fille atypique

Cancre, héros ou extraterrestre ? Moi, Julie, juste une fille atypique

Dossier : DouanceMagazine N°762 Février 2021
Par Julie ARNAL-BRÉZUN (2013)

Le témoi­gnage qui suit est celui de Julie Arnal-Bré­zun (2013), qui a pris conscience récem­ment de son pro­fil aty­pique dit à haut poten­tiel. Pour elle, sa vie est comme les autres, une vie nor­male, une suite logique d’enchaînements et de pro­gres­sions. Mais cette relec­ture de vie lui per­met de sai­sir les nom­breux déca­lages qu’elle a dû et doit encore assumer.

J’ai été à l’école, j’ai appris, j’ai pro­gres­sé. J’avais de bonnes notes, comme beau­coup d’autres. Jamais pre­mière de la classe, dans les cinq pre­miers peut-être ; cela avait peu d’importance, je vou­lais avant tout aimer ce que je fai­sais. En ter­mi­nale, tou­jours de bons résul­tats et de nom­breux débou­chés qui m’intéresseraient. Com­ment choi­sir ? Staps ou classe pré­pa­ra­toire ? Mes parents me laissent le choix. Mes pro­fes­seurs me conseillent la pré­pa : « Cela te laisse plus de portes ouvertes. » Alors allons‑y pour la pré­pa ! Ah, mais il faut aus­si choi­sir une filière ? Pré­pa HEC, pré­pa lit­té­raire, MP ou PC ? La déci­sion ne fut pas facile à prendre. Appa­rem­ment, la MP laisse plus de portes ouvertes elle aus­si. Et puis j’aime beau­coup les mathématiques.

Premiers pas en prépa

La pre­mière année fut quelque peu débous­so­lante. Moi qui avais trou­vé mon rythme avec mes trois heures de sport quo­ti­dien et deux heures de pia­no, par­se­mé de quelques cours le matin et l’après-midi, voi­là qu’en pré­pa je ne tiens plus sur ma chaise. Jusqu’au deuxième tri­mestre je plonge dans le clas­se­ment et me rac­croche à l’idée d’arrêter la pré­pa pour mon­ter un res­tau­rant. Ce sont mes parents qui m’encouragent à conti­nuer, et un week-end pas­sé sur un DM de maths qui me libère. Après m’être foca­li­sée sur la réso­lu­tion d’une inté­grale un peu com­pli­quée, je com­prends la logique de l’exercice et tout s’éclaire. L’ensemble de mes cours deviennent cohé­rents, les démons­tra­tions et théo­rèmes s’appuyant les uns sur les autres depuis le début de l’année. Alors je reprends goût à ce diver­tis­se­ment, les mathé­ma­tiques rede­viennent ma dis­trac­tion du dimanche, un peu comme ma grand-mère s’amuserait avec des sudokus.

Maths, sport et piano, le bon combo

Et voi­là, je ter­mine le troi­sième tri­mestre de ma MPSI1 dans les cinq ou dix pre­miers de ma classe. Avec l’envie de m’améliorer encore l’année sui­vante. Depuis quelques semaines, j’ai retrou­vé mon équi­libre entre les cours, les DM, mes entraî­ne­ments spor­tifs et le pia­no. La deuxième année en MP2 me per­met d’affiner mes rai­son­ne­ments logiques et mes connais­sances scien­ti­fiques à la vitesse grand V. J’ai la chance d’écrire vite. Alors dans les temps d’attente en classe, je m’emploie à remon­ter le rai­son­ne­ment des démons­tra­tions jusqu’aux fon­de­ments du corps des réels. Je sens que ma repré­sen­ta­tion intel­lec­tuelle s’améliore, les images sont plus nettes dans ma tête. Je remer­cie mon pro­fes­seur de mathé­ma­tiques qui m’a accom­pa­gnée avec des DM spé­ci­fiques. Je majore la plu­part des DS mais j’ai encore des lacunes de la pre­mière année et des astuces à décou­vrir. Je suis reçue à Cen­trale Lyon et je retourne avec plai­sir en 52 pour appro­fon­dir les mathé­ma­tiques. Je viens de décou­vrir l’existence de l’ENS et de l’École poly­tech­nique : l’ENS Ulm, c’est mon plus grand sou­hait pour l’année à venir.

52 en MP* et le choix de Polytechnique

À ma plus grande joie, l’ensemble des pro­fes­seurs acceptent mon pas­sage en classe étoi­lée pour ma 52. La MP* est sym­pa­thique, les cours qui ont beau­coup en com­mun avec l’année pré­cé­dente me laissent plus de temps. Je peux reprendre le sport et le pia­no autant voire plus inten­sé­ment qu’au lycée. Je m’amuse à trou­ver de nou­velles démons­tra­tions plus courtes aux exer­cices de notre pro­fes­seur. Ce qui me vau­dra quelques mois plus tard, à la grande satis­fac­tion de ce der­nier, le prix Fer­mat Junior ; et en même temps cela me per­met de prendre conscience que les mathé­ma­tiques sont un jeu dont je ne pour­rais m’amuser à temps plein. J’écarte la car­rière de cher­cheur : on se las­se­rait de faire des sudo­kus à lon­gueur de jour­née. Entre l’ENS Ulm et l’École poly­tech­nique, le choix n’est pas simple. Ma réflexion pré­cé­dente sur les mathé­ma­tiques, et la mul­ti­dis­ci­pli­na­ri­té et le sport à l’X sont des argu­ments de poids. Après quelques échanges avec des anciens des deux écoles, je choi­sis, en juillet 2013, celle que vous connaissez.

Relations sociales compliquées et hypersensibilité

Jusqu’alors tout semble nor­mal ; tout au plus on me dit que « je fais trop de choses ». Tout semble nor­mal, sauf du point de vue de ce dont j’ai appris à faire fi, mes cama­rades de classe. Je vous en ai très peu par­lé car je leur par­lais très peu. Disons que depuis le CP, où mes amis ne com­pre­naient pas que j’eusse le droit d’aller au coin biblio­thèque avant les autres, je n’ai jamais vrai­ment réus­si puis cher­ché à tis­ser des ami­tiés avec les gens de mon âge. D’autant plus que, depuis le pri­maire, les conver­sa­tions des adultes me parais­saient plus inté­res­santes. À par­tir du col­lège, on me confia les clés de la salle de pia­no pour m’exercer pen­dant les inter­classes. Ce n’était pour­tant pas faute d’avoir essayé d’aller à la ren­contre de mes voi­sins de classe. Mais, chaque fois, le même sché­ma se répé­tait. Au début, écoute et curio­si­té de décou­vrir la vie de ces nou­veaux cama­rades. Puis, à la longue, pas de sujet de dis­cus­sion com­mun ; eux me trou­vaient « bizarre ». Alors mes meilleurs amis étaient mes pro­fes­seurs et la res­pon­sable de la salle de piano. 

J’apprendrai plus tard que j’étais mal­gré tout, pour plu­sieurs de mes cama­rades, une source d’inspiration ; je les remer­cie pour ces éloges d’ailleurs, car j’étais bien peu affable. La réa­li­té de mes rela­tions sociales semble en déca­lage avec ce que j’en per­çois, dans un sens qui m’est favo­rable. On m’expliquera de longues années plus tard que cela tra­duit un phé­no­mène cou­rant : l’hypersensibilité.

Mon expérience dans le micromonde de l’X

L’X, ce micro­monde, avec ses binets et sa diver­si­té de per­son­na­li­tés, en sera une forte expé­rience. L’histoire se répète. Au détail près que les cours ne m’amusent plus autant : ce qui me vaut d’être la risée d’un bon nombre d’élèves. Pen­dant ce temps, mes réa­li­sa­tions artis­tiques et spor­tives, et d’autres aven­tures extra-sco­laires qui deviennent un besoin vital, m’épanouissent et me valent les meilleures cri­tiques. À côté de ces deux extrêmes, une poi­gnée d’amis semblent com­prendre mes aléas et recherches de sens, s’ils n’y sont pas plon­gés eux-mêmes d’ailleurs, et c’est avec eux que je par­tage des dis­cus­sions pro­fondes sur tous les sujets de la vie, des sciences à la phi­lo­so­phie, de la débauche à la sagesse, des grandes réflexions aux détails sans importance. 

Le choc de la vie professionnelle

Mes stages et pre­miers emplois furent ensuite autant d’expériences rocam­bo­lesques pour se plon­ger dans la curieuse réa­li­té du xxie siècle et l’incohérence pro­fes­sion­nelle, pour ne pas dire pué­ri­li­té. Appe­lée par le bien com­mun et l’intérêt public, me voi­là en cabi­nets minis­té­riels. Les sujets sont pas­sion­nants : Brexit, poli­tique agri­cole com­mune, spa­tial euro­péen. Pour­tant, là où je m’attendais à voir exem­pla­ri­té citoyenne et coopé­ra­tion d’intérêt géné­ral, je trouve l’urgence et la volon­té de domi­na­tion. Dans ces condi­tions, les fai­blesses humaines ont ter­rain libre pour pros­pé­rer. Inté­res­se­ment per­son­nel, car­rié­risme, pou­voir, actions éphé­mères. Bien sûr, il y a des excep­tions. Mais quelle n’est pas ma sur­prise quand un des conseillers me confie : « De toute façon, la poli­tique, on vou­drait tous qu’elle change, mais c’est comme ça depuis le début de la Répu­blique, c’est ain­si. » Curieux. Car, si l’on veut tous que cela change, pour­quoi ne pas œuvrer dans ce sens ? Pour­quoi s’abîmer dans des com­pro­mis­sions en sachant per­ti­nem­ment que le résul­tat sera ban­cal ? L’usuel est deve­nu normalité. 

Je suis l’extraterrestre

Un an plus tard, je gagne un nou­veau sur­nom : en entre­prise de conseil, je suis l’extraterrestre. On va jusqu’à me sug­gé­rer d’enlever la ligne « École poly­tech­nique » sur mon CV, qui effraye les clients. Ce n’est pas une sur­prise. Nous avons tous un réfé­ren­tiel, un ber­ceau de culture et d’habitudes qui, peu à peu, ont for­gé notre vision du monde. Et c’est sou­vent à par­tir de ce réfé­ren­tiel que nous posons un regard sur les autres. Ain­si pour cer­tains étais-je un cancre, pour d’autres un héros, pour d’autres encore un extra­ter­restre. Et je sais que plu­sieurs d’entre vous qui liront ces lignes en ont eu l’expérience.

Les hauts potentiels

Les hauts poten­tiels. Voi­là une appel­la­tion que j’ai décou­verte il y a quelques mois à peine et qui semble répondre à beau­coup d’étonnements. Quand je mets trois heures à m’endormir tous les soirs et qu’un parent me dit : « Il suf­fit que tu ne penses à rien » et que je lui réponds : « Je n’y arrive pas, mon cer­veau tourne tout seul » ; avoir l’impression tous les matins qu’il faut du temps afin que toutes les liai­sons neu­ro­niques se recon­nectent entre elles ; avoir ce sen­ti­ment que tout est relié au sein de la socié­té tan­dis que nos col­lègues de tra­vail com­par­ti­mentent les sujets au point de pro­duire des aber­ra­tions ; s’entendre qua­li­fiée de héros ou d’extraterrestre et obser­ver com­bien de nom­breuses per­sonnes ne semblent pas sai­sir la logique de notre esprit, la cohé­rence de notre quotidien.

“Nous sommes différents,
mais nous sommes tous normaux.”

Atypiques et neurotypiques, deux types de normalité

Je savais bien enten­du que tous les cer­veaux ne fonc­tion­naient pas à l’identique. Mais j’étais loin d’imaginer que cer­tains d’entre eux sus­ci­taient une telle incom­pré­hen­sion chez un si grand nombre d’amis, col­lègues, et même au sein de la famille. J’avais réus­si à m’adapter dans l’éducation sco­laire clas­sique en met­tant cette dif­fé­rence sur le compte d’un écart de matu­ri­té. Mais, une fois arri­vée dans le monde pro­fes­sion­nel, le déca­lage per­du­rait. Je suis recon­nais­sante que l’on m’ait fait par­ta­ger cette notion de « hauts poten­tiels » ain­si que les tra­vaux scien­ti­fiques à ce sujet, qui m’ont per­mis de com­prendre ces dif­fé­rences avec mon envi­ron­ne­ment. Nos cer­veaux fonc­tionnent dif­fé­rem­ment. Ma vie me paraît tou­jours nor­male, c’est un non-sujet. Mais je com­prends main­te­nant qu’elle soit per­çue dif­fé­rem­ment par d’autres. Nous sommes dif­fé­rents, mais nous sommes tous normaux.

Définir son essentiel

Com­ment faire avan­cer son tra­vail dans ces condi­tions ? Com­ment trou­ver un sens alors que la socié­té même semble œuvrer dans une mau­vaise direc­tion ? Mais, fina­le­ment, forts de ces constats, sachons dis­cer­ner et défi­nir notre essen­tiel. Avan­çons sans vou­loir se com­pa­rer à un cer­tain modèle. Tenons le cap de ce qui nous tient à cœur, en sachant recon­naître l’infinité de réfé­ren­tiels qu’est chaque indi­vi­du. Les matrices de pas­sage sont désor­mais la clé de la réus­site per­son­nelle et collective. 

Commentaire

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Mirallesrépondre
29 août 2022 à 22 h 00 min

HPI éga­le­ment, je me recon­nais dans vos réflexions de vie. Bien heu­reu­se­ment cer­tains d’entre nous conti­nuent à se poser la ques­tion du sens !

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