Mode et développement durable : quels leviers de transformation en 2021 ?
À La Caserne, quelques mois avant l’ouverture en septembre 2021 de ce nouvel espace qui se définit comme le plus grand accélérateur de transition écologique dédié à la filière mode et luxe en Europe, trois femmes engagées dans la mise en œuvre et la promotion d’une mode responsable se sont retrouvées pour partager leurs réflexions : Maeva Bessis, directrice générale de La Caserne, Géraldine Vallejo, directrice des programmes développement durable chez Kering et Jeanne Vicérial, docteure en design mais aussi designer textile et artiste qui se définit comme chirurgienne du vêtement.
« Le développement durable répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » : c’est de cette manière que le terme a été défini à l’Assemblée générale de l’ONU le 4 août 1987. Ce terme, largement popularisé aujourd’hui, ne sera pourtant pris en compte par l’industrie de la mode qu’une vingtaine d’années plus tard, au moment où l’opinion publique s’empare d’actualités comme l’effondrement meurtrier du Rana Plaza (1 127 morts parmi les ouvriers et ouvrières de cette usine textile à Dacca au Bangladesh en 2013) ou comme les réalités économiques et environnementales désastreuses des gigantesques décharges de vêtements qui ne cessent de grandir dans certains pays d’Afrique subsaharienne.
REPÈRES
L’industrie de la mode est responsable de 2,1 milliards de tonnes d’émissions de CO₂ par an, soit environ 4 % du total mondial.
L’industrie de la mode émet à peu près la même quantité de CO₂ par an que les économies de la France, de l’Allemagne et du Royaume-Uni réunies.
Selon la Fondation Ellen MacArthur, la production de vêtements a doublé au cours des quinze dernières années, sous l’impulsion d’une classe moyenne croissante et des consommateurs qui dépensent plus en vêtement qu’auparavant.
Source : Fashion on Climate report, juin 2020, McKinsey & Company and Global Fashion Agenda / A New Textiles Economy, 2017, Fondation Ellen MacArthur.
Maeva Bessis : incubation et apprentissage de la mode responsable à La Caserne
Pour Maeva Bessis, la mode a une carte à jouer, en plus de la responsabilité qui lui incombe : son pouvoir d’influence et de prescription lui confère un énorme potentiel pour montrer la voie aux autres industries. Convaincue de ce rôle d’avant-garde, la jeune femme, qui était directrice générale adjointe de L’Exception, concept store de mode dédié à des marques françaises et internationales, a décidé de créer une pépinière dédiée à la mode responsable. Son envie découle de deux observations : celle que les marques de mode qui souhaitent se transformer n’ont pas forcément accès aux outils et à la formation nécessaire pour mettre en place des démarches responsables et repenser la conception de leurs produits, et celle que les consommateurs sont de plus en plus demandeurs d’informations et de conseils pour aiguiller leur sélection. Le bâtiment accueillera une sélection de 25 marques qui ont la volonté de proposer une mode écoresponsable sur la base de trois critères : leur choix dans l’approvisionnement de matières premières, la traçabilité de ces matières et des produits conçus et l’optimisation de leurs volumes de production. L’équilibre financier s’impose aussi comme critère pour créer un vrai tissu économique sectoriel et un réseau d’entreprises, et non pas des projets à visée plus philanthropique.
“C’est par l’émulation et l’engouement que l’aventure durable a une chance de réussir.”
Maeva Bessis
Proposer un nouveau fonctionnement collectif
Pour Maeva Bessis, le but n’est pas de s’opposer frontalement au système existant mais de le contrer en proposant un nouveau fonctionnement collectif. Pour avoir une chance d’imprégner nos usages de consommation, celui-ci doit reposer sur des fondements optimistes et positifs car c’est par l’émulation et l’engouement, et non par la privation et la culpabilisation, que l’aventure durable a une chance de réussir. Le potentiel de transformation de la jeunesse, qui prend la mesure des impacts du réchauffements climatique, apparaît comme un levier majeur de transformation des comportements. Ce potentiel doit être nourri par l’information et la formation, et cette formation doit s’étendre à toute l’industrie et aux politiques qui légifèrent sur le sujet. La Caserne est donc un lieu autant d’incubation que d’apprentissage.
Géraldine Vallejo (99) : le tournant vers le développement durable de Kering
Le parcours de Géraldine Vallejo est fondé sur sa conviction que la transformation passe par la définition d’objectifs clairs et d’outils de mesure concrets, et que le changement repose sur l’innovation. Ancienne élève de Polytechnique, elle a étudié la mécanique et a commencé sa carrière chez Vinci comme ingénieur d’études pour la direction scientifique du groupe sur des grands projets urbains de construction. C’est par le biais de l’innovation, axe fort pour toutes les entreprises du CAC 40, qu’elle est amenée à mettre en place des indicateurs d’écoconception et un plan de stratégie carbone en interne, avant de se retrouver à la tête du département de développement durable du groupe jusqu’en 2013. La même année, elle est appelée par Kering qui se transformait en un groupe de luxe et développait ses objectifs de développement durable. Le secteur de la mode lui était inconnu jusqu’alors, mais elle décide de quitter la mécanique et l’ingénierie civile lorsqu’elle réalise l’impact de cette industrie sur l’environnement. La mission donnée par François-Henri Pinault à l’ensemble de ses collaborateurs est d’être le groupe de luxe le plus influent en termes de créativité, de développement durable et de performance à long terme.
Un outil innovant pour mesurer et modérer son impact environnemental
Pour mettre en place cette stratégie, le groupe a développé un outil pour mesurer l’impact environnemental de ses activités : l’EP&L, Environmental Profit & Loss, ou compte de résultat environnemental. Tout au long de la chaîne d’approvisionnement, l’EP&L mesure les émissions de CO₂, la consommation d’eau, la pollution de l’air et de l’eau, l’utilisation des sols et la production de déchets, pour mesurer et comparer les impacts des activités du groupe sur l’environnement. Ces impacts sont convertis en valeurs monétaires afin de quantifier l’utilisation des ressources naturelles et définir des objectifs clairs. D’ici 2025, le groupe s’est engagé à réduire son EP&L de 40 % pour s’aligner avec les limites arrêtées à l’échelle de la planète. En 2020 ils étaient autour de 24 %. Le groupe veut aussi atteindre 100 % de traçabilité pour toutes ses matières d’ici 2025. En tant que directrice des programmes de développement durable à la holding du groupe, Géraldine Vallejo travaille avec une équipe d’experts en approvisionnement responsable, efficacité énergétique, traitement des déchets, économie circulaire, biodiversité, bien-être animal et innovation, pour identifier des solutions et des objectifs. Leurs recommandations sont ensuite proposées à l’ensemble des maisons, qui les mettent en place en fonction de leur identité créative et de leur cahier des charges.
Quantifier et qualifier le durable
Ces objectifs reposent sur l’importance de prendre en compte le capital naturel, point sur lequel Géraldine Vallejo insiste fortement. Le capital naturel est constitué par l’ensemble des ressources naturelles qui permettent de produire des biens et des services écologiques, comme la production de l’oxygène ou la captation de CO₂ par les végétaux, et qui ne doivent plus être considérées comme des ressources naturelles passives sans production propre mais comme des ressources nécessaires pour maintenir un écosystème bénéfique à l’humain et à la planète.
À côté de cette notion, elle parle aussi de l’importance de l’unité de calcul pour quantifier et qualifier la durabilité d’un produit et mettre en place des solutions cohérentes sur toute l’échelle de production et de consommation. Enfin, Géraldine Vallejo souligne l’importance non seulement de corriger son impact, mais aussi de le régénérer. Pour exemple, pour régénérer l’impact causé par l’exploitation de 300 000 hectares de coton, Kering s’est engagé à protéger un million d’hectares d’écosystèmes exceptionnels et riches, comme des forêts.
Innovations de rupture et rétro-innovations
Corriger son impact, le mesurer, proposer des solutions… pour Géraldine Vallejo le relai passe ensuite par l’innovation. Il en existe deux types : les innovations de rupture qui portent sur toutes les nouvelles technologies et les nouvelles matières, et les rétro-innovations qui reprennent des techniques déjà existantes mais remises au goût du jour, comme l’agriculture régénératrice. L’innovation s’applique à la production, mais aussi à la commercialisation des produits de mode. D’ici 2025, il est prévu que la croissance du marché de la seconde main sera trois fois plus élevée que la croissance du marché de nouveaux produits. Kering a ainsi investi dans Vestiaire Collective, premier site de dépôt-vente en ligne consacré au luxe et à la mode. Les nouvelles technologies digitales réinventent le métier du vintage et de la seconde main, et poussent les marques à ne plus se considérer simplement comme des vendeurs, mais aussi comme des créateurs d’événements et de communautés pour fédérer leurs clients autour de ce nouveau marché.
Jeanne Vicérial : l’innovation par la réinvention de nos modèles intellectuels
Questionner notre manière de consommer, sensibiliser au travers d’autres moyens de communication, proposer une création sans contraintes commerciales, voilà sans doute plusieurs rôles que l’art peut endosser. Jeanne Vicérial s’est intéressée au sujet du développement durable par la pratique : après son diplôme des métiers d’arts elle a appris à faire des vêtements sur mesure pour le théâtre et le cinéma. Elle a poursuivi sa formation dans le vêtement aux Arts Décoratifs, où elle a appris les standards de la production industrielle. Elle réalise progressivement qu’elle ne veut pas se positionner entre le sur-mesure qui n’est plus réaliste à l’échelle de la planète et les vêtements standardisés qui ont créé un nouveau rapport au corps qu’il lui paraît important de questionner. Elle décide de réaliser une thèse de doctorat SACRe-PSL (sciences, arts, création, recherche) dans le groupe de recherche Soft Matters à l’EnsadLab, le laboratoire de recherche de l’École des Arts Décoratifs, et à l’École des Mines ParisTech pour questionner la conception contemporaine du vêtement et la transformation physique de nos propres corps par le sport, la nutrition et la chirurgie pour correspondre aux standards S‑M-L des tailles des vêtements actuels. Selon elle, le chirurgien est presque devenu le couturier du XXIe siècle.
“Le chirurgien est presque devenu le couturier du XXIe siècle.”
Jeanne Vicérial
Le vêtement, censé être notre seconde peau, n’a en réalité plus beaucoup de liens avec l’individu. Parallèlement à son doctorat, elle développe une maille qui imite le tissage musculaire du corps humain en collaboration avec le laboratoire de mécatronique de l’École des Mines ParisTech, ce qui l’amène à développer son propre studio de création, Clinique Vestimentaire, avec l’idée que l’industrie de la mode serait comme tombée malade. Docteure en 2019, elle est ensuite pensionnaire de l’Académie de France à Rome à la villa Médicis (2019−2020) pendant le premier confinement. Là-bas, elle retrouve une certaine liberté et elle décide de se consacrer à une pratique artistique plutôt qu’à une forme de militantisme dans la mode. C’est comme artiste qu’elle veut désormais proposer une autre conception du vêtement et une réflexion autour de notre consommation, persuadée que c’est par l’abolition des frontières entre les secteurs et les modes de communication que l’industrie arrivera à un changement beaucoup plus global.
Produire moins mais mieux
Dans le rapport entre le vêtement et le corps, la notion de qualité des matières représente un enjeu important. Si le vintage et la seconde main représentent une évolution intéressante de nos modes de consommation, Jeanne Vicérial met en garde contre le vide dans l’offre que va entraîner la mauvaise qualité des vêtements produits ces vingt dernières années et qui ne peuvent pas entrer de façon durable dans le marché des vêtements de seconde main. L’enjeu va donc être de recycler ces vêtements pour en recréer de nouveaux, mais le recyclage des matériaux composites est loin d’être performant. Pour Jeanne Vicérial, l’enjeu de la consommation est donc de produire moins mais mieux, de créer un lien de proximité avec le vêtement qu’on porte, de donner envie de l’entretenir, de le faire durer dans le temps, de le réparer, etc. Une solution se trouve aussi dans la diversité des modèles de production et de consommation. Si tout le monde utilise du polyester recyclé, la production du polyester ne va pas diminuer, mais, si d’autres modèles se concentrent sur d’autres tissus, ou réfléchissent à un système de précommande ou de création avec zéro chute dans la coupe, on peut envisager différentes formes d’économies et de systèmes pour parvenir à un équilibre global.
Un rôle indispensable de l’État et des institutions
La conversation entre les trois femmes se termine par une réflexion sur le rôle de l’État et des institutions. Toutes sont d’accord pour dire que l’évolution passe aussi par la législation et la mise en place de mesures coercitives. Pour que les modèles évoluent, il faut une diversité d’engagements, par les consommateurs, par les marques, mais aussi par les organismes qui légifèrent. Associée à la culture, à la création, la mode est historiquement un secteur relativement peu réglementé. Aujourd’hui, la mode fait partie des huit secteurs pour lesquels l’Union européenne demande davantage de lois en liaison avec l’économie circulaire. Avec des entreprises comme Danone, Kering a fait appel à la Commission européenne pour l’inciter à intégrer plus de traçabilité dans sa renégociation des clauses de commerce international. L’absence de réglementation constitue un frein à l’innovation, car les entreprises qui innovent sans garantie que les solutions développées soient harmonisées à l’ensemble de l’industrie paient le prix fort de l’innovation sans contrepartie.
Actualités
- Le numéro #22 de A Magazine Curated By, réalisé avec la jeune designer d’origine britannique et jamaïcaine Grace Wales Bonner (lauréate du prix LVMH 2016), sortira à la fin du mois de septembre 2021. Il sera disponible à la vente en ligne sur notre site www.amagazinecuratedby.com et dans des points de vente dans le monde entier, dont OFR, Beaubourg, Le Palais de Tokyo, Yvon Lambert, WH Smith ou encore au Drugstore Publicis à Paris. La liste complète des points de vente se trouve sur le site www.amagazinecuratedby.com.
- Exposition solo de Jeanne Vicerial aux Magasins Généraux, du 15 octobre au 14 novembre 2021. 1 rue de l’Ancien Canal, 93500 Pantin.
- Suivre les évènements de la Caserne ouverts au public sur https://www.lacaserneparis.com/ et sur Instagram @lacaserneparis