Musiques françaises
Ce qui n’est pas clair n’est pas français.
Antoine de Rivarol, De l’universalité de la langue française
On donne plus souvent au concert Saint-Saëns, Chausson, Paul Dukas à New York qu’à Paris : bizarrerie d’une sorte de chauvinisme inversé, ou bien goût des étrangers cultivés pour ces qualités uniques de la musique ‑française : clarté, élégance, subtilité, refus de tous les excès, qualités que nous avons ‑tendance à ne plus voir. On retrouve hélas ce biais chez les producteurs de musique ‑enregistrée, si l’on excepte la musique baroque. On se réjouit d’autant plus du choix récent de quatre éditeurs, choix courageux.
Reynaldo Hahn, enfin !
On regrettait récemment dans ces colonnes qu’il n’existe des quatuors de Reynaldo Hahn que des enregistrements anciens. Le Quatuor Tchalik met fin à cette lacune en enregistrant les deux quatuors et le quintette avec piano (avec une troisième sœur Tchalik au piano). Le quintette, terminé peu après la Grande Guerre, tour à tour fiévreux et mélancolique, est considéré comme l’œuvre maîtresse de la musique de chambre de Hahn. Il fut créé le 28 novembre 1922, dix jours après la mort de Marcel Proust dont Reynaldo Hahn était très proche. Nous avouons lui préférer les deux quatuors : thèmes lyriques d’un ‑compositeur qui était avant tout un mélodiste, harmonies complexes et délicieuses, et par-dessus tout la recherche du plaisir d’écoute, mais un plaisir raffiné. Musique unique, à découvrir toutes affaires cessantes. Sur le même disque, trois autres pièces dont une exquise Romance en la majeur pour ‑violon et piano qui fleure bon les salons des années vingt.
1 CD ALKONOST
Saint-Saëns
Il n’est aucune forme musicale à laquelle ce compositeur prolifique n’ait touché – opéras, symphonies, concertos – mais sa musique de chambre est la moins connue. Renaud Capuçon, Bertrand Chamayou, Edgar Moreau – équipe de premier plan – viennent d’enregistrer la Sonate n° 1 pour violon et piano, la Sonate n° 1 pour violoncelle et piano, et le Trio n° 2. Il s’agit de trois pièces lyriques, où la partie de piano est généralement virtuose, et qui constituent l’apogée de la musique française du XIXe siècle, avant Debussy, Fauré, Ravel (même si Saint-Saëns a survécu de trois ans à Debussy). Au passage, on notera que la Sonate n° 1 pour piano et violon aurait servi de modèle à Proust pour la Sonate de Vinteuil, qui joue un rôle central dans Du côté de chez Swann.
1 CD ERATO
Bizet
On connaît Bizet comme compositeur d’opéras (Carmen, Les Pêcheurs de perles, etc.) et de musique symphonique (Symphonie en ut, Suite L’Arlésienne, Patrie), éventuellement de mélodies. Mais saviez-vous que Bizet avait été un pianiste virtuose, adoubé par Liszt, et qu’il avait écrit pour le piano ? Le jeune et excellent pianiste Nathanaël Gouin s’est employé à ressusciter cette musique oubliée en enregistrant le recueil Chants du Rhin, les Variations chromatiques, la transcription pour piano seul du 2e Concerto de Saint-Saëns. Il y a joint la transcription par Rachmaninov du Menuet de l’Arlésienne et une paraphrase de son cru sur la Romance de Nadir extraite des Pêcheurs de perles. Les Chants du Rhin, sous-titrés Lieder sans paroles, sont assez proches des Lieder ohne Worte de Mendelssohn, son aîné, mais avec cette inimitable touche française. Les Variations chromatiques sont virtuoses, bien dans l’air du temps (1868). Au total, une découverte.
1 CD MIRARE
Bruno Ducol – Adonaïs
Il existe aussi une musique française d’aujourd’hui, libérée des canons de la musique tonale et de la musique sérielle. Adonaïs ou l’air et les songes, de Bruno Ducol, loin de tourner le dos au passé, convoque Apollon, Uranie, la Nature, Bach, Monteverdi, pour construire sur une élégie de Shelley une épitaphe antique pour un enfant mort jeune, pour voix et quatuor à cordes, enregistrés par la soprano Laura Holm et le Quatuor Béla. Ducol écrit :
« … Des bribes de souvenirs engloutis refont surface et au gré des sonorités et rythmes singuliers peut alors s’esquisser la communication des âmes dont parle Marcel Proust. »
On l’aura compris : il faut accepter de renoncer aux filtres auxquels notre oreille est habituée – mais non pas aux acquis de notre culture – et se mettre en situation d’écoute ouverte, comme on le fait lorsqu’on pratique la méditation. Alors, on pourra être touché par cette musique ambitieuse et exigeante, servie par des interprètes hors pair. Sur le même disque, trois autres œuvres de Bruno Ducol, qui aident à pénétrer son univers : Hymne au Soleil, pour flûte et trio à cordes, Tout le jaune se meurt pour voix solo, sur un poème d’Apollinaire, et A Corinna n° 11 pour quatuor à cordes.
1 CD KLARTHE
Au fond, un message d’espoir : ressuscitée après un siècle ou contemporaine, la musique française est plus vivante que jamais.