Intelligence artificielle ou low-tech : quelles tendances pour la mode ?
Selon un rapport de MarketsandMarkets, le marché de l’intelligence artificielle dédié à la mode va passer de 228 millions à 1,260 milliard de dollars entre 2019 et 2024. Pour examiner ses champs d’application, Thérèse Boon Falleur a rencontré Guillaume Declair, cofondateur de la marque Loom, qui se définit comme une marque de mode low-tech et engagée, Paul Mouginot, artiste ingénieur, créateur de l’entreprise daco.io qui propose aux marques une donnée basée sur l’IA pour affiner leur offre, aujourd’hui revendue à l’entreprise e‑commerce Veepee, et Axel de Goursac (2002), head of data science chez LVMH. Ensemble ils évoquent comment les algorithmes et l’IA impactent les business modèles de la mode, mais aussi le rapport à la création et l’environnement. L’occasion de se pencher sur le débat qui confronte de plus en plus le recours à la technologie à la sobriété d’une approche low-tech.
Pour Paul Mouginot, on peut répartir les usages de l’IA en trois catégories : la segmentation des problèmes complexes pour créer des groupes et des catégories (objets, personnes, comportements… cela permet par exemple de créer des catégories de comportements d’achat sur la base de critères non triviaux) ; la prédiction par l’analyse d’événements passés pour établir une direction future ; et enfin usage le plus intéressant à explorer désormais dans la mode, la création grâce à des algorithmes génératifs.
Suivi des best-sellers chez Veepee
Chaque semaine chez Veepee, des algorithmes de segmentation permettent d’extraire des données sur des listes de produits de milliers de sites internet (du modèle à la couleur et la matière, en passant par la taille). Une fois ces données agrégées, les équipes identifient des best-sellers et comparent les historiques de prix des marques analysées. Évidement seul le prix est affiché en ligne, pas le stock des produits ni le volume des ventes, mais, comme l’explique Ilan Benhaim, cofondateur de Veepee, il est possible de se faire une idée plutôt précise de l’attractivité d’un produit. Par exemple, si un produit est soldé mais qu’il est réassorti chaque semaine, ou indiqué comme étant sold out mais disponible à nouveau quelque temps après, cela signifie en général que ce sont de faux best-sellers et qu’il s’agit d’une stratégie pour les écouler.
Le choix de l’expérience client chez Loom
Loom travaille beaucoup sur le retour de ses clients. Leur objectif est d’informer le consommateur et de lui proposer un produit de qualité : ils utilisent la donnée des avis clients qu’ils récoltent sur la qualité et la durabilité de leur produit. Par exemple, ils ont décidé d’arrêter de faire des t‑shirts 100 % coton de couleur foncée, car c’était impossible de faire des teintures certifiées GOTS (Global Organic Textile Standard) qui ne décolorent pas. Ils font aussi circuler des conseils d’entretien et de réparation qu’ils ont entièrement testés au préalable. Mais ils n’utilisent pas d’outils d’IA pour recueillir et diffuser ces informations, ils veulent laisser à leurs clients le choix de partager un avis ou de récolter des renseignements sans faire de push grâce à un outil marketing. La marque ne mesure pas son ambition en termes de chiffre d’affaires, la croissance actuelle suffit à ses actionnaires. L’absence de publicité leur permet de contrôler les coûts et de se positionner adroitement en termes de rapport qualité-prix.
L’IA comme levier de croissance et d’optimisation chez LVMH
Chez LVMH, l’IA est avant tout un moyen d’amélioration de leur relation client et de leurs processus internes. Elle est perçue comme un outil de croissance et d’optimisation. Les premières fonctions concernées par son application sont celles du CRM (Customer Relationship Management ou gestion de la relation client). Le groupe utilise notamment des algorithmes pour fournir aux conseillers clients des moyens d’être encore plus pertinents dans leurs recommandations de produits. Tout l’enjeu de LVMH est d’offrir une expérience seamless (sans couture), ou transparente, pour que le client ait une relation unique avec les maisons du groupe. Son interaction avec une marque de luxe doit demeurer subtile et ne pas s’apparenter à une expérience de mass market. LVMH a aussi débuté un partenariat avec l’École polytechnique au mois de juin 2021 pour créer une collaboration de recherche d’innovation de pointe en IA sur les Graph Neural Networks (GNN), une nouvelle forme de réseaux de neurones artificiels qui permettent d’identifier et d’analyser les relations qui peuvent exister entre différents objets (on parle de points dans le vocabulaire scientifique). Leur but est de modéliser les interactions indirectes qui existent entre certains produits pour analyser avec plus de précision comment l’achat d’un produit peut en influencer un autre.
L’IA comme intelligence créatrice
La capacité de l’IA à créer de nouveaux résultats à partir de modèles existants, qu’il s’agisse d’images ou d’éléments textuels, ouvre encore le champ des possibles. Paul Mouginot teste régulièrement cette possibilité dans son studio Aurèce Vettier : en 2019 il a généré toute une série d’images d’herbiers en utilisant le potentiel génératif des GAN (Generative Adversarial Networks) appliqué à une base de données d’images récoltées en ligne par un outil de scraping (grattage en français), mélangée avec ses propres herbiers numérisés. Il a également collaboré régulièrement avec l’agence Nelly Rodi, qui a produit des textiles générés par IA pour son cahier de tendances 2023. En janvier 2020, Acne Studios, en collaboration avec l’artiste Robbie Barrat, connu pour manipuler des réseaux de neurones artificiels, a sorti une collection générée par ordinateur. L’accompagnement par la technologie dans le processus de création semble être la prochaine étape, notamment pour aider les stylistes à adapter les silhouettes des défilés à un catalogue plus commercial. D’ici trois ans, il est probable que toutes les marques de mode utiliseront des outils comme Retviews, un outil de veille concurrentielle. La prédiction des tendances est de plus en plus intégrée par les départements marketing.
Personnalisation du produit par l’IA
L’IA a aussi un rôle à jouer dans la personnalisation des produits, qui représente un levier de désirabilité et de croissance phénoménal pour les marques depuis quelques années. La personnalisation at scale, expression consacrée dans le milieu depuis 2020, consiste à prendre en compte les goûts du client pour créer des nouveaux produits. L’expert de la data en la matière pour Paul Mouginot est Nike. En décembre 2020, Business of Fashion a publié un rapport sur la stratégie direct to consumer du géant américain et comment cette stratégie construite autour du brand content (créer un contenu pour mettre en valeur une entreprise et sa marque), de la communauté et de la personnalisation a fortement soutenu le cours de son action pendant la crise sanitaire.
L’IA et la plume
Pour Paul Mouginot, l’IA a aussi un grand rôle à jouer dans la création de tous les textes qui accompagnent la vente de produits de mode (présentations des collections, description de produits…) et qui participent à attirer le client, à lui donner confiance et envie d’acheter. C’est le cas notamment pour la vente de produits de seconde main uniques – un seul modèle dans une seule taille disponible – avec peu de références similaires, donc une offre très large mais peu profonde. Pour avoir une belle page produit pour la vente en ligne, l’IA est capable de créer du contenu écrit avec une structure de langage digne d’un texte rédigé par un humain, en ayant recours à des modèles comme GPT‑3 (une intelligence artificielle développée par OpenAI, l’entreprise de recherche en IA cofondée par Elon Musk).
“L’IA est capable de créer du contenu écrit avec une structure de langage digne d’un texte rédigé par un humain.”
L’IA et la question de la gouvernance
L’usage de l’IA appelle aussi à une gouvernance de son utilisation et des données qu’elle exploite. Le respect des données personnelles est un sujet qui a été largement pris en charge par le RGPD européen. Sujet prioritaire pour le groupe, LVMH procède à une vérification et à une validation systématique du respect des réglementations qui s’appliquent – le RGPD mais également les règlements des autres zones géographiques. Comment ne pas être intrusif, quelle donnée peut-on utiliser dans le respect du consentement du client… ? On s’interroge aussi sur le risque des biais qui peuvent être développés par ces IA lorsqu’elles sont nourries par des données qui ne sont pas suffisamment diversifiées. La gouvernance des données implique donc de s’assurer de la collecte d’une donnée de qualité. Aujourd’hui encore, les modèles de reconnaissance faciale sont plus performants sur les hommes blancs que sur les femmes noires parce que ces modèles se basent sur des transfer learning ou apprentissage par transfert successif de modèles qui ont été créés de manière imparfaite. Ce biais est en train d’être corrigé, et il est important de noter qu’il n’y a pas toujours d’intentionnalité à l’origine de ces décalages. Il s’agit parfois de biais conjoncturels (par exemple dans la Silicon Valley où il y avait une majorité d’hommes blancs au début de ces modèles). Il est donc nécessaire de vérifier que les données traitent bien de l’intégralité du problème. Une expression résume bien cette problématique : garbage in / garbage out. L’IA n’exonère pas de faire des choix politiques, selon Guillaume Declair. Une technologie n’est pas bonne par essence mais dépend de la manière dont on la manie.
L’IA et la question de l’empreinte écologique
Dans le débat qui oppose les high-tech aux adhérents low-tech, la question de la gouvernance de la donnée va souvent de pair avec la controverse suscitée par son impact sur l’environnement. La discussion porte sur l’impact des produits de mode et l’augmentation de la consommation générée par l’efficacité des techniques de push qui sont démultipliées par l’IA. Mais l’enjeu repose aussi sur la technologie qui est elle-même consommatrice d’énergie. L’impact du numérique sur l’environnement est de plus en plus passé à la loupe, notamment par des organismes comme The Shift Project. Interrogé dans Libération le 6 avril dernier, Cédric Villani rappelait la forte croissance de l’empreinte environnementale du numérique et le fait qu’au rythme de croissance actuel la consommation d’énergie, de silicium et d’indium requis par l’informatique excéderait la production mondiale totale d’aujourd’hui dès 2040. Avant de conclure que « l’informatique durable n’existe pas encore ».
LVMH revendique pourtant que la préservation de l’environnement est un sujet capital pour le groupe, à la fois comme impératif et comme moteur de compétitivité. Le design des algorithmes d’IA s’accompagne d’un processus d’optimisation du code et du hardware utilisé pour réduire les temps de calcul, leur coût et leur empreinte énergétique. D’autre part, l’IA est également utilisée dans plusieurs maisons du groupe pour mieux prédire la demande des produits en fin de cycle de vie afin d’adapter leur production de la manière la plus juste, et donc leur empreinte environnementale.
L’effet rebond, grand oublié des prédictions
Pour Guillaume Declair, l’effet rebond est le grand oublié dans la réflexion de toutes les politiques économiques. Selon lui, il est vérifié scientifiquement sur le long terme que toute amélioration de la vie opérationnelle est partiellement, voire totalement, compensée par l’augmentation des usages. Un des premiers exemples est le moteur à combustion, de plus en plus efficace, qui a conduit à parcourir de plus en plus de kilomètres. Dans le secteur du bâtiment, il a été prouvé que l’amélioration de l’isolation conduit les gens à augmenter la température chez eux. Dans le textile, les machines de plus en plus performantes favorisent la baisse du prix de production et donc l’augmentation de la consommation. Pour la seconde main ou les vêtements recyclés, il faut aussi prendre en compte l’effet rebond. L’exemple de Vinted, un site communautaire de vente d’articles de mode d’occasion, prouve que le marché secondaire ne réduit pas le nombre de vêtements achetés en première main, puisqu’on sait maintenant qu’on pourra les écouler plus facilement. Pour lui, l’effet rebond est aussi favorisé par le fait que la mesure des externalités négatives se fait toujours en termes de ratios et non pas de valeurs absolues, comme dans l’EP&L développé par Kering, ce qui nous déconnecte de la réalité des enjeux. L’efficacité n’est bonne que si elle est couplée à une réflexion pour s’assurer que les usages n’explosent pas. Beaucoup de solutions peuvent être envisagées, auxquelles Guillaume Declair réfléchit via son activité de lobbyiste. On pourrait par exemple imaginer que plus on utilise d’électricité chez soi, plus elle est taxée. L’IA pourrait alors peut-être jouer un rôle pour optimiser la réduction de la consommation et améliorer l’impact écologique des produits de mode. Paul Mouginot envisage de reverser 70 % de son revenu Ebitda pour trouver des solutions concrètes pour les prochaines entreprises qu’il veut créer. Ces solutions passent par l’enfouissement du carbone pour compenser les externalités négatives, mais elles doivent se développer bien au-delà.
Ressources
AI in Fashion Market, rapport téléchargeable sur le site internet www.marketsandmarkets.com
Interview d’Ilan Benhaim, cofondateur de Veepee, donnée pour Centrale-Supélec : « Il n’y a pas de mauvais produit, il n’y a que de mauvais prix ». https://www.youtube.com/watch?v=AGxAoTvAVKU&ab_channel=CentraleSup%C3%A9lec
Enquête sur la stratégie direct to consumer de Nike https://www.businessoffashion.com/
Nouvelle étude sur l’impact environnemental du numérique et le déploiement de la 5G, publiée sur le site du Shift Project le 30 mars 2021 : https://theshiftproject.org/
Tribune de Cédric Villani, Libération, 6 avril 2021 : https://www.liberation.fr/forums/cedric-villani-linformatique-durable-nexiste-pas-encore-20210406_NJAGNFEJ2RFCVMDNYNW6LXRZDY/
Actualités
- Le numéro #22 de A Magazine Curated By, réalisé avec la jeune designer d’origine britannique et jamaïcaine Grace Wales Bonner (lauréate du prix LVMH 2016), sortira à la fin du mois de septembre 2021. Il sera disponible à la vente en ligne sur notre site www.amagazinecuratedby.com et dans des points de vente dans le monde entier, dont OFR, Beaubourg, Le Palais de Tokyo, Yvon Lambert, WH Smith ou encore au Drugstore Publicis à Paris. La liste complète des points de vente se trouve sur le site www.amagazinecuratedby.com.
- Parution du livre de poésie « Elegia Machina », écrit par Paul Mouginot, en collaboration avec des chaînes de Markov, est disponible à la librairie Yvon Lambert au 14 Rue des Filles du Calvaire, 75003 Paris
- Expositions de Paul Mouginot à venir pour Aurèce Vettier :
- Novembre 2021 : [Solo show], Galerie Gismondi, XX, Rue Royale, 75008 Paris
- Décembre 2021 : [Solo Show], Chapelle XIV, 14 Boulevard de la Chapelle, 75018 Paris
- Articles à lire sur Paul Mouginot :
- Digicult : http://digicult.it/articles/gafting-as-art-practice-interview-with-aurece-vettier/
- Exhibition Magazine : http://aurecevettier.com/documents/2020–02-DECONSTRUCTION_SOPHIE_ABRIAT_AURECE_VETTIER.pdf
- Fraks : https://www.fraks.fr/post/talking-to-paul-mouginot-aur%C3%A8ce-vettier-collective