Luxe et mode en Chine

Mode et luxe : une géopolitique chinoise ?

Dossier : Les X et la modeMagazine N°768 Octobre 2021
Par Antoine BONDAZ
Par Yang LU
Par Laura NING
Par Lucas DELATTRE

Le fac­teur poli­tique est deve­nu très impor­tant pour les marques occi­den­tales pré­sentes en Chine. Pour Antoine Bon­daz, spé­cia­liste de la Chine et cher­cheur à la Fon­da­tion pour la recherche stra­té­gique, il ne s’agit pas d’un natio­na­lisme comme un autre. « Le gou­ver­ne­ment, l’armée, la socié­té, les écoles, le Nord, le Sud, l’Est, l’Ouest : le Par­ti contrôle tout », a affir­mé Xi Jin­ping au 19e congrès natio­nal du Par­ti com­mu­niste chi­nois, octobre 2017. La démons­tra­tion de force du Par­ti pour son 100e anni­ver­saire en témoigne. Avec Yang Lu, char­gé du e‑commerce chez Icicle, et Lau­ra Ning, direc­trice de la Fon­da­tion pri­vée d’art contem­po­rain de Mao Jihong, Lucas Delattre décrypte les ten­dances du sec­teur et la part de géant que la Chine y joue.

Dans le sec­teur de la mode et du luxe, qu’on se le dise, la Chine a son mot à dire. L’épisode récent de la marque Dolce & Gab­ba­na, consi­dé­ra­ble­ment affai­blie en Chine à la suite d’un scan­dale ayant écla­té en 2018 pour des commen­taires jugés anti­chi­nois sur les réseaux sociaux de la part des diri­geants de la marque, est dans toutes les mémoires. Dolce & Gab­ba­na a été dure­ment boy­cot­tée en Chine depuis lors. Trois ans après, la marque n’a pas encore récu­pé­ré tout le ter­rain per­du sur le mar­ché chi­nois. En août 2019, d’autres marques comme Given­chy (groupe LVMH), Ver­sace et Coach ont pré­sen­té des excuses aux auto­ri­tés de Pékin pour avoir pro­duit des t‑shirts dont les motifs lais­saient sup­po­ser que Hong Kong ne fai­sait pas par­tie de la Chine. La mode et le luxe sont au pre­mier rang des entre­prises tou­chées par les ten­sions poli­tiques avec la Chine, un pays qui repré­sente sou­vent un tiers de leurs ventes à l’échelle mon­diale. « On ne peut pas man­ger le riz chi­nois en cas­sant le bol » : ain­si s’exprime la pro­pa­gande chi­noise à l’égard d’une marque comme H&M, sou­mise à un boy­cott en Chine pour avoir annon­cé en 2020 qu’elle arrê­tait d’utiliser du coton en pro­ve­nance du Xinjiang.

Devoir de vigilance occidentale sur les droits humains

À l’inverse, comme le sou­ligne Antoine Bon­daz, les marques occi­den­tales et notam­ment fran­çaises doivent être très atten­tives à leur répu­ta­tion sur leurs mar­chés euro­péens. En France, au début du mois de juillet 2021, le par­quet natio­nal anti­ter­ro­riste a ouvert une enquête pour recel de crimes contre l’humanité contre plu­sieurs grands groupes de mode (Uni­q­lo, Zara, SMCP) soup­çon­nés de se four­nir en coton du Xin­jiang et donc de pro­fi­ter du tra­vail for­cé des Ouï­ghours. Il faut savoir qu’au Xin­jiang est culti­vé sans doute le meilleur coton du monde selon Lau­ra Ning. C’est donc une matière pre­mière dont sont friandes les marques de luxe ou de mode haut de gamme. Or les marques fran­çaises sont sou­mises depuis peu à un devoir de vigi­lance sur leur com­por­te­ment (loi de mars 2021 en France, qui va sans doute trou­ver une exten­sion au niveau euro­péen). Les marques doivent s’assurer que l’ensemble de leur chaîne de valeur res­pecte les droits humains, au risque de devoir se reti­rer du mar­ché chi­nois un jour ou l’autre, face au risque pesant sur leur répu­ta­tion. Déjà en 2012, comme le rap­pelle Antoine Bon­daz, le dur­cis­se­ment de la cam­pagne anti-cor­rup­tion depuis l’arrivée au pou­voir de Xi Jin­ping avait affec­té dure­ment les marques d’horlogerie suisse ou les marques de vins et spi­ri­tueux (cognac, notam­ment). En 2021, la mon­tée du natio­na­lisme chi­nois ampli­fie la dimen­sion poli­tique de toute opé­ra­tion com­mer­ciale en Chine.

La montée du made in China 

Peut-on ima­gi­ner que des marques chi­noises prennent pro­gres­si­ve­ment le relai des marques occi­den­tales sur le mar­ché chi­nois ? Le contexte actuel favo­rise logi­que­ment la prio­ri­té d’une pro­duc­tion made in Chi­na. Les polé­miques autour du coton du Xin­jiang ont pro­vo­qué un réflexe natio­na­liste chez les consom­ma­teurs chi­nois : « Puisqu’on cherche à boy­cot­ter nos pro­duits, ache­tons-les en prio­ri­té », pou­vait-on lire sur les réseaux sociaux chi­nois au cours des der­niers mois. Les marques occi­den­tales ne sont plus tou­jours consi­dé­rées comme les meilleures. Les jeunes géné­ra­tions de consom­ma­teurs chi­nois recherchent des marques locales, ce qui est un phé­no­mène nou­veau, sou­ligne Yang Lu. Si le mar­ché chi­nois demande des marques chi­noises de mode et de luxe, c’est très logique puisque, dans un domaine comme celui du mar­ché auto­mo­bile, les marques de voi­tures chi­noises com­mencent à occu­per une part de mar­ché consi­dé­rable en Chine et, plus len­te­ment mais sûre­ment, à l’étranger. Leur répu­ta­tion s’améliore chaque année, elles montent en gamme beau­coup plus vite qu’attendu. C’est par exemple le cas avec Aiways dont les SUV élec­triques sont désor­mais en loca­tion en Corse, indique Antoine Bondaz.

Retour en force des traditions chinoises

Lau­ra Ning observe une pas­sion nou­velle pour la mode tra­di­tion­nelle chi­noise, à tra­vers notam­ment un engoue­ment très fort chez les jeunes Chi­noises pour le han­fu, le cos­tume tra­di­tion­nel de style Han, un vête­ment qui per­met de renouer avec le glo­rieux pas­sé du pays. Les coif­fures qui vont avec sont éga­le­ment très à la mode, de même que la pos­ses­sion de telle ou telle race de chien, un acces­soire de mode très chic, un phé­no­mène assez proche de ce qu’on peut obser­ver en Corée. On observe un inté­rêt nou­veau, en Chine, pour la richesse du patri­moine natio­nal, qui a été en par­tie détruit mais dont cer­taines traces sont tou­jours là. Beau­coup de savoir-faire, notam­ment tex­tiles, ont été per­dus dans les cam­pagnes. Le jour où la Chine arri­ve­ra à res­sus­ci­ter ou à mettre en valeur ses tré­sors du pas­sé ou ses tech­niques anciennes, ce sera un tour­nant, explique Antoine Bon­daz, qui observe notam­ment un poten­tiel énorme du côté des arts déco­ra­tifs chi­nois, avec un riche patri­moine qui a pu être rela­ti­ve­ment moins détruit que d’autres héri­tages anciens. La géné­ra­tion née après 1995 est très par­ti­cu­lière, son édu­ca­tion a été domi­née par le retour à la tra­di­tion, un ques­tion­ne­ment sur l’identité chi­noise, loin des modèles amé­ri­cains et euro­péens qui domi­naient les esprits depuis l’ouverture du pays à la fin des années 1970, observe Lau­ra Ning. Il est amu­sant de lire ou de relire le compte-ren­du d’une rétros­pec­tive Yves Saint Laurent à Pékin il y a trente-six ans (prin­temps 1985) : « Il a sem­blé, au fil des conver­sa­tions, que le public regar­dait ces modèles plus comme ils auraient visi­té une expo­si­tion de vête­ments de la cour impé­riale chi­noise. Cer­tains com­pa­raient même la qua­li­té des bro­de­ries de fil d’argent, trou­vant celles des arti­sans chi­nois de jadis plus fines » (Le Monde, 18 mai 1985).

L’alliance puissante entre tradition et modernité

En 2021, beau­coup de nou­velles marques chi­noises s’inspirent du patri­moine, selon Yang Lu qui ajoute qu’un mar­ché en par­ti­cu­lier doit être obser­vé de près : celui de la beau­té et des cos­mé­tiques, qui voit naître de nou­velles marques chi­noises sou­cieuses de valo­ri­ser des recettes tra­di­tion­nelles, à la fron­tière de la méde­cine. Dans le com­merce en ligne, ces marques enre­gistrent des suc­cès consi­dé­rables avec un réel engoue­ment pour ces pro­duits. À noter cepen­dant que les marques de mode chi­noises n’ont pas un grand inté­rêt à s’étendre vers l’international. Le mar­ché chi­nois est assez grand pour elles et elles y ren­contrent moins de bar­rières cultu­relles. Très sou­vent, et à part quelques excep­tions comme Icicle ou Uma Wang, elles ne savent pas s’y prendre pour adop­ter une com­mu­ni­ca­tion et un mar­ke­ting effi­caces sur les mar­chés exté­rieurs, par­ti­cu­liè­re­ment en Occi­dent. Il y a chez elles un réflexe d’introversion (Yang Lu). La Chine a per­du plu­sieurs décen­nies au cours du XXe siècle : de la guerre civile à la Révo­lu­tion cultu­relle, les évé­ne­ments ont cou­pé le pays tout à la fois de ses racines et d’un accès à la moder­ni­té. Une bonne par­tie du patri­moine chi­nois a été détruit entre 1850 et 1950, avant tout par des révoltes chi­noises, dans une moindre mesure par des inter­ven­tions étran­gères (Antoine Bon­daz). Ce qui change aujourd’hui, c’est que le pays est en inter­ac­tion per­ma­nente avec le reste du monde, même si les réseaux sociaux et les médias sont étroi­te­ment contrô­lés par le pouvoir.


Le luxe et la Chine en chiffres : 

20 % part de la Chine sur le mar­ché du luxe mon­dial en 2020, part qui a presque dou­blé par rap­port à 2019 (11 %). Selon Bain & Com­pa­ny, la Chine pour­rait déte­nir la plus grande part de mar­ché dans le sec­teur d’ici 2025.

48 % crois­sance du mar­ché du luxe en Chine conti­nen­tale en 2020.

70–75 % part des pro­duits de luxe chi­nois dans la consom­ma­tion chi­noise en 2020, dans le contexte de la crise sani­taire, alors qu’elle était de 32 % en 2019. Ce taux devrait s’équilibrer autour de 55 % en 2025.

20 ans c’est l’âge moyen du pre­mier achat de pro­duit de luxe pour les géné­ra­tions Z et Y chi­noises, très habi­tuées aux achats en ligne.

Source : Bain & Com­pa­ny https://www.bain.com/insights/chinas-unstoppable-2020-luxury-market/

12 : En 2000, les consom­ma­teurs chi­nois repré­sen­taient 1 % des achats dans le luxe. D’ici 2025, ce sera un sur deux.

Source : Les Échos 30 mars 2021, https://www.lesechos.fr/idees-debats/editos-analyses/la-chine-leldorado-retrouve-de-la-planete-luxe-1302764


Quelle stratégie pour les marques occidentales en Chine ?

Le mar­ché chi­nois, tout comme le mar­ché coréen ou japo­nais, vou­dra tou­jours des marques fran­çaises (Antoine Bon­daz). Le pres­tige des marques occi­den­tales reste impor­tant en Chine, sur­tout en ce qui concerne le luxe. Et cela concerne y com­pris de petites marques confi­dentielles fran­çaises (comme les chaus­sures Cor­thay, ou les cos­tumes sur mesure de Luca) qui conti­nuent à vivre grâce à une clien­tèle chi­noise très for­tu­née. Dans la géo­gra­phie inter­na­tio­nale de la créa­tion, la mode chi­noise n’a pas encore atteint une répu­ta­tion com­pa­rable à celle des créa­teurs japo­nais. Depuis quelques décen­nies, les artistes chi­nois qui ont eu un fort rayon­ne­ment inter­na­tio­nal sont plu­tôt des créa­teurs d’arts visuels ou des écri­vains : les dis­ci­plines indi­vi­duelles ont pu se déve­lop­per avec moins d’obstacles que la mode et le desi­gn, qui néces­sitent la mise en place d’écosystèmes com­plexes (Lau­ra Ning). La créa­tion de mode peut-elle s’épanouir dans un contexte non démo­cra­tique comme celui de la Chine ? « Il n’y a pas de mode quand il n’y a pas de liber­té », a cou­tume de dire Didier Grum­bach, ancien pré­sident de la Fédé­ra­tion de la haute cou­ture et de la mode. Mais d’autres fac­teurs sont aus­si à prendre en compte. Les délo­ca­li­sa­tions indus­trielles hors de la Chine (depuis 2012) poussent les marques chi­noises à faire davan­tage d’efforts de créa­tion, de com­mu­ni­ca­tion et de mar­ke­ting et à ne pas se conten­ter de pro­duire comme elles pou­vaient le faire auparavant.

La réaction chinoise

Un autre fac­teur est à obser­ver de près, selon Lau­ra Ning. Le capi­tal-risque chi­nois s’intéresse à la mode, même s’il y est venu tar­di­ve­ment, et cherche à iden­ti­fier de jeunes marques créa­tives à fort poten­tiel. Ayant com­pris qu’il s’agissait d’une indus­trie pro­fi­table, la finance chi­noise pour­rait aider des marques à se conso­li­der, par­mi des dizaines de petites marques qui naissent notam­ment à Shan­ghai et qui n’ont pour l’instant qu’une clien­tèle locale. Les marques de mode et de luxe occi­den­tales, et par­ti­cu­liè­re­ment fran­çaises, ont donc encore un bel ave­nir devant elles en Chine. Mais elles sont appe­lées à accom­pa­gner les chan­ge­ments rapides de la socié­té chi­noise et à en com­prendre les pré­oc­cu­pa­tions. Les trois marques de luxe les plus puis­santes sur le mar­ché chi­nois sont tra­di­tion­nel­le­ment Vuit­ton, Guc­ci et Arma­ni. Mais les choses changent rapi­de­ment. Aujourd’hui, comme le fait remar­quer Yang Lu, les jeunes consom­ma­teurs dotés d’un pou­voir d’achat impor­tant recherchent des marques plus dis­crètes (low key) ou des marques de niche, ce qui cor­res­pond à un nou­veau style de vie chinois.

Les limites du marketing interculturel

Les marques occi­den­tales essayent sou­vent de répondre au goût chi­nois, en repre­nant des motifs de dra­gons, de pan­das ou autres signes dis­tinc­tifs comme l’utilisation du rouge impé­rial. Cela suf­fit-il ? Une col­lec­tion comme celle de Dior Homme automne 2021, réa­li­sée par Kim Jones, célèbre par exemple l’artisanat d’excellence chi­nois avec des soie­ries réa­li­sées à Suz­hou. Le cas de Shang Xia, une marque déve­lop­pée par Her­mès depuis 2010, désor­mais majo­ri­tai­re­ment contrô­lée par la famille Agnel­li, montre les limites de l’exercice consis­tant à mixer le luxe occi­den­tal et l’inspiration chi­noise. Les choix créa­tifs de cette marque en font une marque adap­tée aux maga­sins duty free des aéro­ports. Les marques auraient tort de s’en tenir à un mar­ke­ting inter­cul­tu­rel, de se conten­ter de mettre « un peu de Chine dans l’offre » comme dit Antoine Bon­daz, qui ajoute qu’une marque comme Shang Xia s’adresse typi­que­ment à un client occi­den­tal plus qu’à un Chi­nois épris de culture tra­di­tion­nelle. « On pour­rait ima­gi­ner des efforts de cocréa­tions fran­co-chi­noises ins­pi­rées des riches inter­ac­tions artis­tiques entre nos deux pays au XVIIe et au XVIIIe siècle, ces réfé­rences sont trop peu uti­li­sées. À l’époque, l’influence esthé­tique de la Chine était consi­dé­rable en Occi­dent, notam­ment dans les arts de la table. Il est éton­nant que les marques n’exploitent pas davan­tage ce patri­moine his­to­rique. Avec le Japon ou avec la Corée, notam­ment dans la cui­sine, les liens créa­tifs sont plus forts. Beau­coup de choses res­tent à faire », explique Antoine Bon­daz, qui sou­ligne qu’il y a eu des cou­rants « asia­ti­sants » en France bien avant la fin du XIXe siècle. Une chose est sûre, le mar­ché chi­nois demande une approche très spé­ci­fique. Un consom­ma­teur chi­nois pré­fé­re­ra tou­jours une marque chi­noise à un ersatz occi­den­tal qui cherche à s’inspirer de l’esthétique chi­noise (Antoine Bondaz).

“Le marché de la beauté et des cosmétiques voit naître de nouvelles marques chinoises soucieuses de valoriser des recettes traditionnelles, à la frontière de la médecine.”

Plusieurs marchés en Chine

La Chine n’est pas un mar­ché unique. Il y a beau­coup de petits mar­chés et dif­fé­rents groupes de clients, qu’il importe de bien savoir dif­fé­ren­cier, sou­ligne Yang Lu. C’est un chan­ge­ment récent, à prendre en compte abso­lu­ment quand on cherche à s’implanter sur le mar­ché chi­nois. Une marque comme Her­mès l’a bien com­pris, elle qui vient d’ouvrir une ou deux salles de sport Her­mès Fit à Cheng­du dans la pro­vince du Sichuan. Pour­quoi Cheng­du et pas ailleurs ? Parce qu’il y existe une culture locale du fit­ness très par­ti­cu­lière. À Cheng­du, les gens de milieux aisés ont un coach spor­tif pri­vé dès avant l’âge de 30 ans, révèle Lau­ra Ning. Chaque ville chi­noise pos­sède une culture par­ti­cu­lière. Pour Antoine Bon­daz, il y aura en Chine de plus en plus de mini­mar­chés locaux avec des par­ti­cu­la­rismes forts. La ten­dance à venir, c’est que les marques les plus per­ti­nentes sur le mar­ché chi­nois auront des bureaux régio­naux pour répondre à des demandes de mar­chés très dif­fé­rents d’un lieu à l’autre.


Actualités

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