Annuler la dette pour soutenir le crédit ?
Le point de vue macroéconomique d’un investisseur, qui plaide pour une annulation des dettes souveraines de la zone euro. Une proposition iconoclaste qui ouvre un débat stimulant.
L’heure est venue de repenser de fond en comble la politique fiscale et la gestion de la dette publique des économies développées, notamment dans les pays de la zone euro. Des niveaux d’endettement alarmants remettent en question non seulement les piliers de la stratégie économique de l’union monétaire, mais aussi sa capacité à survivre à la crise actuelle, faute d’un sursaut. La situation est, en cela, extrêmement différente de celles de 2008 ou 2015, où la simple reprise des expédients habituels était suffisante. Les précédentes phases d’assouplissement quantitatif avaient pour seul but de gagner du temps et de repousser les décisions de fond.
Les enjeux sont aujourd’hui bien trop importants pour ne pas imposer de réelles mesures, sans tergiverser. L’augmentation massive de la dépense publique en réponse à la pandémie place la zone euro face à un dilemme clair mais particulièrement épineux : avouer que l’endettement du bloc, dans son ensemble, n’est plus soutenable ou bien plonger dans le purgatoire de l’austérité budgétaire. Aucune de ces branches de l’alternative, évidemment, n’est acceptable. Ne reste donc qu’une seule option : la restructuration de ces dettes à l’occasion d’un « jubilé ». Si ces solutions ont longtemps été l’apanage des marchés émergents, elles doivent désormais être aussi adoptées par la zone euro.
Repères
Mark Dowding compte plus de vingt-six ans d’expérience comme investisseur sur les marchés de taux et, depuis 2010, comme gérant de portefeuille senior chez BlueBay. Spécialiste des risques macroéconomiques, il entretient un dialogue actif avec les décideurs politiques et les leaders d’opinion, bien convaincu que la recherche indépendante est indispensable à la production d’un rendement élevé. Avant de rejoindre BlueBay, il dirigeait les activités européennes de Fixed Income chez Deutsche Asset Management, un rôle qu’il avait préalablement occupé chez Invesco. Il a entamé sa carrière en 1993 chez Morgan, Grenfell & Co., après des études de sciences économiques, BSc (Hons), à l’université de Warwick.
L’annulation de dettes souveraines dans la zone euro
Un point doit être posé d’emblée : une telle initiative serait nécessairement circonscrite à la part des dettes détenue par la banque centrale, à l’exclusion de celle que détiennent les acteurs privés. En quelque sorte, l’opération se résumerait à un transfert de la poche droite – la BCE – vers la poche gauche – les Trésors nationaux – pour les pouvoirs publics.
Ces dernières années, les puissantes injections de liquidités et les achats d’obligations souveraines dans des proportions inédites ont porté le bilan de la BCE à un total de 4 500 milliards d’euros environ. D’une certaine façon, ces titres sont des créances du secteur public sur lui-même, à des échelons politiques différents, paneuropéen et national, respectivement. Plutôt que de maintenir un passif des États membres en trompe‑l’œil, puisque ce passif, contracté à taux zéro, n’est assorti d’aucun intérêt réel, et de le refinancer indéfiniment à l’approche de chaque échéance, il serait bien plus judicieux de le requalifier d’un coup comme pure subvention – ce qu’il est déjà de facto.
Restaurer la confiance des marchés
Il faudrait bien sûr établir tout aussi clairement le caractère strictement ponctuel de cette mesure, prise dans le contexte de la pandémie et sans répétition possible à l’avenir, une fois la crise terminée. Quoique inhabituelle, pareille décision révélerait de façon plus fidèle l’état des bilans publics et restaurerait durablement la confiance des marchés dans les titres de dette publique. Et pour cause ! Non seulement les obligations détenues par les investisseurs privés ne seraient en rien concernées mais elles pourraient même s’apprécier, selon toute vraisemblance, puisque la qualité de crédit des États débiteurs en sortirait renforcée.
Comme par enchantement, les marchés verraient l’Italie ou la Grèce, par exemple, d’un tout autre œil et prendraient conscience du fait que ces pays dégagent des excédents primaires significatifs, constat qui passe aujourd’hui complètement inaperçu du fait de la médiatisation aussi forte que sans réel intérêt, d’un point de vue financier, de leurs ratios d’endettement sur PIB. D’ailleurs, il faudra bien, à terme, prendre du recul et s’interroger sur la pertinence de ces ratios qui, tout compte fait, n’ont pas grand sens et ne disent rien de la solvabilité d’un emprunteur ou de sa capacité à honorer ses engagements : cette étape pédagogique de bon sens est un a priori indispensable.
L’impact de l’annulation de ces dettes sur les anticipations d’inflation
L’annulation de ces dettes conduira-t-elle tout droit à l’hyperinflation et la zone euro se transformera-t-elle du jour au lendemain en une immense République de Weimar dont les citoyens seraient contraints de charrier des brouettes de billets pour effectuer leurs achats quotidiens ? Évidemment non. Les taux d’inflation sont restés historiquement bas depuis plusieurs décennies et n’ont aucune chance de repartir en flèche à brève échéance. Du reste, contrairement à ce que semble vouloir le consensus, une hausse modérée de l’inflation aurait de solides avantages pour l’économie mondiale.
Les banques sortiraient du piège que constituent, pour elles, les taux négatifs et pourraient à nouveau jouer leur rôle d’apporteurs de crédit auprès du secteur privé. Les ménages, et tout particulièrement les retraités, verraient enfin leur épargne rapporter quelque chose. Les États assisteraient avec soulagement au dégonflement de leurs échéances de remboursement, par effet d’érosion. En somme, harmonieuse et contrôlée, cette hausse serait, avec le retour de la croissance, le meilleur des scénarios. Une remontée graduelle avant une stabilisation autour de 3 %, 3,5 %, voire 4 % semble d’ailleurs tout à fait plausible : il faut s’en réjouir.
Pareille mesure ne se fera pas sans effort
Un tir de barrage en provenance d’Allemagne et d’autres États membres partisans de l’austérité budgétaire, tout particulièrement en cette année parsemée d’embûches électorales, est à craindre. La nomination de Mario Draghi à la présidence du Conseil, en Italie, devrait néanmoins rassurer les critiques et assouplir les positions les plus extrêmes. Notons enfin que la zone euro n’est pas un cas isolé : elle fait face aux mêmes pressions que d’autres grandes économies, mais souffre aussi d’un handicap monétaire majeur.
Ses membres ont des profils très différents qui appellent des politiques quant à elles carrément divergentes en période de crise, ce qui rend le mandat de la BCE extrêmement difficile à exercer. Ce n’est du reste pas la seule haie dans cette course d’obstacles : le plus pressant est sans doute de réécrire le Pacte de stabilité et de croissance, totalement dépassé. Annuler les dettes, ou plus précisément rendre aux achats de dette publique par la banque centrale leur nature véritable de subvention, est une première étape dont les effets seraient aussi positifs que puissants. Mais il ne faut pas s’y tromper : ce ne peut être une fin en soi.
Propos recueillis par Frederic Bonnevay (M2006) et Jean-Baptiste Michau (M2006)