Une dette responsable pour une croissance responsable
Quel intérêt y a‑t-il aujourd’hui à s’endetter, avec quel effet de levier, pour quelle croissance ? Ou encore : comment l’éthique rencontre l’intérêt bien compris.
Les questions qui sont au fondement de la présente réflexion ne sont banales qu’en apparence, tant les métiers de la finance et singulièrement celui d’investisseur ont vécu des transformations majeures ces dix dernières années, entre la crise financière de 2007–2008 et l’ère du coronavirus.
D’une part en raison de l’évolution des techniques et pratiques financières dans le contexte de la chute des taux d’intérêt ; de l’autre, avec la montée en puissance des concepts d’économie solidaire, de développement durable, d’impact investing et de critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) aussi largement répandus que partagés désormais, notamment par les jeunes générations.
Le private equity ne peut ignorer cette lame de fond en faveur d’une gestion de la dette tournée vers une croissance inclusive et durable. Il se doit de réinventer son business modèle et ses pratiques à la lumière des transformations en cours, s’il veut rester en phase avec son époque, attirer les talents et figurer demain parmi les acteurs responsables, considérés comme tels par le monde économique et l’ensemble de la société.
Repères
Dominique Senequier est l’une des figures les plus influentes du private equity, une pionnière dans son domaine. Elle fonde Ardian en 1996 en créant, au sein du groupe AXA, une filiale de capital-investissement devenue indépendante en 2013. L’une des premières femmes à intégrer l’École, elle est aussi titulaire d’un DEA en économie monétaire de la Sorbonne et membre de l’Institut des actuaires.
Ardian est aujourd’hui un leader mondial de l’investissement privé, majoritairement détenu par ses salariés. Il gère ou conseille 110 milliards de dollars d’actifs en Europe, Amérique, Asie et au Moyen-Orient pour le compte d’organismes publics, d’institutions, de fonds de pension et d’investisseurs privés. Il place son action sous l’égide de l’esprit d’entreprise et d’accompagnement d’équipes dirigeantes de talent dans le développement de sociétés en croissance soucieuses de durabilité.
Un changement de paradigme
Le monde a effectivement changé en dix ans. Les taux directeurs sont passés de 4,5 % en moyenne à zéro sur la plus longue période jamais connue. Les emprunteurs n’ont bénéficié que d’une partie de cette baisse car l’évaluation du risque lié à la dette, parallèlement, a augmenté. Surtout, l’innovation a consisté à ne plus rembourser annuellement que les intérêts de la dette, le principal étant payé à l’échéance finale, selon le principe du crédit in fine et non plus en tranches de dette chaque année.
Il en a résulté une augmentation des leviers d’endettement, l’arrivée de nouveaux véhicules à taux élevés de rendement empilant des couches de dette avec des risques parfois déraisonnables, des opérations calibrées à plus de huit fois l’Ebitda (le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement), alors qu’il y a vingt ans c’est toute l’entreprise qu’on achetait à ce prix. De tels signes d’emballement sont dangereux et nous éloignent de la finance responsable.
“Empiler des couches de dette avec
des risques parfois déraisonnables ?”
C’est précisément notre manière d’investir aujourd’hui qui déterminera notre performance financière et notre développement sur le long terme. Pourquoi ? Parce que la sophistication de l’acte d’investir n’a de pertinence que dans la mesure où il bénéficie à l’économie réelle à travers la croissance, le financement de l’innovation, les transmissions d’entreprise, les infrastructures utiles.
Quand, grâce à cette finance performante, les entreprises créent de la valeur et des emplois, elles contribuent bien au progrès général. Quand cette création de valeur est alignée sur des valeurs universellement partagées, notamment quand elle s’emploie à réduire les inégalités économiques, sociales ou environnementales, elle constitue bien un facteur de progrès et de justice sociale qui va dans le sens de la stabilité et de la pérennité de nos sociétés. Le sens de nos responsabilités et la puissance de notre industrie aujourd’hui nous conduisent donc à repenser la problématique de la dette, son effet de levier comme son impact sur la productivité et la croissance.
Repenser les fondamentaux de la dette
Il est communément admis que l’utilisation de l’endettement et l’effet de levier qu’il procure peuvent avoir des vertus : rentabilité pour l’actionnaire, accélération des investissements… Cependant, le recours à l’endettement n’est pas utilisé de façon identique par toutes les entreprises. Autant dire que l’intérêt de son utilisation varie selon les situations et que, en tout état de cause, on n’y recourt que lorsque les conditions sont remplies et dans certaines limites.
La plus évidente limite à son emploi est celle qu’impose son coût financier. Or depuis quelques années la baisse des taux directeurs a mis à mal ce principe de réalité. S’ajoute à cela le poids des innovations avec la croissance accélérée des dettes in fine sans coupon cash, qui ont accentué cet écart. Dès lors il faut réfléchir au bon usage de l’endettement car, s’il n’est pas une solution universelle, il reste – quand il est utilisé à bon escient – un outil fondamental pour optimiser le développement d’une entreprise.
L’endettement est une réalité de marché à la disposition de tous. Refuser son utilisation et reposer sur les seuls fonds d’actionnaires reviendrait le plus souvent à se mettre hors marché et à perdre en compétitivité. Il convient donc d’y recourir tout en sachant raisonner sur son niveau adéquat et sans perdre de vue la finalité de son utilisation. Il en va en cette matière des entreprises comme des États. La formule de Mario Draghi consistant à distinguer la bonne dette, qui finance les investissements structurels et les progrès scientifiques, de la mauvaise dette, qui vise à protéger des acteurs économiques affaiblis de la concurrence et des innovations d’autrui, vaut tant d’un point de vue macro que d’un point de vue microéconomique.
Un client avisé
Au début de ma carrière, l’un de mes clients, un grand industriel français créateur d’un groupe familial devenu aujourd’hui l’un des leaders mondiaux dans sa spécialité, m’appelait régulièrement pour vérifier si son entreprise était correctement – comprenez suffisamment – endettée. Je n’ai jamais oublié ce souci pragmatique d’optimisation qui illustre un constat plus général : la gestion de la dette participe de la professionnalisation des directions financières des entreprises.
Du bon endettement
Le bon endettement doit ainsi aller à la rencontre du bon investissement, celui des projets de croissance : acquisition, investissement, ouverture de filiale, financement de projets, conception et lancement d’innovations… Ce point paraît une évidence, mais l’accroissement des liquidités mondiales des dernières années a pu entraîner un certain relâchement, notamment quant aux critères de sélectivité à adopter.
Le bon endettement ne doit pas devenir un frein à la croissance. Son coût est à calibrer de sorte à ne pas peser de façon excessive sur la société. On a vu des endettements trop lourds dans des LBO aspirer la trésorerie et les cash flows pour finalement provoquer des cessions d’actifs contraires à l’intérêt de l’entreprise. Le court-termisme est dangereux, celui des fonds activistes en Bourse l’est particulièrement. Chez Ardian, nous investissons sur le long terme en accord avec le management, en définissant des plans de développement dont l’horizon n’est jamais inférieur à cinq ans.
« Le court-termisme est dangereux. »
Le bon endettement doit aligner l’intérêt des actionnaires, celui des dirigeants et celui des salariés de l’entreprise, le levier de la dette étant alors actionné au service de l’ensemble des parties prenantes. C’est à mes yeux un élément clé de ce qui définit un capitalisme plus inclusif et responsable. Dès 2008, nous avons décidé de mettre en place, dans nos entreprises en portefeuille, un système de partage de la valeur créée avec les salariés, en particulier à réserver un minimum de plus-values en cas d’opération sur leur entreprise.
Enfin, le bon endettement est celui qui est remboursé, n’en déplaise à ceux qui soutiennent que le pays pourrait se dispenser d’honorer la dette qu’il a contractée à l’occasion des plans de relance ! Si l’on veut s’écarter d’un niveau de dette à maturité de l’ordre de 1 à 2 fois l’Ebitda à l’instar de nombreuses sociétés cotées, il convient de rappeler que son remboursement dépend d’un événement de liquidité qui par nature n’est jamais certain et que par ailleurs la calibration du juste niveau de la dette doit tenir compte des soubresauts qui peuvent à tous moments impacter nos économies. À ceux qui l’auraient oublié, le Coronavirus en a fait la démonstration radicale.
Good debt for good growth
Dans le monde post-Covid, on peut penser que les approches financières vont encore largement évoluer. Ne serait-ce que parce qu’à la différence de la crise de 2008 qui avait affecté essentiellement les acteurs de la finance, la crise sanitaire a eu des effets beaucoup plus divers selon les secteurs et les domaines d’activité.
Ses conséquences vont amplifier de façon transversale des mouvements déjà en cours, notamment dans le domaine de la numérisation, des modes de travail, de la mobilité, de la consommation, de la santé, de l’énergie, des supports de paiement… Le monde des prêteurs va être amené à repenser ses critères de décision et ses business modèles. Chez Ardian, nous avons lancé cette réflexion dès nos débuts. Notre démarche d’investissement repose sur la conviction que la finance peut et doit avoir un impact positif sur la société. Les décisions que nous prenons doivent engendrer une création de valeur qui ne se limite pas aux seuls gains financiers. Good debt for good growth : nous sommes pour une gestion de la dette responsable au service d’une croissance responsable.
« Je ne crois pas à un capitalisme hostile. »
Je ne crois pas à un capitalisme hostile. Les entreprises ne sont pas des constructions intellectuelles ou financières, ce sont des collectivités humaines qui doivent être respectées comme telles. C’est pourquoi nous n’investissons que dans des sociétés qui veulent travailler avec nous, avec lesquelles se noue une relation de confiance fondée sur des valeurs communes. C’est pourquoi aussi, avec une équipe dédiée aux enjeux et à la politique ESG, nous mettons en place de nouveaux critères de performance applicables à ces entreprises partenaires, en nous fixant les plus hauts standards en la matière.
L’objectif consiste à lier dans la durée une performance optimale avec une durabilité au service de tous. Cette démarche résolument de long terme peut conduire à nous faire reconsidérer le rôle et le poids de la dette dans nos investissements. Elle nous amène à nous assurer de la démarche durable des entreprises que nous accompagnons et à veiller à la dimension éthique de nos décisions. Elle est largement partagée par notre corps social comme par les nouvelles générations qui privilégient dans leurs choix les entreprises qui adhèrent à pareil engagement. C’est la raison pour laquelle, pour exigeante qu’elle soit, cette vision me paraît incontournable. Le rôle et la place de notre industrie dans le monde de demain sont aujourd’hui entre nos mains.
Le levier du succès pour Kersia
Les principes développés plus haut trouvent tout leur sens quand on les applique à des cas concrets. Celui du groupe Kersia illustre comment une approche responsable du levier de la dette a permis de soutenir à la fois une grande ambition industrielle et des avancées sanitaires dans le secteur agroalimentaire. Au départ, une entreprise du nom d’Hypred, faisant 16 M€ d’Ebitda, spécialisée dans la biosécurité pour l’alimentaire et les fermes d’élevage. Nous l’avons rachetée en 2016 avec l’ambition de participer à la consolidation internationale du secteur. Valorisée à 140 M€, elle a été financée pour 88 M par de la dette, le reste par les fonds d’actionnaires, 5 % du capital étant réservé aux salariés. Nous avons choisi une seule tranche de dettes dans une logique de dette senior, en écartant l’addition de dettes juniors qui complexifient tout et risquent de désaligner les investisseurs entre eux.
L’occasion s’est rapidement présentée d’acquérir un concurrent allemand de taille égale, Antigerm, permettant de s’ouvrir de nouveaux marchés et de diversifier l’offre. Pour une acquisition de ce poids, nous avons choisi de jouer pleinement notre rôle d’actionnaire et d’augmenter le capital afin de ne pas peser de façon déraisonnable sur les cash flows. Depuis cette première acquisition, cinq autres ont suivi, dont deux en 2020 en Belgique et au Royaume-Uni malgré la Covid.
Le groupe Kersia, revendu il y a peu, est ainsi devenu en cinq ans le second acteur européen de la sécurité alimentaire, une croissance vertueuse qui s’est réalisée au service d’une meilleure protection des cultures et de l’alimentation. C’est aussi – et nous en sommes fiers chez Ardian – une success story industrielle pour un champion français auquel le levier de l’endettement a donné les moyens de sa réussite, sans jamais contrarier les fondamentaux de l’entreprise, en confiance avec son management.