L’expert et le politique face à l’inconnu
La Covid 19 a provoqué une crise des rapports entre politique et expertise.
Face à l’épidémie, l’État a tout naturellement constitué un conseil scientifique pour éclairer sa gestion. Mais pourquoi cette épidémie a‑t-elle mis à si rude épreuve les principes habituels d’un gouvernement éclairé par la science ?
Face à l’épidémie de la Covid-19, le recours aux experts s’imposait naturellement. Certes, l’État dispose en temps normal de nombreuses institutions chargées de la santé du pays, mais le recours à un conseil scientifique pouvait éclairer les décisions politiques et incarner une expertise crédible sinon rassurante. Si la démarche s’inscrit dans la tradition de l’aide à la décision assistée par la science, le gouvernement n’avait sans doute pas anticipé les polémiques et les interrogations suscitées par la mobilisation des experts. Et plus particulièrement par la complexité des relations qu’il a fallu gérer entre les décisions politiques et les analyses médicales issues du conseil scientifique, ainsi que les discordances entre les avis des experts du domaine. Selon le cas, on a accusé le gouvernement de suivre trop aveuglément le conseil scientifique, ou à l’inverse reproché aux experts de légitimer sans raison scientifique valable les choix du pouvoir.
REPÈRES
Les principes d’un gouvernement ou d’un management qui mobilise des experts sont le plus souvent pensés pour une décision en situation d’incertitude, alors que des crises comme celle que provoque une épidémie inédite confrontent décideurs et experts à la gestion d’une action collective dans l’inconnu. Cette distinction fondamentale a d’abord été mise en évidence et rigoureusement formalisée dans les recherches sur les processus d’innovation. Elles ont montré que, face à l’inconnu, la responsabilité de l’expertise et du scientifique change de nature et de fonction. Il ne s’agit plus seulement de guider les décideurs pour choisir la meilleure branche de l’alternative comme dans les situations d’incertitude, il faut aussi clarifier les lacunes du savoir, organiser la progression des connaissances et susciter des politiques d’innovation adaptées.
L’incertain et l’inconnu : une distinction fondamentale pour l’action
La langue nous rappelle qu’un visage incertain n’est pas un visage inconnu. Dans le premier cas, on hésite entre des personnes connues : s’agit-il de X ou d’Y ? Il suffira alors de demander une confirmation pour le savoir. Dans le second cas, nous ne savons pas de qui il s’agit et il faut donc se préparer à des surprises. La modélisation rigoureuse de cette distinction s’est imposée pour l’étude des processus d’innovation et pour le développement d’une théorie de la conception adaptée à la rupture (pour une introduction à la théorie C‑K, on pourra se reporter à notre ouvrage Théorie et méthodes de la conception innovante, Presses des Mines, 2014).
On a pu ainsi montrer qu’incertain et inconnu conduisent à des logiques d’action différentes. Cependant cette distinction reste encore méconnue des modèles économiques et politiques classiques, qui se sont essentiellement inspirés de la théorie probabiliste du choix rationnel, et plus précisément de la théorie de la décision bayésienne dans l’incertain. Théorie qui sert toujours de soubassement à la quasi-totalité des modèles de risque, y compris pour le risque médical.
Le schéma de la décision dans l’incertain
Or la théorie de la décision dans l’incertain s’appuie sur une hypothèse simple mais lourde de conséquences : celle de la stabilité du schéma décisionnel. Cette hypothèse signifie que les décisions alternatives qui s’offrent au choix du décideur ainsi que les événements incertains auxquels elles seront confrontées sont supposés connus et stables. Les seules données qui pourront varier sont les probabilités des événements, et c’est là qu’intervient le rôle des experts. Prenons l’exemple d’un promeneur ayant à choisir au sein d’une alternative, prendre un parapluie ou un chapeau, et qui fait face à une incertitude : va-t-il pleuvoir ou faire soleil ? Le rôle d’un expert météo en découle : fournir les probabilités respectives de la pluie et du soleil. Car, muni de ces données, le décideur pourra calculer les bénéfices et les pertes associés à chacune des deux branches de l’alternative.
Il importe de remarquer que, dans ce schéma, l’expert garantit au décideur la validité des probabilités qu’il lui fournit. Et, si le décideur hésite encore, il pourra l’aider à affiner ces données par des recherches supplémentaires jusqu’à ce qu’une décision se dégage. La rationalité de ce processus réside donc dans la robustesse du choix final – choisir un parapluie ou un chapeau – malgré l’incertitude de la météo. Certes, l’expert ne pourra pas toujours effacer cette incertitude, mais le décideur pourra être rassuré et pourra convaincre qu’il a choisi au mieux parmi les seules solutions possibles et après avoir examiné toutes les éventualités.
Le schéma de la décision dans l’inconnu
Face à l’inconnu, la situation est profondément différente : il faut abandonner l’hypothèse de stabilité du schéma décisionnel ! Cette fois, ni la liste des alternatives et des événements, ni la probabilité des événements n’est complètement connue. L’expert est lui-même confronté à des lacunes de la connaissance et de nouvelles recherches pourraient considérablement modifier tous les termes du schéma décisionnel. Dans cette situation, les relations entre décideur et expert ne sont plus faciles ou naturellement convergentes.
Non seulement l’expert n’est plus garant d’un schéma décisionnel initial, mais il peut être amené à se contredire lui-même, au moins en partie, s’il en propose un. Réciproquement, le décideur peut se dégager de son conseil et choisir une politique en arguant de l’impossibilité pour l’expert de lui fournir des solutions plus crédibles ou plus bénéfiques.
Si l’on ne prend pas garde aux effets d’une telle situation, la lisibilité du processus décisionnel et la crédibilité de l’expertise deviennent plus difficiles et prennent un tour inquiétant : les décisions peuvent se succéder dans le temps sans cohérence apparente, donnant le sentiment que l’anticipation est absente et que tout le monde avance à tâtons ; les relations entre décideur et expert deviennent complexes et ambiguës (les experts peuvent être amenés à cautionner un choix discutable du décideur, simplement parce qu’ils n’ont rien de mieux à proposer, et le décideur peut être tenté de s’appuyer sur les experts pour prendre des décisions qui n’ont pas de fondement sûr) ; face à l’inconnu, le monde des experts peut se diviser autant que celui des décideurs, plaçant l’opinion publique devant une discordance d’autant plus inquiétante qu’elle est durable.
Reconnaissance commune de l’inconnu
Face à l’inconnu, il faut d’abord reconnaître cet état de fait et clarifier la différence entre cette situation et une situation d’incertitude. En pratique, décideurs et experts doivent reconnaître de façon commune et partagée les limites qui pèsent aussi bien sur les actions que sur les connaissances disponibles. Cette situation est évidemment inquiétante pour l’opinion, mais elle évite à l’avance une autre inquiétude qui ne pourra que croître par la suite, quand il apparaîtra que les décisions prises n’ont pas les effets escomptés. À l’inquiétude qui émerge viendra s’adjoindre une défiance vis-à-vis des décideurs et des experts, favorisant les croyances les plus irrationnelles et les théories complotistes.
Des responsabilités différenciées et solidaires
Grâce à cette reconnaissance de l’inconnu, il devient possible de déployer un modèle de coopération entre experts et décideurs qui repose sur des responsabilités dissociées mais solidaires. Il faut ici amender la conception traditionnelle héritée de Max Weber qui opposait l’éthique de responsabilité d’un politique à l’éthique de conviction d’un savant. Car cette opposition suppose implicitement que le savant n’est pas un homme d’action et que l’homme politique n’a pas besoin d’être assuré des éléments d’information dont il dispose. On peut garder de cet auteur l’idée qu’il y a nécessairement des logiques différentes entre ces deux acteurs et que le savant doit s’en tenir à des prises de position et à des démarches scientifiquement fondées. Mais cette analyse ne prend pas en compte la réalité et la dynamique de la situation.
Face à l’inconnu, le savant ainsi que ses pairs peuvent aussi être en difficulté pour réduire leurs controverses et se forger une conviction. Ils ne sont pas nécessairement assurés des recherches à conduire pour aboutir à des connaissances stabilisées et utiles. Experts et décideurs sont donc tous deux sommés d’agir en fonction de leurs responsabilités propres. Il n’y a plus, face à face, la responsabilité du dirigeant et la conviction du savant. Il y a deux responsabilités différentes et chacune doit démontrer la pertinence de ses actions.
La coopération de deux processus différents d’action et d’investigation
La responsabilité des experts est complémentaire et porte aussi sur les actions qu’ils doivent conduire, parallèlement ou en interaction avec les décideurs. Il leur incombe de mettre sur pied et d’expliquer les recherches qu’il faut conduire au plus vite. Il leur appartient aussi d’organiser un processus d’innovation collective sur les traitements et les protocoles, aussi convergent et rapide que possible, notamment en relation avec les industriels impliqués. Aucun chercheur ne peut garantir que la connaissance va progresser utilement. Mais il faut convaincre que toutes les pistes prometteuses seront étudiées avec un égal respect.
De même faut-il clairement montrer que les divergences entre approches scientifiques concurrentes sont normales. Et que des coordinations sont mises en place pour réduire les redondances et favoriser une diversité légitime des travaux. Sans une telle rigueur dans l’explicitation des différentes perspectives, le désarroi de l’opinion ne peut qu’augmenter, jusqu’à la méfiance systématique vis-à-vis non pas de la science en général, mais des institutions scientifiques. Méfiance qui risque de perdurer, y compris lorsque de véritables avancées médicales seront obtenues.
À cet égard, la crise de la Covid restera sûrement comme une des crises où le monde scientifique et médical, malgré un dévouement unanimement salué, a montré sa vulnérabilité collective face à l’épreuve de l’inconnu. Dans une crise, la responsabilité des experts ne va pas jusqu’à mettre en place un gouvernement démocratique de la science, il faut avant tout s’assurer de la robustesse face à l’inconnu des institutions scientifiques elles-mêmes. Dans les processus d’innovation de rupture, la construction de collectifs d’experts, venant de disciplines hétérogènes et parfois rivales, passe par des organisations et des socialisations adaptées. Il importe d’en tirer les leçons sur le renforcement des procédures des institutions scientifiques face à l’inconnu.
Rationalité et solidarité dans l’inconnu
États et sociétés ont depuis longtemps rencontré l’épreuve de l’inconnu. Les grandes guerres, les grandes catastrophes naturelles créent des situations où l’action semble paralysée par l’absence de connaissance et la recherche semble bloquée par l’absence d’action.
Ce sont les symptômes caractéristiques d’une gestion inspirée des modèles décisionnels classiques issus du monde marchand où les seules incertitudes viennent des fluctuations des prix et des décisions d’achat et de vente. Or l’inconnu naît avec la déstabilisation des techniques, des règles sociales et du monde naturel. Ce qui explique que l’étude scientifique de la rationalité dans l’inconnu s’est surtout développée dans les travaux sur les processus d’innovation et qu’ont été proposées, dans ce cadre, des méthodes pour la conception d’alternatives innovantes et pour l’élaboration de pratiques solidaires permettant d’affronter collectivement l’inconnu.
Mais, sauf quelques exceptions, les formations à la vie politique ou à la vie des entreprises ne préparent pas à raisonner dans l’inconnu ; de même que la recherche scientifique n’est que rarement organisée pour répondre de façon coordonnée à un danger inédit. Pourtant, les travaux sur la rationalité dans l’inconnu fournissent aujourd’hui les outils conceptuels et méthodologiques permettant de préparer décideurs et chercheurs à agir et enquêter ensemble dans l’inconnu.