Faux artistiques en sciences criminalistiques

La spécialité du faux artistique en sciences criminalistiques

Dossier : L'expertise judiciaireMagazine N°763 Mars 2021
Par Violaine de VILLEMEREUIL
Par Anna TUMMERS

L’analyse des œuvres d’art pour en débus­quer les faux fas­cine les esprits ration­nels, car ce genre d’enquête met en œuvre une grande sub­ti­li­té de rai­son­ne­ment en même temps que des tech­niques poin­tues, sans le mor­bide de l’enquête cri­mi­nelle… Entrons donc dans le labo­ra­toire de l’expert !

Des experts judi­ciaires en cri­mi­na­lis­tique ont une spé­cia­li­té plus fine dite faux artis­tique. L’expert inter­vient alors comme scien­ti­fique cri­mi­na­liste et uti­lise les moyens tech­niques et scien­ti­fiques dont il dis­pose afin de faire la lumière sur une œuvre d’art questionnée. 

Une méthode expertale possible

Nous pré­sen­tons ici une méthode exper­tale pos­sible dans le cas poten­tiel de faux artis­tiques. Celle-ci a pour objec­tif de trai­ter le sujet dans sa glo­ba­li­té et de tra­vailler sur les traces et indices, au-delà de l’œuvre à étu­dier. Il peut s’agir de docu­ments papier ou numé­rique liés à son his­to­rique et son authen­ti­fi­ca­tion ou encore d’un ate­lier clan­des­tin de confec­tion de tableaux et de l’ensemble des objets, pro­duits qu’il contient. La recherche de traces de l’artisan sur l’œuvre (ex. : traces de poils de pin­ceau, che­veux, maté­riaux syn­thé­tiques ou natu­rels, récents ou anciens, traces papil­laires) et la recherche de traces de l’œuvre dans l’atelier de l’artisan (ex. : des­sin pré­pa­ra­toire, pig­ments, fac­tures, équi­pe­ments…) sont essen­tielles et découlent des pos­tu­lats énon­cés dans l’encadré ci-contre. La métho­do­lo­gie pré­sen­tée est fon­dée sur une com­pa­rai­son entre les don­nées connues a prio­ri et celles connues a pos­te­rio­ri. Les don­nées connues a prio­ri sont par exemple des don­nées pré­sen­tées dans le dos­sier (his­to­rique de la pro­ve­nance, rap­ports tech­niques, publi­ca­tions, fac­tures…) ou dans des bases de don­nées his­to­riques, tech­niques et scien­ti­fiques liées à l’artiste, sa région et sa période… Les don­nées connues a pos­te­rio­ri sont les études et exa­mens entre­pris lors de l’expertise. Ces don­nées sont ensuite mises en paral­lèle afin de véri­fier l’hypothèse sui­vante « l’œuvre est authen­tique ». Chaque para­mètre est ana­ly­sé et les don­nées a prio­ri et a pos­te­rio­ri sont com­pa­rées entre elles. La conclu­sion dépen­dra des résul­tats obte­nus en fonc­tion de l’hypothèse « l’œuvre est authen­tique » et le résul­tat sera concor­dant ou non (cohé­rence des élé­ments), dis­cri­mi­nant ou non (pro­ba­bi­li­té nulle de l’hypothèse). La conclu­sion glo­bale sur l’authenticité est faite à par­tir de ces conclu­sions obte­nues pour cha­cun des para­mètres étudiés.

Authen­ti­ci­té cer­taine ? De fortes pré­somp­tions per­mettent de conclure que l’artiste men­tion­né est bien l’auteur de l’œuvre (ensemble d’éléments concor­dants accom­pa­gnés de para­mètres non dis­cri­mi­nant). Authen­ti­ci­té pro­bable ? Des pré­somp­tions sérieuses dési­gnent l’artiste men­tion­né comme auteur de l’œuvre (ensemble d’éléments concor­dants accom­pa­gnés de para­mètres non dis­cri­mi­nants et d’un ou quelques para­mètres non concor­dants). Authen­ti­ci­té peu pro­bable ? Plu­sieurs para­mètres rendent inco­hé­rente une attri­bu­tion de l’artiste men­tion­né comme auteur de l’œuvre (ensemble d’éléments non concor­dants accom­pa­gnés de para­mètres non dis­cri­mi­nants et concor­dants). Authen­ti­ci­té exclue ? De fortes pré­somp­tions per­mettent d’exclure l’artiste men­tion­né comme auteur de l’œuvre (ensemble avec au moins un élé­ment dis­cri­mi­nant ou une accu­mu­la­tion d’éléments non concor­dants). Nous vous pro­po­sons de décou­vrir quelques tech­niques utiles pour l’expertise d’un faux en art et quelques exemples concrets de leur efficacité.


REPÈRES

Les faux en art sont défi­nis, selon le point de vue de la loi fran­çaise, par deux notions. Nous dis­tin­guons d’une part le véri­table faux artis­tique et d’autre part la contre­fa­çon, cha­cune de ces notions fai­sant l’objet d’un régime dif­fé­ren­cié. Gérard Lyon-Caen, pro­fes­seur de droit fran­çais, détaillait la défi­ni­tion de faux en art comme suit : « Le faux n’est pas seule­ment “une chose” ou “un objet”, mais éga­le­ment “un acte humain” et “une conduite”. Ce qui consti­tue un faux, ajou­tait-il, c’est le fait de pré­sen­ter inten­tion­nel­le­ment une œuvre pour ce qu’elle n’est pas. » Du point de vue pénal, le faux artis­tique est défi­ni comme le « fait d’apposer un nom usur­pé sur une œuvre d’art ou d’imiter la signa­ture d’un artiste dans le but de trom­per l’acheteur sur l’auteur de l’œuvre pro­po­sée et, pour un mar­chand ou inter­mé­diaire, de conser­ver l’œuvre ain­si libel­lée ou signée ou de la mettre en vente ou en cir­cu­la­tion » (loi du 9 février 1895). 


Comment examiner une œuvre d’art d’un point de vue stylistique ? 

Voyons d’abord l’analyse sty­lis­tique et l’attribution. L’analyse sty­lis­tique est un para­mètre cru­cial pour déter­mi­ner l’authenticité d’une œuvre d’art. En effet, si des ana­lyses scien­ti­fiques et chi­miques peuvent démon­trer que l’œuvre n’est pas authen­tique en iden­ti­fiant, par exemple, que les maté­riaux uti­li­sés sont ana­chro­niques, en revanche une attri­bu­tion posi­tive ne peut être éta­blie sans ana­lyse sty­lis­tique. Dans les cas où les maté­riaux uti­li­sés pour l’œuvre se révèlent com­pa­tibles avec la période en ques­tion, il est impé­ra­tif de s’appuyer sur une étude de la signa­ture sty­lis­tique de l’artiste afin de déter­mi­ner si l’attribution est cor­recte. L’analyse sty­lis­tique est entre­prise par des experts en his­toire de l’art spé­cia­li­sés sur une période spé­ci­fique ou un artiste. Cette étude demande un exa­men des carac­té­ris­tiques visuelles comme la com­po­si­tion, le des­sin, la tech­nique ou encore la touche à la lumière du ou des styles connus de l’artiste et de sa pra­tique d’atelier. Des œuvres de réfé­rence sont sou­vent rap­pro­chées aux fins de com­pa­rai­son fine sur des élé­ments essen­tiels comme le sujet, le for­mat, le sup­port et la tech­nique employée… Cela implique que ces œuvres de com­pa­rai­son soient bien docu­men­tées et fassent consensus.

Voyons ensuite l’analyse sty­lis­tique et l’imagerie scien­ti­fique. L’analyse sty­lis­tique peut être avan­ta­geu­se­ment com­bi­née avec des ana­lyses chi­miques et des tech­niques d’imagerie avan­cées (réflec­to­gra­phie infra­rouge, rayons X, car­to­gra­phie élé­men­taire par fluo­res­cence X (MA-XRF)…) afin de confir­mer ou d’exclure une attri­bu­tion. La confron­ta­tion de ces ana­lyses per­met de com­pa­rer non seule­ment ce qui est visible, mais éga­le­ment les couches plus pro­fondes. Nous pou­vons donc mettre en lumière les carac­té­ris­tiques du mode d’exécution de l’œuvre d’art, comme l’ébauche de la com­po­si­tion ou le tra­cé du des­sin sous-jacent, la construc­tion des figures et des scènes ou l’utilisation spé­ci­fique de cer­tains pig­ments ou liants en fonc­tion des étapes du pro­ces­sus artis­tique. Enfin, quand il s’agit d’authentifier une œuvre, l’analyse de la sur­face visible néces­site un (cer­tain) niveau d’études tech­niques car il est cru­cial d’évaluer la condi­tion de l’œuvre et de dis­tin­guer les zones d’origine de celles de res­tau­ra­tions ou d’ajouts ultérieurs.

Ins­pec­tion of a medie­val wood sculp­ture using com­pu­ter tomo­gra­phy, June 2016, doi : 10.5194/isprsarchives-XLI-B5-287‑2016.


Les sciences criminalistiques

Les sciences cri­mi­na­lis­tiques sont nées dans les années 1900 et connaissent un essor flo­ris­sant depuis la fin du ving­tième siècle. Leur défi­ni­tion a néces­sai­re­ment évo­lué au fil des années et le Larousse leur attri­bue aujourd’hui celle-ci : « Ensemble des tech­niques mises en œuvre par la jus­tice et les forces de police et de gen­dar­me­rie pour éta­blir la preuve du crime et iden­ti­fier son auteur. » Une défi­ni­tion large qui s’explique par les nom­breux domaines d’intervention. Une des dif­fi­cul­tés ren­con­trées en science cri­mi­na­lis­tique est en effet la stra­té­gie à mettre en place et ce, que ce soit sur une scène ou en labo­ra­toire. Si l’étendue des pos­si­bi­li­tés en sciences foren­siques est immense et ne cesse de pros­pé­rer au vu des pro­grès scien­ti­fiques de ces der­nières années, s’il est pos­sible de faire appel à des tech­niques tou­chant à la bio­lo­gie molé­cu­laire, à la bio­chi­mie, à la chi­mie, à la phy­sique, à l’électronique ou encore au trai­te­ment de l’information… ces sciences se heurtent à un constat : l’objet d’étude (traces et indices mis sous scel­lés ou sur une scène de crime) est incon­nu (com­ment iden­ti­fier sur une scène les objets pos­sé­dant des traces maté­rielles d’intérêt ?) et unique (pro­cède-t-on à un exa­men qui est des­truc­tif ?). Il est donc essen­tiel de bien poser la stra­té­gie scien­ti­fique pour la démons­tra­tion de la preuve à mettre en œuvre. Ces sciences s’appuient pour cela sur plu­sieurs pos­tu­lats consi­dé­rés comme le ciment com­mun de la cri­mi­na­lis­tique mais éga­le­ment régu­liè­re­ment remis en cause, le trans­fert ou prin­cipe d’échange de Locard (1920) : « Nul ne peut agir avec l’intensité que sup­pose l’action cri­mi­nelle sans lais­ser des marques mul­tiples de son pas­sage » ; l’individualité ou prin­cipe de Kirk (1963) : « Tout objet de notre uni­vers est unique, deux objets d’origine com­mune peuvent être com­pa­rés et une indi­vi­dua­li­sa­tion pro­non­cée si ces objets sont d’une qua­li­té suf­fi­sante per­met­tant l’observation de l’individualité » ; les 5 grands prin­cipes selon Inman et Rudin (2000) 1. trans­fert (cf. prin­cipe de Locard), 2. iden­ti­fi­ca­tion (nature, com­po­si­tion), 3. clas­si­fi­ca­tion-indi­vi­dua­li­sa­tion (ori­gine-source de la trace), 4. asso­cia­tion (lien entre les traces-objets-lieux-per­sonnes), 5. recons­truc­tion (conclu­sion pro­ba­bi­liste sur la séquence des évé­ne­ments passés). 


Comment examiner une œuvre d’art de manière précise et non invasive ? 

L’acquisition et le trai­te­ment des images par tomo­gra­phie à rayons X per­mettent la mise en évi­dence de la struc­ture interne, de faire l’étude des dom­mages, des zones de res­tau­ra­tion, des arti­fices de mon­tage. Les œuvres en bois (et sur bois) sont par­ti­cu­liè­re­ment pro­pices à cet exa­men et les atteintes xylo­phages sont faci­le­ment visibles. Cet exa­men per­met donc de mettre en évi­dence des imi­ta­tions de l’atteinte du bois (ver­mou­lu), de l’utilisation d’un sup­port ancien retou­ché, repeint ou consti­tué de plu­sieurs mor­ceaux ana­chro­niques. En ce qui concerne l’imagerie chi­mique, ces der­nières années l’amélioration de la vitesse d’acquisition des appa­reils a per­mis de mettre au point de nou­velles tech­niques : en scan­nant l’objet point par point il est pos­sible de connaître sa com­po­si­tion sur une zone loca­li­sée de l’ordre du micron. En com­bi­nant ces don­nées, il est pos­sible d’obtenir une image en fonc­tion des com­po­sés pré­sents. Cela per­met de loca­li­ser des zones de retouche, des ano­ma­lies dans l’application de la matière ou encore des zones conte­nant des pro­duits tota­le­ment ana­chro­niques. Une des tech­niques uti­li­sées lar­ge­ment dans le domaine de l’étude des œuvres d’art est la spec­tro­mé­trie par la fluo­res­cence X qui iden­ti­fie des élé­ments (fer, plomb, cal­cium…) ; l’infrarouge à trans­for­mée de Fou­rier qui iden­ti­fie des pro­duits comme des colo­rants, des résines, des liants, des poly­mères, des minéraux…

Étude de repeint sur une planche de bois ancienne, étude d’attaques xylophages.

Des traces de composés anachroniques dans la matière d’une œuvre d’art ?

Il faut carac­té­ri­ser la matière pic­tu­rale. À par­tir d’un microé­chan­tillon de quelques microns, il est pos­sible de connaître la com­po­si­tion d’un liant, d’une résine ou d’un colo­rant à l’aide d’une tech­nique comme la chro­ma­to­gra­phie gazeuse cou­plée à un spec­tro­mètre de masse. L’identification d’un liant moderne met par exemple en évi­dence un ana­chro­nisme si la période de data­tion est ancienne. Il faut aus­si iden­ti­fier la source d’origine : on a l’exemple du plomb. Par com­pa­rai­son, nous pou­vons non pas dater le plomb mais com­pa­rer ses carac­té­ris­tiques avec celles de plombs de dif­fé­rentes pro­ve­nances et extraits à dif­fé­rents moments de l’histoire. Cette tech­nique est uti­li­sée en science cri­mi­na­lis­tique, en archéo­lo­gie et en ana­lyse d’objets d’art. Le prin­cipe repose sur le fait que le plomb est pré­sent dans la nature avec une com­bi­nai­son de 4 iso­topes stables : 204Pb, 206Pb, 207Pb, 208Pb, de masses dif­fé­rentes. Ces iso­topes sont radio­ac­tifs à l’exception de l’isotope 204Pb qui est constant. L’étude des ratios de ces iso­topes par rap­port au 204Pb donne des infor­ma­tions sur leur ori­gine géo­lo­gique. Cette ana­lyse a par exemple pour but d’identifier les sources du plomb uti­li­sé pour la fabri­ca­tion du pig­ment de blanc de plomb (céruse). Dans cet exemple, nous com­pa­rons le résul­tat des ratios de l’analyse de l’échantillon pré­le­vé sur notre œuvre dou­teuse avec des échan­tillons de réfé­rence de blanc de plomb de ladite période et de ladite loca­li­sa­tion. Une dif­fé­rence signi­fi­ca­tive per­met d’exclure une pro­ve­nance com­pa­tible avec l’époque attribuée.

“Les critères d’authenticité
et l’approche globale
font aujourd’hui consensus.”

Les cri­tères d’authenticité et l’approche glo­bale font aujourd’hui consen­sus et cette approche est appli­quée lors d’acquisitions pour les col­lec­tions natio­nales des Musées de France. 

Les auteurs vou­draient cha­leu­reu­se­ment remer­cier le Dr Cécile Tain­tu­rier, conser­va­teur chez Fon­da­tion Cus­to­dia, Col­lec­tion Frits Lugt, Paris, pour son aide pour la tra­duc­tion du texte sur l’analyse stylistique.


Références :

Prin­ciples and Prac­tice of Cri­mi­na­lis­tics. The Pro­fes­sion of Foren­sic Science, Keith Inman, Norah Rudin, août 2000, CRC Press, 29 août 2000, ISBN 9781420036930 / Le prin­cipe de Locard est-il scien­ti­fique ? Ou ana­lyse de la scien­ti­fi­ci­té des prin­cipes fon­da­men­taux de la cri­mi­na­lis­tique, thèse de doc­to­rat pré­sen­tée à l’Institut de police scien­ti­fique de l’École des sciences cri­mi­nelles, Uni­ver­si­té de Lau­sanne, Frank Cris­pi­no, 2006. 

Dis­cours de Mon­sieur Jean-Claude Marin, pro­cu­reur géné­ral près la Cour de cas­sa­tion : https://www.courdecassation.fr/publications_26/prises_parole_2039/discours_2202/marin_procureur_7116/faux_art_38056.html

Pour une brève revue de l’évolution du « connais­seur », voir H. Per­ry Chap­man, Thi­js Wests­tei­jn and Dul­cia Mei­jers (eds.), Connois­seur­ship and the Know­ledge of Art, Nether­lands Year­book for His­to­ry of Art 2019, vol. 69, 2020, p. 6–41 ; Anna Tum­mers, The Eye of the Connois­seur : Authen­ti­ca­ting Pain­tings by Rem­brandt and his Contem­po­ra­ries, Amster­dam Uni­ver­si­ty Press and Get­ty Publi­ca­tions Los Angeles 2011, p. 22–60.

Vade-mecum des acqui­si­tions à l’usage des Musées de France : « L’objectif est de dis­po­ser d’un fais­ceau d’indices concor­dants. Tout fait dis­cor­dant doit ame­ner à ques­tion­ner la vali­di­té du pro­jet d’acquisition. »

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