Le lieutenant Bouchard (X1796), découvreur de la pierre de Rosette
Einstein disait que le hasard est le chemin que Dieu emprunte lorsqu’il veut rester anonyme. Toute sa vie, le lieutenant Pierre François Xavier Bouchard emprunta, dans la froide obscurité de l’anonymat, le chemin des guerres de Napoléon et celui le conduisant vers Ptolémée V d’Égypte. C’est sous le soleil écrasant de ce 19 juillet 1799 qu’il découvrit la stèle célébrant la gloire de ce pharaon. Cette découverte, connue universellement sous le nom de pierre de Rosette, va le tirer définitivement de l’anonymat et faire de lui le Christophe Colomb de l’égyptologie.
En offrant à Champollion l’instrument par lequel il deviendra le glorieux déchiffreur des hiéroglyphes, le lieutenant Bouchard nous a légué une des énigmes les plus complexes de l’histoire : cet oubli obstiné des historiens qui le frappe durement et jette un voile épais, non seulement sur sa découverte mais aussi sur son engagement sans faille dans les guerres napoléoniennes. Plus étrange encore, l’ignorance de sa prose de fin observateur et d’acteur, on le verra, au moment du tragique siège de la ville égyptienne d’El-Arich par les Ottomans et celui du siège héroïque de sa bien-aimée ville de Rosette par la marine britannique dans les derniers jours de l’expédition française en Égypte. Deux douloureuses batailles qui mettront fin à l’aventure militaire et scientifique de Bonaparte en Égypte entre 1798 et 1801.
Un X des premières promotions
Né en 1771 à Orgelet, alors village blotti dans les hauteurs du Jura avec sa somptueuse église fortifiée et sa fière tour qui ressemble à un phare plutôt qu’à une sentinelle, l’enfant Bouchard aurait contemplé cette tour tendue vers le ciel comme une passerelle entre ciel et terre. N’y avait-il pas ici le début d’une passion vers la balbutiante aérostation et conquête de l’Air qui le mènera vers l’École polytechnique à Paris, puis en Égypte ? Cette église est étrangement fortifiée, avec une grande enceinte et de nombreux dispositifs de défense comme si le dogme avait besoin d’épouser l’architecture.
N’y a‑t-il pas ici ce pathétique sens du devoir qui allait marquer son existence d’abnégation et de désintéressement ? Ainsi, l’homme qui offrira à l’Antiquité égyptienne une seconde vie, comme Champollion lui donnera une voix, restera un soldat qui ne savait faire que son métier de militaire, à l’ombre de ce Bonaparte qu’il a côtoyé au Caire et à Rosette et qui deviendra le Napoléon qui fera trembler le monde.
“La découverte de la pierre de Rosette est due
à l’audace d’un seul héros : le lieutenant Bouchard.”
D’Orgelet à Rosette, on retrouve la même distance symbolique entre Bonaparte et Napoléon, de la découverte de la pierre de Rosette jusqu’à l’éblouissante science de l’égyptologie. C’est ce passage miraculeux de l’obscurité à la lumière que Bouchard a su saisir par sa prophétique intuition au moment de la découverte de la pierre, quand il a ordonné à ses soldats qui effectuaient des terrassements de fortifications à Rosette d’épargner la pierre de leurs terribles coups de pioche. Ce soir du 19 juillet 1799, alors que Bonaparte préparait dans le secret total son retour en France, la ville de Rosette avait rendez-vous, elle aussi, avec cet Orgelétain de 27 ans.
Les tribulations d’une stèle
Dans toute la misère infligée à l’Égypte par l’occupation ottomane depuis 1517, seule Rosette vivait dans l’opulence et le luxe, à tel point que Chateaubriand dira, quelques années plus tard, en 1805, qu’elle lui semblait être le paradis sur terre. Sans oublier le général Menou, commandant de la place de Rosette, qui venait de se convertir à l’islam et de se marier à une belle fille de notables de la ville, Zoubida. Bouchard décide alors de transférer la lourde stèle de 800 kilos jusqu’au quartier général de Menou. La pierre atterrit chez le général Menou, qui prend alors trois grandes décisions : transférer la pierre à l’Institut d’Égypte au Caire ; prendre, par précaution, l’empreinte des inscriptions en trois langues gravées sur la pierre ; enfin, charger Bouchard d’escorter en personne la pierre avec ses soldats jusqu’au Caire par le Nil.
Ainsi, Bouchard porta sa découverte comme on porte son bébé au baptême. Mais tandis qu’il voguait vers le Caire, et en présence de quelques savants de l’expédition qui étaient restés à Rosette, il se passait des choses qui ne tardèrent pas à couper les ailes de celui qui faisait de l’aérostation sa passion.
La pierre tombe aux mains anglaises
Comme Bouchard, le destin de sa découverte tournera court pour tomber rapidement aux mains des Anglais triomphant des Français en Égypte. Ils prendront curieusement aussi bien Bouchard que la pierre comme otage et prise de guerre. Ils ramèneront Bouchard jusqu’à Marseille, mais la pierre, elle, sera expédiée jusqu’à Londres, où elle confère aujourd’hui encore au British Museum une aura toute particulière. Pour le moment, restons au Caire où les savants de l’Institut attendent Bouchard et sa stèle.
La pierre entre les mains des savants
La séance à l’Institut d’Égypte du 29 juillet 1799 consacrée à la pierre de Rosette fut annoncée au monde dans le journal francophone du Caire, le Courier (sic) d’Égypte le 29 fructidor an VII (15 septembre 1799), numéro 37. On peut y lire : « Cette pierre offre un grand intérêt pour l’étude des caractères hiéroglyphiques ; peut-être en donnera-t-elle la clef. » Ainsi, le ton est donné et le monde entier est désormais averti de ce trésor entre les mains des savants de l’armée française d’Égypte.
Aussitôt, le jeune Jomard (1777−1862, X1794), ingénieur géographe qui sera le maître d’œuvre de la publication de la Description de l’Égypte, se mit à dessiner fidèlement les inscriptions tandis que Jean-Joseph Marcel, directeur de l’imprimerie, appliqua sa méthode de l’autographie pour obtenir une reproduction du texte. À la fin d’octobre de cette même année, le général Dugua rentra en France et communiqua à l’Institut de France ce texte même. C’est sur cette copie de l’Institut d’Égypte que Champollion percera, plus tard, le mystère des hiéroglyphes.
D’autres méthodes de reproduction avaient été mises au point par Nicolas Conté (cuivre gravé) et on peut imaginer que son ami Bouchard avait assisté à ces expériences. Adrien Raffeneau-Delile (1773- 1845, X1794, ingénieur des Ponts et Chaussées) lui, réalisa un moulage à base de soufre.
La pierre, vedette parisienne
Pendant que les savants de l’Institut d’Égypte rivalisaient pour réaliser la reproduction la plus fidèle, l’annonce du journal le Courier d’Égypte eut un large écho dans la presse à Paris.
Le premier fut le journal le Rédacteur, numéro 1376 du 2 vendémiaire an VIII (24 septembre 1799 ), qui n’oublia surtout pas Bouchard comme découvreur, mais cita aussi le général Menou et le lieutenant d’Hautpoul (X1799). Pour le journal, la découverte de Rosette est une affaire collective suscitée par l’audace d’un seul héros : le lieutenant Bouchard.
Un autre quotidien parisien, le Journal de Paris, consacre un reportage à cette pierre de Rosette qui suscitait tant de curiosité dans l’opinion, et donne amplement les détails de la découverte de Bouchard le 17 janvier 1800. Le jour même, son concurrent parisien la Gazette nationale fait la part belle à Bouchard et à sa découverte.
Et pendant ce temps, Bouchard…
Pendant ce temps, où était le lieutenant Bouchard, dont le nom était devenu synonyme de grand conquérant des civilisations anciennes ? Tout le drame de Bouchard se déroule loin de Paris. L’Orgelétain était en effet très loin de Paris, et même très loin du Caire et de Rosette. Il se trouvait au cœur de la bataille dont dépendait le sort de l’armée française en Égypte, et au-delà, tout le symbole d’une présence française en Orient.
Dans un autre fort militaire, moins célèbre et surtout moins glorieux que celui de Rosette, le fort d’El-Arich, à l’extrémité du désert du Sinaï égyptien, Bouchard subissait les affres d’un siège atroce par les Ottomans, qui se termina dans un bain de sang. Bonaparte était rentré en France le 23 août et c’est Kléber qui lui avait succédé dans un climat de désarroi total. Kléber n’avait qu’une envie : rentrer avec son armée en France et mettre fin à ce qu’il pensait être une aventure montée de toutes pièces pour la gloire de Bonaparte. Il décida alors d’entamer des négociations de capitulation avec les Ottomans et les Anglais.
Le siège d’El-Arich
Dans la confusion ou par mauvaise foi, les Ottomans, pressés de reprendre l’Égypte aux Français, mirent le siège devant El-Arich le 29 décembre 1799. Située sur les frontières de l’est égyptien dans le Sinaï limitrophe de la Palestine, la ville antique d’El-Arich fut le théâtre de toutes les invasions terrestres de l’Égypte. Parmi les plus célèbres d’entre elles, citons celles de Cyrus, d’Alexandre le Grand, de Pompée et de Bonaparte lui-même (qui l’a prise en route vers sa conquête de la Palestine). C’est une ville où le sort des empires et les grands rêves de gloire se scellèrent. Le lieutenant Bouchard se trouvait donc assiégé avec le contingent français dans cette ville et le froid intenable de ce 29 décembre 1799.
Dans l’espoir ou l’illusion d’être graciés par l’assiégeant ottoman, certains soldats français refusèrent de combattre et jetèrent même des cordes pour permettre aux assiégeants de pénétrer dans le fort. Situation dramatique qui augure mal de l’issue du combat ! Coup de théâtre, devant une telle situation, le général Cazals (Louis Joseph Élisabeth 1774–1813), commandant de la place, désigne Bouchard comme parlementaire auprès des assiégeants. L’homme de la pierre de Rosette, le polytechnicien parisien, l’inventeur de l’aérostation va parlementer avec les plus rudes des adversaires de l’Orient. Bouchard était-il au courant de cette adage turc : « Qui veut parlementer est prêt à se rendre » ? À peine arrivé au camp turc, Bouchard est arrêté et considéré comme un prisonnier de guerre.
“El-Arich, théâtre de toutes
les invasions terrestres de l’Égypte.”
Pierre François Xavier Bouchard est immédiatement envoyé dans la prison de Damas où il y restera quarante jours. Sous une pluie battante, les Ottomans pénétrèrent enfin dans le fort d’El-Arich. Ce fut un bain de sang. Les soldats de la garnison qui les avaient aidés furent passés au fil de l’épée. Les Ottomans prirent d’assaut l’hôpital du fort et commencèrent une effroyable mise à mort des malades et des médecins. Après ce carnage, Kléber décida de tourner la page de la négociation avec les Turcs. Furieux, et en proie à un désespoir noir, il marcha avec le reste de l’armée et écrasa dans le désert d’Héliopolis, près du Caire, l’armée ottomane qui s’apprêtait à reprendre la capitale. Une bataille mémorable du 20 mars 1800 : les pertes françaises étaient d’environ 600 tués et blessés et celles des Turcs de 9 000 environ.
Maintenant qu’il est vainqueur, Kléber peut reprendre les négociations pour l’évacuation honorable du pays, avec la médiation, à moitié neutre, des Anglais. On aboutit difficilement à un accord d’évacuation avec armes et munitions, mais surtout avec la possibilité de retour des savants français avec leurs travaux et leurs découvertes.
L’Égypte change de main
Entre-temps, Kléber est lâchement assassiné par un fanatique syrien et c’est Menou, le commandant de Rosette, qui lui succède. Ainsi, le vieux général converti à l’islam devint gouverneur d’Égypte. Les tristes événements qui allaient perturber son règne ne vont pas lui donner le temps de s’occuper réellement de Bouchard mais, paradoxalement, c’est la pierre de Rosette qui allait s’imposer dans le jeu politique et qui l’opposera, dans le dernier quart d’heure de l’armée française d’Égypte, aux convoitises archéologiques des amiraux anglais.
Le lieutenant Bouchard est libéré, mais affreusement atteint physiquement et moralement par le drame d’El-Arich. Il décide alors de laisser à l’histoire son témoignage écrit sur le siège sanglant d’El-Arich. Au Caire, Menou restait fidèle au projet initial de Bonaparte : jeter les bases d’un empire français en Orient. Il se consacra entièrement au redressement administratif et financier du pays. Mais les savants de l’Institut ne trouvèrent pas en lui un vrai protecteur dans ces moments difficiles. Ils vivront leurs dernières heures en Égypte dans le plus pénible des désarrois, où ils seront ballottés, avec leurs effets, de bateaux en bateaux entre les Anglais qui convoitaient le fruit de leurs travaux scientifiques, et Menou en colère contre eux car ils avaient décidé de rentrer avec l’aide des Anglais.
La partie n’est pas terminée
Pour le lieutenant Bouchard, la partie n’était pas encore terminée. Une grande surprise l’attendait : le général Menou le chargea des fortifications des côtes du Delta du Nil. À peine arrivé à Rosette, la ville est assiégée par les Anglais. Bouchard, au commandement de la petite garnison de la ville, résiste héroïquement mais finit par capituler. Il est fait prisonnier des Anglais, mais rapidement libéré et emmené en France après avoir été généreusement traité par l’amiral Sydney Smith, qui l’invite à sa table comme le raconte Bouchard lui-même dans son journal de guerre inédit La chute d’El-Arich.
En France, il participa à d’autres guerres napoléoniennes, notamment les expéditions dites des colonies à Saint-Domingue dans les Antilles françaises où il aura le double malheur d’être fait prisonnier et de tomber gravement malade. Il est immédiatement libéré et renvoyé en France. Dans la nuit du 5 août 1822, il quitte dans l’anonymat et dans la misère ce monde qui n’a pas su le mesurer à sa juste valeur. Quarante-sept jours plus tard, Champollion annonce au monde sa découverte d’un système de déchiffrement des hiéroglyphes : l’égyptologie est née. Elle a désormais un père, mais elle oubliera longtemps l’initiateur qui lui a permis d’exister. Espérons que le bicentenaire en 2022 de la mort de l’initiateur et de l’annonce du déchiffreur soit une bonne occasion de les réunir.
À paraître
Ahmed Youssef, Le lieutenant Bouchard, découvreur de la pierre de Rosette, héros malgré lui. Avec son journal de guerre inédit, Éditions l’Harmattan, octobre 2021.
A lire : Des polytechniciens en Egypte, dans La Jaune et la Rouge n° 540, décembre 1998