Jean-Baptiste Fantun, fondateur de NukkAI, qui développe des solution d'Intelligence artificielle

NukkAI : tester des ponts technologiques sur le bridge

Dossier : TrajectoiresMagazine N°763 Mars 2021
Par Hervé KABLA (X84)

En mars 2018 Jean-Bap­tiste Fan­tun (91) a lan­cé Nuk­kAI avec Véro­nique Ven­tos. Nuk­kAI déve­loppe et édite des solu­tions d’intelligence arti­fi­cielle appli­quées à des ver­ti­cales (Indus­trie, Éner­gie, Édu­ca­tion…). Ce labo­ra­toire d’IA pri­vé implan­té à Paris a pour objec­tif de construire un pro­gramme capable de se mesu­rer aux meilleurs humains au jeu de bridge et d’expliquer ses déci­sions. En 2019, Nuk­kAI a réa­li­sé un tour de table de 1,15 mil­lion d’euros auprès d’investisseurs pri­vés, afin de pour­suivre le déve­lop­pe­ment de sa technologie.

Que permet NukkAI ? 

Nuk­kAI est un labo pri­vé d’intelligence arti­fi­cielle (IA), dont le but « modeste » est de construire l’IA du futur de manière incré­men­tale. Nous déve­lop­pons nos méthodes inno­vantes dans la défense, l’industrie, l’énergie ou encore l’éducation. L’originalité de nos méthodes repose sur leur carac­tère hybride (com­bi­nai­son de plu­sieurs para­digmes IA), per­met­tant de trai­ter des don­nées incom­plètes en uni­vers pro­ba­bi­liste tout en four­nis­sant des expli­ca­tions à l’humain.

Comment t’est venue l’idée ?

En accom­pa­gnant des start-up dans le domaine de la san­té, j’ai pris conscience que les méthodes d’IA uti­li­sées (deep lear­ning géné­ra­le­ment) ren­con­traient plu­sieurs dif­fi­cul­tés : leur carac­tère black box qui com­plique toute inter­ac­tion avec l’humain ; leur inca­pa­ci­té à four­nir des résul­tats quand le volume de data est insuf­fi­sant (ces méthodes sont extrê­me­ment consom­ma­trices de don­nées). La ren­contre avec Véro­nique Ven­tos, qui, elle, côté recherche et à rebours des idées à la mode, avait prô­né la com­bi­nai­son de plu­sieurs para­digmes de l’IA, a été déci­sive. Le pro­jet d’Intelligence arti­fi­cielle hybride de Nuk­kAI est extrê­me­ment ambi­tieux et nous avons choi­si le jeu de bridge comme chal­lenge emblé­ma­tique ; pas très dif­fi­cile, nous sommes tous les deux brid­geurs et bien pla­cés pour éva­luer la dif­fi­cul­té pour des robots de bien jouer au bridge !

Quel est le parcours des fondateurs ? 

Je suis X91, j’ai com­men­cé dans l’audit finan­cier, puis j’ai pas­sé l’agrégation de maths et ensei­gné ; j’ai ensuite tra­vaillé en cabi­net minis­té­riel pen­dant quelques années, pour me mettre fina­le­ment à mon compte comme consul­tant auprès de start-up inno­vantes. Véro­nique Ven­tos est cher­cheuse en intel­li­gence arti­fi­cielle, elle a fait une thèse en IA puis est deve­nue maître de confé­rences au Labo­ra­toire de recherche infor­ma­tique à Paris-Saclay.

Qui sont les concurrents ? 

Google, mais ils sont moins avan­cés que nous. Plus sérieu­se­ment, à ce stade aucune entre­prise n’a une approche simi­laire à la nôtre. Cela dit, la convic­tion qu’il est néces­saire de cou­pler plu­sieurs para­digmes de l’IA est de plus en plus par­ta­gée par des acteurs inter­na­tio­naux de pre­mier rang, qui sont d’ailleurs très inté­res­sés par nos travaux.

Quelles ont été les étapes clés depuis la création ? 

La pre­mière phase, qui a duré un an, de mai 2018 à mai 2019, a per­mis de consti­tuer une équipe scien­ti­fique extrê­me­ment solide avec des cher­cheurs de renom­mée inter­na­tio­nale, mais aus­si de jeunes ingé­nieurs aux pro­fils et natio­na­li­tés variés. Nous avons consa­cré cette pre­mière phase à déve­lop­per des méthodes inno­vantes sur le bridge et cet effort a été récom­pen­sé par la publi­ca­tion de plu­sieurs articles scien­ti­fiques qui ont éta­bli notre cré­di­bi­li­té. Dans une deuxième phase, qui est encore en cours, nous mon­trons que nous sommes capables de déve­lop­per des approches pro­met­teuses dans d’autres domaines que le bridge.

Nous avons mené un pro­jet dans le domaine de la défense avec un grand groupe fran­çais, ce qui nous a ouvert de nom­breuses portes dans ce domaine, y com­pris auprès de l’État fran­çais. Dans cette deuxième phase, nous réa­li­sons éga­le­ment plu­sieurs pro­jets dans des domaines très dif­fé­rents (éner­gie, édu­ca­tion, huma­ni­taire, etc.) afin d’évaluer le mar­ché pour des pro­duits repo­sant sur nos approches, tout en finan­çant notre déve­lop­pe­ment. Nous avons levé de l’argent auprès de Busi­ness Angels, eu un sou­tien sub­stan­tiel de Bpi­france et déve­lop­pons les pre­miers pro­jets qui par­ti­cipent à notre finan­ce­ment, à com­men­cer par le domaine de la défense qui est le pre­mier à avoir fait preuve de son appé­tit pour les méthodes que nous déve­lop­pons. Et main­te­nant, nous atta­quons le sec­teur de l’énergie, avant celui de la santé.

Comment a‑t-on pu laisser l’informatique devenir un domaine non prédictif ? 

Depuis la créa­tion du domaine de l’IA ; il existe une riva­li­té entre ses deux prin­ci­paux para­digmes, qui sont l’IA sym­bo­lique et l’IA numé­rique (ou connexion­niste). La supré­ma­tie de l’IA sym­bo­lique où la notion d’« expli­ca­bi­li­té » est cen­trale a pris fin à la fin des années 80 et l’on a vu émer­ger des méthodes numé­riques liées aux réseaux neu­ro­naux et plus récem­ment au deep lear­ning. Ce suc­cès s’explique par le fait que ces méthodes sont deve­nues beau­coup plus effi­caces sur cer­taines tâches, en étant les pre­mières à béné­fi­cier des pro­grès liés à la puis­sance des ordi­na­teurs. Mal­heu­reu­se­ment ces approches sont de type « boîte noire » et ne four­nissent donc pas d’explication com­pré­hen­sible par un humain.

L’engouement pour l’IA va-t-il diminuer ? 

L’IA a connu ses fameux hivers à chaque fois qu’elle n’a pas tenu ses pro­messes. Les approches en vogue actuel­le­ment (deep lear­ning) sont per­for­mantes dans de nom­breux cas d’usage, mais pas tous ; par ailleurs elles ont la carac­té­ris­tique d’être des boîtes noires, ce qui signi­fie que les déci­sions prises par de tels algo­rithmes ne sont abso­lu­ment pas trans­pa­rentes. Le dan­ger serait de sur­vendre ces méthodes en fai­sant croire que leur uti­li­sa­tion est indis­pen­sable dans toutes les situa­tions. L’avenir de l’IA dépen­dra donc de notre capa­ci­té à aller au-delà du deep lear­ning, en com­bi­nant plu­sieurs para­digmes d’IA pour abou­tir à des IA hybrides robustes et capables de four­nir des expli­ca­tions (gar­dant l’humain « dans la boucle »).

Pourquoi écrire un programme expert au bridge est-il plus instructif qu’un champion algorithmique au go ou aux échecs ? 

Il y a trois rai­sons à cela. La pre­mière, c’est que le bridge est un jeu à infor­ma­tion incom­plète (on voit son jeu mais pas celui des autres) et, dans la « vraie vie », nous sommes ame­nés à prendre des déci­sions sans avoir accès à toutes les infor­ma­tions. La seconde, c’est que le bridge est à la fois col­la­bo­ra­tif et adver­sa­rial (on joue avec un par­te­naire contre deux adver­saires) ; on doit donc faire en per­ma­nence des arbi­trages entre l’information que l’on passe au par­te­naire et celle que l’on trans­met simul­ta­né­ment aux adver­saires. Enfin, le bridge impose un cer­tain degré d’explicabilité, toute infor­ma­tion pas­sée au par­te­naire devant être néces­sai­re­ment expli­quée aux adversaires.

Les méthodes « état de l’art » sont fon­dées sur la recherche arbo­res­cente : on simule des mains pos­sibles pour les adver­saires, on résout la par­tie à jeu ouvert (en voyant les 4 jeux) et on choi­sit l’action qui maxi­mise le gain moyen sur tout l’échantillon. Ces méthodes sont assez per­for­mantes mais atteignent un pla­fond connu : en par­ti­cu­lier, par construc­tion elles ne tirent pas par­ti de l’aspect infor­ma­tion incom­plète car elles sont inca­pables de mener des actions qui « laissent l’adversaire dans le brouillard et l’induisent à com­mettre des fautes ».

“NukkAI a pour objectif de créer une intelligence artificielle qui joue très bien ET qui explique ses actions.

Nous tes­tons des méthodes de type deep lear­ning ou rein­for­ce­ment lear­ning (méthodes numé­riques), avec des spé­cia­listes comme Tris­tan Caze­nave et Bru­no Bou­zy, cher­cheurs inter­na­tio­naux, qui ont par­ti­ci­pé à l’élaboration des IA sur le jeu de go. Ces méthodes sont puis­santes sur des jeux à infor­ma­tion com­plète (échecs, go) mais peinent à pro­gres­ser pour des jeux comme le bridge. Nous les cou­plons avec de l’IA sym­bo­lique (Induc­tive Logic Pro­gram­ming), avec des cher­cheurs connus comme Céline Rou­vei­rol ou Hen­ry Sol­da­no, avec le double objec­tif de gui­der les algo­rithmes numé­riques en fac­to­ri­sant voire en éla­guant cer­taines branches de l’arbre et de four­nir des expli­ca­tions des actions en aval : nous vou­lons créer une IA qui joue très bien ET qui explique ses actions.

Nous, Français, avons été à la pointe en IA. Sommes-nous en train de nous faire dépasser par d’autres pays comme la Chine ? 

Nous avons été en pointe à l’époque de Jacques Pitrat (notre glo­rieux cama­rade de la 54) ou Daniel Kay­ser, des pion­niers de l’IA sym­bo­lique. La pré­émi­nence actuelle des méthodes numé­riques, extrê­me­ment data­vores, favo­rise les géants amé­ri­cains et chi­nois qui ont su amas­ser des don­nées gigan­tesques dans des condi­tions inac­cep­tables pour un Euro­péen. Nous avons per­du la bataille de la don­née mais pas la guerre de l’IA. Notre ave­nir dépen­dra de notre capa­ci­té à pro­duire des cham­pions natio­naux et euro­péens déve­lop­pant des méthodes per­met­tant de se dif­fé­ren­cier des Gafam et répon­dant à une trans­pa­rence que l’Europe tend à impo­ser de plus en plus : chez Nuk­kAI, c’est le pari que nous fai­sons avec l’intelligence arti­fi­cielle hybride. D’ailleurs Véro­nique Ven­tos a été nom­mée par Forbes comme la troi­sième femme la plus influente dans le monde dans le domaine de l’IA !

Tu as eu plusieurs vies après l’X : le conseil, l’agrégation de maths, le haut fonctionnariat, et maintenant startupper. Es-tu un précurseur ou un touche-à-tout ? 

Plu­tôt un hédo­niste, fai­sant à chaque étape de sa vie ce qui lui plai­sait sans avoir le moindre plan de car­rière. Fina­le­ment j’ai créé une entre­prise dans laquelle je capi­ta­lise sur cha­cune de mes expé­riences pas­sées, pro­fes­sion­nelles ou non (je suis clas­sé dans les 20 meilleurs joueurs fran­çais au bridge, ce qui a néces­si­té un cer­tain inves­tis­se­ment…). J’observe que, quand je suis entré à l’X, la pana­cée était d’aboutir dans un grand groupe et d’y mener une car­rière linéaire jusqu’au som­met. Je me sens proche des jeunes géné­ra­tions qui sont plus nomades et axées sur l’entreprenariat.

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