention du CEPMMT a été modifiée en 2010 pour permettre d’accueillir l’ensemble des membres de l’Union européenne.
REPÈRES
La coopération internationale est indispensable à la météorologie. En effet on ne peut faire des prévisions du temps qu’à partir d’observations de l’atmosphère sur une zone dont la taille dépend au premier ordre de l’échéance souhaitée : typiquement l’échelle nationale pour la journée, l’échelle continentale pour le lendemain, l’échelle globale au-delà de trois à cinq jours. Il a fallu attendre le XVIIe siècle pour disposer des instruments de mesure nécessaires (température, pression et humidité de l’air). Une première tentative de mesures en réseau sur onze villes européennes avait même été lancée dès cette époque à l’initiative du grand-duc de Toscane : elle fut de courte durée du fait de l’opposition de l’Église catholique à ces activités savantes.
Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe siècle, en particulier le déploiement du télégraphe, pour que l’échange international d’observations météorologiques se mette en place. Cela va alors très vite, le premier congrès météorologique se réunit à Vienne en 1873 et l’ancêtre de l’Organisation météorologique mondiale est créé à Rome en 1879. Une coopération européenne était donc en place dès cette époque, à l’intérieur de ce cadre mondial au sein duquel sont coordonnées les méthodes de mesure et les systèmes de transmission afin de permettre le développement de services de prévisions opérationnels, d’abord en priorité pour le domaine maritime, puis pour accompagner l’essor du transport aérien.
Fournir des prévisions utiles à une semaine d’échéance
L’objectif initial fixé au CEPMMT était de développer et de mettre en œuvre un système de prévision numérique capable de fournir des prévisions utiles à une semaine d’échéance, objectif très ambitieux à l’époque. Dès le début le Centre connut un succès remarquable. Les prévisions opérationnelles, jusqu’à l’échéance de sept jours, furent fournies quotidiennement à ses membres dès août 1980 et permirent d’emblée au CEPMMT de prendre la tête du classement des centres de prévision numérique, position qu’il n’a jamais quittée depuis lors.
L’offre de service s’est par ailleurs largement développée depuis cette date : la résolution spatiale du modèle de prévision est passée de 200 km et 12 niveaux sur la verticale à 9 km et 137 niveaux ; ce modèle est devenu un modèle d’environnement terrestre, incluant la modélisation des océans, des vagues, de la cryosphère et progressivement des surfaces continentales (couvert végétal) et de la chimie atmosphérique ; la prévision est une prévision d’ensemble qui ajoute une dimension probabiliste et donne une estimation de l’incertitude de la prévision ; le système de prévision atteint l’échéance (15 jours) et est complété par des systèmes de prévision couvrant les échéances mensuelle (46 jours) et saisonnière (13 mois) ; un système de réanalyse a également été mis en place, qui permet de reconstituer, avec les plus récentes méthodes d’assimilation de données, le temps et le climat du siècle passé.
Un acteur majeur et mondialement respecté
Tous les produits du Centre sont distribués aux services météorologiques des États membres. Ils sont également accessibles aux sociétés privées, moyennant paiement d’une redevance. Un sous-ensemble concernant les phénomènes dangereux est accessible aux services météorologiques du monde entier. Ces développements ont fait du CEPMMT un acteur majeur et mondialement respecté dans le domaine de la prévision numérique du temps. Il a en particulier fondé son développement sur sa capacité à utiliser toutes les observations disponibles sur le globe, en particulier les multiples données spatiales. Son influence dépasse maintenant le seul domaine météorologique, comme on le voit avec le développement du programme européen Copernicus.
L’agence spatiale Eumetsat
Le second domaine pour lequel des discussions intenses se sont développées au niveau européen est celui de la météorologie spatiale. Le programme français de satellites météorologiques géostationnaires Météosat a été lancé en 1970. Il fut européanisé dès 1971 dans le cadre de l’Organisation européenne de recherche spatiale (ESRO), qui allait devenir l’Agence spatiale européenne (ESA) en 1975. Très vite, l’ESA, agence spatiale de développement, prit conscience que le maintien à long terme d’un système d’observation spatial opérationnel nécessitait son pilotage par les utilisateurs. Cela déboucha en 1986 sur la création de l’agence spécialisée Eumetsat pilotée par les services météorologiques. Eumetsat prit aussi la forme d’une organisation intergouvernementale, avec approximativement les mêmes membres que le CEPMMT (sans la Yougoslavie et le Luxembourg, mais avec la Norvège).
“La météorologie reste une compétence
des États.”
Le programme Météosat se poursuit à ce jour. La première série a compté sept satellites lancés de 1977 à 1997. Elle a été suivie d’une seconde génération de quatre satellites dotés de performances accrues lancés de 2002 à 2015. La troisième génération est en phase finale de développement. Le premier de ces nouveaux satellites doit être lancé en 2021 (mais sera sans doute retardé de un à deux ans). Cette nouvelle génération a été considérablement renforcée : la configuration opérationnelle sera composée de trois satellites avec deux satellites imageurs (l’un observant l’ensemble du globe observable depuis sa position et l’autre n’observant que l’Europe à plus haute cadence) et un satellite sondeur réalisant des mesures spectrales de l’atmosphère. Ces satellites sondeurs embarqueront par ailleurs l’instrument Sentinel‑4 du programme Copernicus, destiné à la détection des concentrations de gaz à l’état de trace et des aérosols présents dans l’atmosphère terrestre.
Eumetsat a également démarré un nouveau programme MetOp de satellites en orbite polaire héliosynchrone. Ce programme a compté trois satellites lancés entre 2006 et 2018. Il sera suivi du programme MetOp-SG de seconde génération, en cours de préparation avec un premier lancement prévu en 2023. Du fait de l’augmentation du nombre d’instruments, la configuration opérationnelle MetOp-SG sera composée de deux satellites. L’un des satellites embarquera l’instrument Sentinel‑5 du programme Copernicus, qui réalise les mêmes types de mesures que Sentinel‑4, pour l’orbite polaire.
La coopération entre services météorologiques : Eumetnet
En parallèle avec le développement de ces organisations météorologiques européennes, dont nous avons vu qu’elles ont été développées à partir d’initiatives extérieures à la communauté météorologique, les services météo européens ont ressenti le besoin de mieux se coordonner. Pour cela ils ont pris l’habitude de se rencontrer régulièrement dans ce qui est ensuite devenu la Conférence informelle des directeurs des services météorologiques d’Europe de l’Ouest (ICWED pour Informal Conference of Western Europe Directors). Les directeurs allaient ainsi prendre l’habitude de se voir une fois par an pour échanger sur tout sujet d’intérêt commun. À la suite d’une réflexion menée au sein de Météo-France sur l’évolution de la météorologie européenne, l’idée émergea d’une coopération directe entre les services météorologiques en particulier pour partager les coûts de développement des projets communs à tous. Elle déboucha sur la création en 1995 d’une entité nouvelle baptisée Eumetnet.
Le concept d’Eumetnet qui repose sur une coopération volontaire entre services météorologiques est le suivant : c’est un accord contractuel entre services météorologiques nationaux, sans création d’une personne juridique ; il définit une procédure pour mettre en place des programmes de coopération gérés collectivement ; ces programmes peuvent impliquer tous les membres (obligatoires) ou seulement les membres intéressés (optionnels) ; après définition d’un programme, un membre est choisi sur appel à propositions pour le prendre en charge à travers un contrat pour une durée limitée et renouvelable ; les coûts du programme sont partagés entre les participants sur la base du produit national brut des pays concernés, sauf accord différent des participants pour un programme optionnel.
De nombreux programmes ont ainsi été mis en place sur ce modèle, en particulier dans les domaines des réseaux d’observation effectuée par les bateaux ou les avions, dans le domaine des outils de prévision, en particulier pour l’aéronautique. On peut aussi signaler trois programmes très utiles concernant la protection des fréquences utilisées en météorologie, l’harmonisation des alertes météorologiques et le lobbying auprès des instances européennes. Eumetnet est devenu un groupement d’intérêt économique de droit belge en 2009, regroupant trente et un services météorologiques européens. Cette évolution permettait de répondre à des appels d’offres européens au nom des membres intéressés par le projet et n’a pas modifié la méthode de mise en place des programmes.
L’impact du Brexit ?
En premier lieu il convient de signaler que la météorologie n’est pas dans le domaine de compétence de l’Union européenne et reste de la responsabilité des États. Et nous venons de voir que les structures météorologiques européennes ne sont pas sous l’autorité de l’Union européenne. De plus la météorologie est fortement structurée au niveau mondial dans le cadre de l’Organisation météorologique mondiale. Le Brexit ne devrait donc avoir que des conséquences marginales. Mais ce serait sans compter avec l’émergence de l’ambitieux programme européen Copernicus, déjà mentionné à trois reprises ci-dessus.
Un programme de l’Union européenne
Copernicus est un programme de surveillance de l’environnement. Il a été lancé il y a plus de vingt ans sous le nom de GMES (Global Monitoring for Environment and Security). Copernicus est officiellement devenu un programme de l’Union européenne piloté par la Commission en 2014. Il combine une importante composante spatiale (quinze satellites et cinq instruments) dont l’ESA est l’architecte, avec le développement des services correspondants dans six domaines (surfaces continentales, océans, atmosphère, changement climatique, urgence et sécurité). Doté d’un budget total de plus de 8 G€ depuis son début, il n’a pas d’équivalent dans le monde à ce jour. Il est appelé à se développer dans les années à venir avec en particulier une nouvelle composante de surveillance des émissions de CO2 anthropique.
Copernicus a de fortes interactions avec la météorologie. C’est évident pour les deux services « atmosphère » et « changement climatique » qui sont tous les deux délégués par la Commission au CEPMMT, lequel intervient aussi en tant qu’opérateur du sous-ensemble « crues » du service urgence. Nous avons également vu qu’Eumetsat sera l’opérateur des instruments spatiaux pour la mesure de la chimie atmosphérique. Quant à Eumetnet, il intervient dans le cadre de la composante observations in situ du programme. La difficulté créée par cette interaction tient au fait que la plus grande partie du financement du programme apportée par la Commission européenne est ensuite combinée avec, ou déléguée à, des organisations intergouvernementales dont le Royaume-Uni reste membre.
Deux difficultés potentielles mais pas fatales
Un premier exemple est celui de la composante spatiale, qui représente la plus grosse part du budget Copernicus. Cette composante est financée par l’ESA pour le développement des satellites et par la Commission pour la réalisation des séries ultérieures de satellites et leurs opérations. Du fait de sa contribution à l’ESA, qui fonctionne sur le principe du retour industriel (chaque pays contributeur reçoit un montant de commandes égal à sa contribution), le Royaume-Uni pourrait ainsi bénéficier d’un retour industriel sur toute la série à laquelle il ne contribuerait plus. Ce problème pourrait être réglé simplement si le Royaume-Uni continuait à participer spécifiquement au programme Copernicus de l’Union européenne. C’est d’ailleurs l’option que les ministres britanniques chargés du programme ont annoncé plusieurs fois depuis le référendum de 2016.
Un acteur incontournable pour les modélisations numériques
L’autre sujet crucial concerne le CEPMMT. Celui-ci est basé à Reading au Royaume-Uni. Il s’est fortement engagé dans le programme Copernicus, car cela lui a permis de trouver les financements nécessaires à l’évolution de son système de prévision du temps vers le système « Terre » dont il avait besoin pour progresser. Le CEPMMT est devenu un acteur incontournable pour les nombreuses modélisations numériques et les distributions de données indispensables au programme Copernicus. Il est positionné pour prendre en charge le futur service CO2. Aujourd’hui les financements en provenance de la Commission représentent près du tiers de son budget et pourraient atteindre la moitié.
L’Union européenne a indiqué que les services qu’elle finançait devraient être implantés sur son sol. Le CEPMMT a d’ores et déjà lancé la procédure pour créer une nouvelle implantation sur le sol de l’Union européenne, afin d’y regrouper les activités concernées qui incluent Copernicus mais aussi de nombreux projets de recherche. Là aussi, la poursuite de ces activités serait largement facilitée si le Royaume-Uni décidait de participer également aux programmes de recherche de l’Union européenne, ce que les ministres concernés ont aussi annoncé depuis 2016.
On aimerait être optimiste…
L’impact du Brexit dépendra donc des négociations en cours. En cas d’accord, il est probable que le Royaume-Uni participera aux programmes Copernicus et Horizon Europe. La transition devrait alors être relativement douce. En revanche, si les négociations n’aboutissent pas et débouchent sur un Brexit dur, il faudra s’attendre à des discussions très difficiles au sein des organisations intergouvernementales qui devront trouver des solutions pour continuer de fonctionner avec (ou sans) le Royaume-Uni. Malheureusement les gesticulations actuelles du Premier ministre britannique n’incitent pas à l’optimisme.