Une carrière d’exception : Ernest Roume (X1879)
Certains de nos grands anciens, comme Ernest Roume, ont eu des destinées professionnelles étonnantes, même si leur mémoire s’est à peu près effacée du grand tableau noir du Temps. En retrouver le parcours ouvre nos esprits sur tout un monde disparu. Et passionnant !
Ernest, Nestor Roume est né à Marseille le 12 juillet 1858. Il décédera à Paris le 16 avril 1941, dans sa 84e année. Sa grand-croix de la Légion d’honneur lui avait été remise par le président Alexandre Millerand lui-même en mars 1924. Il est représentatif par sa carrière du monde des (très) hauts fonctionnaires de la IIIe République, même si la documentation le concernant reste lacunaire.
Un X juriste
Il est admis à Polytechnique, promotion 1879, mais semble n’avoir pas rejoint à la sortie un corps, militaire ou civil, de l’État. En 1917, il signera un rapport sur la modernisation de la formation des ingénieurs, produit d’une commission de la Société des amis de l’École polytechnique qu’il a présidée, seul élément montrant un intérêt pour son école de formation supérieure initiale. Il se passionne en effet pour le droit et les sciences administratives, passe pour être devenu chef de cabinet d’un sous-secrétaire d’État aux Finances fin 1883. Il réussit le concours d’entrée au Conseil d’État en 1884. Nommé auditeur de deuxième puis de première classe, il en deviendra maître des requêtes en octobre 1892. Il aurait été nommé conseiller d’État « en service extraordinaire » en 1896.
Un organisateur talentueux
Il participe à l’organisation de l’Exposition universelle de 1889 et s’y fait remarquer par ses talents d’organisateur. Il est d’ailleurs nommé chevalier de la Légion d’honneur à l’automne 1891. Intéressé par les sujets économiques et commerciaux, il élargit ses connaissances pratiques en participant dans le début des années 1890 à des « missions économiques » en Belgique et Hollande, Angleterre et États-Unis (avec une première mission dès 1887), dont il rédige des parties substantielles des rapports. Fort de cette expérience internationale, plutôt rare pour l’époque, il est nommé en 1895 directeur du commerce extérieur au ministère du Commerce, à l’époque du protectionnisme proverbial de Jules Méline. Ernest Roume devient ensuite le premier directeur des affaires politiques et commerciales du ministère des Colonies, attiré par Gaston Doumergue. Officier de la Légion d’honneur dès avril 1894, il en devient commandeur en juillet 1903, toujours au titre du contingent de ce ministère.
L’aventure coloniale
Cette brillante carrière parisienne en administration centrale connaît un virage inattendu : il est nommé gouverneur général de l’A‑OF (Afrique-Occidentale française) où il arrive, en famille malgré les risques, le 15 mars 1902. Le titulaire venait en effet de mourir en fonction, le 27 janvier 1902, victime d’une forte épidémie de fièvre jaune : c’était Noël Ballay, médecin des premières explorations congolaises de Brazza. Son successeur, William Merlaud-Ponty, qui était son protégé, sera d’ailleurs emporté à son tour par les fièvres le 13 mai 1915, à Dakar. Ernest Roume restera à ce poste cinq ans et dix mois, jusqu’au 15 décembre 1907. Il marque fortement de son empreinte son mandat, parachevant la pacification de la zone pour jeter les fondements d’une mise en valeur de l’Ouest africain français. Il crée en effet véritablement l’A‑OF, encore une coquille vide, comme une « fédération » dotée d’un budget propre, chargée de l’impulsion et de la coordination des politiques, avec une administration qu’il translate à Dakar, Saint-Louis conservant le siège du gouverneur du Sénégal. L’édifice du « G.G. » qu’il fait construire reste encore le Palais de la République (du Sénégal). Ce modèle efficace de double niveau sera repris pour l’A‑EF en 1910.
La passion de l’économie appliquée
Ernest Roume accorde toute son attention au développement du chemin de fer, moyen de transport vital de l’époque pour l’expansion économique, et aux ports, pour les importations-exportations (il avait rédigé une étude sur le financement des ports britanniques dès 1888 avec Clément Colson, X1873, ingénieur des Ponts, qui entra lui-même au Conseil d’État et qui fut le professeur d’économie à l’X à partir de 1914, avant de finir vice-président du Conseil d’État de 1923 à 1928). Roume rédigera ultérieurement plusieurs ouvrages, prônant notamment la construction d’un « Transsaharien » en 1912, puis en 1931 et 1932, animant alors un « lobby » parisien sur le sujet. On lui doit aussi des opuscules sur le Soudan français, dont il fixe la capitale administrative en 1903, à Bamako, ou bien divers articles et contributions dans des ouvrages d’économie appliquée, tels que L’Industrie des pêches sur les côtes occidentales d’Afrique qui a été publiée en 1917…
Une efficace action polymorphe
Il impulse activement la recherche géographique africaine, alors encore sommaire, transformant le service topographique local en service géographique. Il récuse un recensement définissant des « races » et des « tribus », en raison de l’imbrication des situations indigènes et l’imprécision des définitions. E. Roume sera d’ailleurs en métropole un membre actif de la Société de géographie. Le gouverneur général met en place avec beaucoup d’attention un système scolaire public complet, à l’instar de Jules Ferry en métropole, avec « l’école de village » (CP + CE) et l’école « régionale » (CM), « l’école urbaine » qui suit le programme complet jusqu’à la préparation du C.E.P., et même une « école fédérale », sorte de lycée technique formant des techniciens et assistants techniciens. Pour améliorer la santé et l’hygiène, en 1906 il crée des « aides médecins indigènes » (formés en trente mois après le C.E.P.), fondant ainsi une institution qui deviendra entre les deux guerres une faculté dakaroise « d’auxiliaires » médicaux, ancêtre de la faculté de médecine. Il fonde également un service zootechnique et le charge d’étudier les épizooties.
Le premier président d’Air France
Épuisé par sa charge, malade, il regagne sur sa demande la métropole, est élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur en juillet 1908, en reconnaissance de la qualité de son gubernatoriat. On le suppute s’être mis en disponibilité et avoir trouvé après sa guérison des activités dans le secteur économique privé. Il retrouve le service public avec la Grande Guerre, en devenant gouverneur général de l’Indochine pendant environ trois ans. Outre le maintien délicat du fonctionnement dans le calme et l’ordre en temps de guerre, on lui doit une impulsion décisive dans l’essor de la station climatique d’altitude de Dalat. Il conservera une inclination pour l’Asie : il devient ainsi le premier président du Crédit foncier de l’Indochine, créé en 1923, filiale hypothécaire de la Banque de l’Indochine. Il préside aussi aux destinées d’Air Orient, expérience qui lui vaut de devenir le premier président, en août 1933, d’Air France, société d’économie mixte née de la fusion de diverses autres compagnies privées victimes de la crise. Elle reprend l’emblème d’Air Orient, connu sous le nom « d’hippocampe ailé », marque déposée fin 1934. Il passe la main l’année suivante à Paul Tirard, autre haut fonctionnaire qui avait été sous ses ordres au ministère des colonies au début du siècle. Il présidera longtemps le conseil d’administration de l’École coloniale et sera un membre distingué de l’Académie des sciences d’outre-mer.
Commentaire
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Il est assez curieux d’écrire une telle biographie « coloniale » en 2021 et il serait intéressant de croiser les regards d’historiens sur des phrases telles que :
– « Il participe à l’organisation de l’Exposition universelle de 1889 et s’y fait remarquer par ses talents d’organisateur »
– « Il marque fortement de son empreinte son mandat, parachevant la pacification (!!!) de la zone »
– « le maintien délicat du fonctionnement dans le calme et l’ordre en temps de guerre, »
Sans sombrer dans l’anachronisme , il me semble impensable d’écrire de telles phrases aujourd’hui sans un minimum de distanciation