La dette, vice ou vertu ? Tout est dans l’usage
Le volume de la dette mondiale donne le vertige. Faut-il céder à la panique ou bien dépasser la seule question du passif pour se pencher sur son usage ? Une injonction à dépasser une lecture trop strictement comptable pour restituer à la dette son triple rôle de réserve d’une valeur économique qu’elle contribue à créer, de mesure collective du risque et de vecteur des échanges, aux confins de la monnaie.
281 000 000 000 000. C’est à peu près, en dollars, le volume de la dette mondiale. C’est aussi, en kilomètres, près de sept fois la distance qui sépare la Terre d’Alpha du Centaure. La démultiplication des zéros a de quoi donner le vertige. Le calcul, par temps de crise et de marchés en surchauffe, perd tout sens et toute mesure à force de gigantisme. D’aucuns crient à la catastrophe imminente, à la capitulation boursière et au défaut de crédit généralisé. La finance tremble, les taux montent comme la fièvre au thermomètre et les États eux-mêmes semblent menacés. La fin, pour autant, est-elle certaine, l’apocalypse des emprunteurs a‑t-elle sonné ?
La nature de la dette
La proximité des extrêmes a ce singulier mérite d’imposer recul et réflexion. La clé d’un problème tient toujours dans la claire formulation de son énoncé : pour savoir si une dette est excessive, encore faut-il déterminer sa nature et sa fonction. Commençons par sa nature. La dette est omniprésente, changeante et multiple. Prêts, obligations, facilités de crédit, senior ou subordonnée, garantie ou titrisée, la dette stricto sensu est si plastique qu’elle fait lignée, comme une espèce a ses branches. Que sont, d’ailleurs, les fonds propres d’une entreprise sinon une forme particulière de dette, perpétuelle et à rendement libre, via les dividendes ? Qu’est-ce encore que la monnaie, sinon un certain type de dette capable d’éteindre et d’étendre toutes les autres ? L’échange, des cavernes au crypto, s’effectue par compensation simultanée de deux créances. La monnaie, elle aussi, est dette en cela, une dette tacitement contractée par une communauté dans son ensemble auprès de chacun de ses membres : une fiction nécessaire, pur artefact, capable d’apurer des engagements mutuels miraculeusement rendus mesurables, durables et transférables, pour être mieux neutralisés. La monnaie comme la dette mue, circule, et se transforme, irrigant des canaux qu’elle abonde et contribue à dessiner sans jamais disparaître. Une créance remboursée se dissipe moins qu’elle ne se diffuse, devient aussitôt créance nouvelle, flux dont le mouvement est la substance et la valeur est pulsation : de là naît toute économie, organisme en évolution perpétuelle qui se nécrose sitôt figé.
“Certains, face à l’inconnu,
préféreront faire le dos rond pour résister à tout changement ;
d’autres préféreront s’y projeter pour en tirer parti.”
La fonction de la dette
Voyons maintenant sa fonction. Un ménage s’endette pour accroître son bien-être, un dirigeant pour développer ses entreprises, un État pour donner corps à un programme de société. Rien, donc, de plus naturel ni de plus souhaitable. Pourquoi faudrait-il s’inquiéter du développement, même débridé, d’un outil si nécessaire, qui ne reflète somme toute que l’accélération du jeu des échanges et de l’investissement ? D’ailleurs, à y bien regarder, la croissance de l’endettement va souvent de pair avec la croissance tout court, d’un chiffre d’affaires, d’une valeur ou d’un patrimoine : la Chine, ainsi, a vu de 2015 à 2020 sa dette passer de 240 % à 300 % du PIB, lequel, dans le même temps, bondissait aussi de 30 %. De même, si le niveau de dette des entreprises du S&P 500 a crû d’un quart environ entre 2017 et 2021, le rapport entre cette dette et la capitalisation des émetteurs a, quant à lui, baissé de quatre points. C’est qu’à toute dette est associé un actif ou un projet, moteur au rendement souvent bien plus rapide. La simple mesure du niveau de levier – et, pour les États, du ratio de l’endettement sur le PIB – est statique et incomplète, puisqu’elle ne tient pas compte des gains futurs qu’il induit.
Le saut dans l’inconnu
Pourquoi, donc, faudrait-il s’inquiéter du développement des dettes ? Si la question est actuellement légitime, tout d’abord, c’est que le phénomène se double à court terme d’un saut complet dans l’inconnu. Entreprises, ménages, États : tous les emprunteurs voient leurs prévisions brouillées, leurs anticipations battues en brèche, leurs plans déjoués et leurs projets, parfois, changés du tout au tout : la dette, seule, reste immuable, quoique spectaculairement alourdie pour compenser les trous d’air. L’année 2021, riche de bouleversements tous azimuts, a ceci d’inédit que, en augmentant concomitamment la mise et l’aléa, elle exacerbe les enjeux du pari en suspens. Les gains à venir, d’un coup, paraissent bien moins certains. Mais « là où naît le risque naît aussi ce qui sauve » : l’incertitude est féconde, synonyme de ruptures technologiques, de captation de marchés, d’investissements audacieux et de transactions foudroyantes. L’essentiel, au fond, est affaire de culture plus que de comptabilité. Certains, face à l’inconnu, préféreront subir et faire le dos rond pour résister à tout changement ; d’autres préféreront s’y projeter pour en tirer parti. La dette, poids mort et menace pour les uns, sera le puissant carburant des autres. Même la faillite et l’échec ne sont jamais définitifs pour qui garde énergie, confiance et cette agilité clairvoyante que confère la traversée des passages difficiles. Un individu pourra toujours prendre un nouveau départ ; une entreprise, réorganiser son bilan ; un État, s’il n’allège pas son passif par l’inflation ou la croissance, restructurer sa dette et solliciter ses créanciers pour mieux se remettre à flot.
Les limites de la croissance
Si la question est légitime, c’est aussi, plus généralement, que la croissance contient en germe son propre frein. L’analogie biologique est en cela très éclairante : l’économie est un métabolisme dont le capital – en un mot, la dette – assure l’apport énergétique. Le développement de l’organisme suppose d’entretenir la balance entre la distribution des ressources et leur transformation. Ni trop, ni trop peu, au risque de la défaillance par anémie ou par engorgement. Si les banques, commerciales et centrales, ont pour fonction de réguler ces apports, c’est bien le marché qui en est l’orchestrateur, thermostat dont la courbe des taux et la liquidité sont les aiguilles. Tout excès se traduit immanquablement par un épuisement de l’organisme et un retour plus ou moins contrôlé, plus ou moins brutal, à un point d’équilibre, par changement de morphologie économique – reconfiguration sectorielle, nouveau standard technologique, densification accélérée des réseaux d’échange, etc. –, par chute ponctuelle de tension – correction financière et « destruction créatrice » – ou, plus souvent, par une combinaison des deux. Ici encore, la conclusion reste inchangée : ne disparaît que ce qui ne peut ou ne veut se risquer au changement.
Tout est dans l’usage
La dette, matériau brut dont toute économie est façonnée, ciment social, est un miroir tendu vers l’avenir, une promesse informulée. Sa nocivité et ses vertus sont le reflet de son usage : dangereux passif s’il est voué à nourrir un stock, à soutenir un statu quo, précieux actif s’il rejoint les eaux vives de sa propre circulation. N’est à jamais vraiment solvable, au fond, que l’emprunteur dont l’imagination, la rigueur et la capacité à entreprendre sont les principaux actifs : ceux-là valent toutes les garanties.