Dématérialisation
J’aime le parfum qui revient, l’étoile qui reparaît, le regret qui recommence, j’aime tous les serviteurs de la fidélité.
Anne Barratin, De Vous à Moi, 1892
Le passage du « microsillon vinyle » au CD, dans les années 80, a consisté d’abord en un échantillonnage du son qui le prive de nombreux harmoniques et confère au CD cette perfection un peu glacée. Il a aussi – surtout ? – marqué la fin de ces jaquettes qui rivalisaient de recherche picturale, et qui ne sont pas pour rien dans la renaissance récente du goût pour les vinyles. Aujourd’hui, un nouveau pas est franchi avec les standards tels que MP3, les plateformes de streaming du type Deezer et l’abandon par les amateurs de musique de tout support matériel et des platines de lecture : je ne possède rien mais j’ai accès à tout. Mais peut-on éprouver pour un téléchargement en ligne la tendresse avec laquelle on caresse la jaquette un peu usée d’un vinyle ou même l’étui d’un CD maintes fois écouté ?
Hilary Hahn – Paris
Hilary Hahn est très belle. Elle est aussi l’une des cinq ou six très grands violonistes vivants. Son interprétation du Concerto de Brahms est inoubliable. Elle vient d’enregistrer, avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France, le 1er Concerto de Prokofiev, le Poème de Chausson et deux Sérénades de Rautavaara. Le 1er Concerto peut être considéré, avec le 3e Concerto pour piano, comme le sommet absolu de la musique de Prokofiev : mélodies et harmonies exquises, construction limpide que l’on perçoit à la première audition, orchestration magistrale. Le Poème de Chausson, rarement enregistré, est une pièce tourmentée d’un romantisme mélancolique et subtil. Quant aux deux Sérénades de Rautavaara, elles permettent de découvrir un compositeur contemporain de musique résolument tonale chargée d’émotion.
1 CD DEUTSCHE GRAMMOPHON
Richard Strauss – Ein Heldenleben
Strauss était un assez vilain personnage : relisez ce qu’en dit Klaus Mann qui l’interviewa à Garmisch à la fin de la guerre ou, mieux, sa lettre ignoble à Hitler qu’il assure de son antisémitisme indéfectible, après avoir été démis par Goebbels de ses fonctions de président de l’Association des musiciens du Reich pour avoir soutenu Stefan Zweig. Cela étant, il n’y aura pas eu, Ravel mis à part, de plus grand orchestrateur et Une vie de héros en témoigne plus qu’aucun autre de ses poèmes symphoniques. Une musique flamboyante, superbe, propre à déclencher l’enthousiasme (oublions ses références nietzschéennes). Antonio Pappano le dirige avec fougue et précision à la tête de l’Orchestre de l’Académie nationale Sainte-Cécile. Sur le même disque, Burlesque pour piano et orchestre, pièce brillante et parodique, avec Bertrand Chamayou.
1 CD WARNER
Saint-Saëns – Duos pour piano et cordes
Camille Saint-Saëns aura traversé quatre régimes – monarchie de Juillet, Deuxième République, Second Empire, Troisième République –, côtoyé Brahms, Liszt, Debussy, Stravinski, l’École de Vienne, sans se départir de ses choix stylistiques, ceux du XVIIIe siècle. Aucune innovation harmonique ou rythmique, une musique résolument conservatrice et académique, mais quelle richesse mélodique ! Sa musique de chambre est peu connue ; l’Ensemble Le Déluge en présente l’intégrale des duos pour piano et cordes : les deux Sonates pour violon, les trois Sonates pour violoncelle, de multiples pièces : Romances, Élégies, Berceuse, Chant saphique, Méditation, etc., dont le célèbre – et exquis – Prélude de l’oratorio Le Déluge. Merveilleuse diversité. Parodiant le mot célèbre de Gide sur Victor Hugo, on pourrait dire : Saint-Saëns est le plus grand des compositeurs français, hélas !
3 CD AD VITAM
La Passion selon Saint Matthieu par Gardiner
Avec la parution de son livre Musique au château du ciel, J.E. Gardiner s’est confirmé comme le plus érudit des spécialistes de Bach. En rééditant l’enregistrement légendaire de 1989 de la Passion selon saint Matthieu avec les English Baroque Soloists et le Monteverdi Choir, et des solistes parmi lesquels Anne Sofie von Otter et Andreas Schmidt, Archiv montre que celui qui n’était pas encore Sir John avait déjà de la musique de Bach cette vision profondément humaine qui fait des Passions des opéras tragiques. Oubliez la triste dématérialisation qui ferait de la musique une pure algèbre : c’est de la vie et de la mort qu’il s’agit ici.
2 CD Archiv Produktion